[DOSSIER] Alerte, la terre a besoin de mains !

Publié le mar 21/12/2021 - 11:00

Par Estelle Pereira

La disparition progressive des agriculteurs menace l’autonomie alimentaire de la France. Selon les défenseurs du monde paysan, une agriculture respectueuse du vivant nécessite des emplois et des installations nombreuses. Une vision à contre-courant du modèle technologique et numérique défendu par le gouvernement. Un combat idéologique à l'œuvre dont dépend le visage de l’agriculture de demain.

En silence, dans nos campagnes, le monde paysan est en train de disparaître. Un déclin qui ne date pas d’hier. Déjà, dans les années 90, Edgard Pisani, ancien ministre de l’Agriculture (1961-1966), s’indignait que le « chambardement de la France paysanne » avec la disparition de 2,7 millions d’actifs agricoles, ne suscite pas autant d’indignation que la délocalisation des usines(1).

En quarante ans, selon l’INSEE, le nombre d’exploitants agricoles a été divisé par quatre, pour s’établir, en 2019, à environ 400 000, représentant dorénavant 1,5 % de la population active (contre 7,1 % en 1982). Mais c’est le vieillissement de l’actuelle population d’agriculteurs qui menace l’autonomie alimentaire de la France. Dans les années à venir, un tiers des paysans et des paysannes auront plus de 55 ans. Si le rythme actuel des installations perdure (13 000 en 2019), un quart des exploitations pourraient disparaître en seulement 5 ans !

La transmission au service d’un changement de modèle agricole

« L’installation doit constituer un outil efficace au service des transitions à réaliser par l’agriculture française, en favorisant les modes de production biologiques et, plus largement, agroécologiques », insiste dans son rapport le Conseil économique, social et environnemental, organe consultatif, composé de représentants de la société civile, saisi par le gouvernement sur la question du renouvellement des générations.

De ses études, l’assemblée citoyenne tire un constat : malgré la réputation d’une profession de dur labeur et peu rentable, il existe un regain d’intérêts pour l’agriculture, émanant notamment de la ville. Des urbains, ou péri-urbains, jeunes ou moins jeunes, aux profils très différents, portent des projets d’installation en dépit des difficultés liées aux exigences du métier. En 2016, les points d’accueil installation (PAI) présents dans chaque département, portes d’entrée de tous les candidats, ont estimé que 62,4 % des sollicitants étaient non-issus du milieu agricole.

Ces derniers ont des motivations diverses : « indépendance, retour aux origines, lien avec la nature, rejet de la vie citadine, reconversion professionnelle, intérêt pour l’agronomie, contact avec les animaux… », énumère Bertrand Coly, auteur du compte-rendu d’une étude sur la transmission en agriculture menée par le CESE.

Cette appétence est une opportunité à saisir selon la foncière Terre de liens, qui facilite l’accès à la terre des “nouveaux arrivants”. « Avec une vision très négative de leur métier et des enfants qui ne veulent pas reprendre la suite, le monde agricole est dans l’incapacité de « s’autoreproduire ». Le renouvellement des générations dans l’agriculture ne pourra se faire que par celles et ceux qui ne sont pas issus du monde agricole », estime Vincent Jannot, directeur des programmes et partenariats pour la structure. Depuis qu’il travaille sur la question, le spécialiste constate des blocages « psycho-sociologiques et culturels » dans les campagnes en raison notamment d’un fort attachement, parfois sentimental, à la terre.

Transmettre sa terre, faire confiance à l’inconnu

Les propriétaires de parcelles, héritées de générations en générations, auraient plus de facilités à transmettre à un voisin, issu du milieu, qu’à un inconnu en reconversion. Ce qui participe, en partie, à l’agrandissement des fermes existantes. Plus globalement, sur un million d’hectares de terres échangées chaque année, seuls 400 000 hectares bénéficient à l’implantation de nouveaux arrivants, quand 500 000 hectares vont à l’agrandissement des fermes existantes et que 100 000 hectares partent à des projets d’urbanisation (d’artificialisation, donc)(2).

Les fermes, de plus en plus grandes, sont aussi plus compliquées à transmettre. « En 1955, il y avait 2,3 millions d’exploitations et 78 % faisaient moins de 20 hectares. En 2016, elles ne sont plus que 440 000 et 40 % seulement font moins de 20 hectares », ajoute Geneviève Bernard, présidente de Terre de liens, qui invite à la « restructuration des fermes », soit l’installation de plusieurs paysans aux activités complémentaires sur des parcelles trop grandes et trop chères pour être reprises individuellement.

Plus de technologies ou plus de paysans ?

Des préconisations à contre-courant des projets portés par l’actuel ministère de l’Agriculture et de l’alimentation, qui mise avant tout sur la technologie et le numérique pour mener une « troisième révolution agricole », selon les mots du ministre Julien Denormandie. « Big data agricole », « révolution de la donnée », le vocabulaire du site internet du ministère démontre la vision des dirigeants pour le futur. Elle s’illustre également par l’organisation d’événements comme en décembre 2021, dans la Drôme, un « Hackanthon » (3) où codeurs, agronomes, météorologues et utilisateurs de technologie en agriculture étaient conviés à une sorte de brainstorming pour réfléchir à l’adaptation du modèle agricole aux aléas climatiques. Les enjeux autour de l'installation sont très peu évoqués et aucune prise en compte du travail effectué par le CESE pourtant représentatifs des différents acteurs économiques (syndicats, associations, représentants patronaux).

On est également bien loin des aspirations d’une partie du monde paysan, à l’instar de la Confédération paysanne pour qui « la seule et véritable innovation est d’installer 1 million de paysans d’ici 10 ans, ceux-là même qui ont été broyés par leur « modernisation » de l’agriculture en 40 ans », défend le syndicat agricole. Dans une étude réalisée par Terre de liens Normandie, il a été calculé que la France pourrait nourrir ses 65 millions d’habitants en comptant 1 187 847 de paysans et paysannes, selon l’hypothèse où la population française consommeraient localement.

Deux visions du monde agricole s’opposent. Les moyens financiers alloués détermineront celle qui prendra le dessus. C’est à ce titre que des associations, regroupées au sein du collectif « Pour une autre PAC » interpellent les dirigeants sur la nécessité de revoir les conditions d’attribution des aides européennes, alors que la France s’apprête à prendre la présidence tournante du Conseil de l’Europe (de janvier 2022 à juin 2022). Car, selon les signataires : « Aujourd’hui, en matière d’emploi, la PAC est la principale raison de la diminution du nombre de paysans et du non-renouvellement des générations, dans la mesure où une grande majorité de son budget est distribuée en fonction des surfaces, sans plafonnement du montant attribué selon le nombre de paysan.ne.s travaillant sur les fermes ».

Des nouveaux installés intéressés par le bio

Dans ses recommandations, le CESE propose également d’encourager la transition écologique en conditionnant l’obtention de la DJA (Dotation jeune agriculteur), une aide à l’installation pouvant aller jusqu’ à 36 000 euros pour les moins de 40 ans, à la présence d’un volet « transition agroécologique » dans le projet agricole du nouvel installé. Une réflexion qui s’appuie sur une étude réalisée par le Réseau Rural Français, selon laquelle les deux-tiers des futurs installés, hors cadre familial, souhaiteraient le faire en bio.

Parallèlement, note le rapport du CESE, le maraîchage, notamment en zone péri-urbaine, connaît un fort engouement : les installations en production légumière ont doublé depuis 2000, en passant de 4 à 8 %. « Nombreux sont celles et ceux qui souhaitent s’inscrire dans des circuits courts et de proximité avec le cas échéant, une étape de transformation (fromages, pains, bières, pâtes alimentaires…) […] Tout cela traduit le souhait de défendre des valeurs environnementales et sociales au travers des projets portés, alors que la question de la rentabilité est rarement mise en avant… », résume Bertrand Coly, par ailleurs ancien secrétaire général du MRJC (Mouvement rurale de jeunesse chrétienne), à la plume du rapport.

Redorer l’image de l’agriculture

Vivre de sa production tout en veillant au respect de l’environnement, cela paraît utopique à l’heure où le revenu des agriculteurs est en grande partie composé de subventions. Une autre bataille des défenseurs de l’agriculture paysanne porte sur l’imaginaire collectif, autour du secteur primaire : « Sur les 300 fermes accompagnées par Terre de liens, toutes sont collectives et en agriculture biologique. Et pour ceux dont la mise en route a été effectuée, les associés parviennent à gagner leur vie. Grâce à un système d’astreinte collective, ils arrivent même à partir en vacances ou encore à prendre des week-end », donne en exemple Vincent Jannot.

Une façon de redorer l’image d'une profession en souffrance et prouver qu’un futur désirable est possible, malgré les chiffres de la Mutualité sociale agricole selon lesquels 605 agriculteurs se sont suicidés en 2015. Des faits qui témoignent de l’impact de la massification de la production et du cercle vicieux agrandissement-endettement qui n’a pas seulement des conséquences sur l’environnement (emploi de produits phytosanitaires, monoculture, disparition des insectes, pollution des sols…) mais aussi sur les humains. « Toutes les enquêtes montrent que le métier d’agriculteur est devenu, dans sa grande majorité, un métier sous-payé, mal considéré, solitaire, à la merci d’une chaîne de valeur qui le désavantage. Comment s’étonner dès lors, que si peu de jeunes aient l’envie, même l’idée d’un métier au cœur du vivant ? », interpelle Thierry Beaudet, ancien président de la Fédération nationale de la mutualité française, élu président du CESE en mai 2021.

Lors d’un séminaire organisé au palais d'Iéna, siège du CESE sur le sujet, son discours a raisonné comme un appel à un soulèvement citoyen : « On peut imaginer une société sans téléphone portable, mais pas une société sans nourriture, ni moissons, ni récoltes. La culture du tout urbain est allée trop loin. » Mais le combat autour de l’imaginaire collectif sera décisif pour encourager les citoyens et citoyennes à mettre les mains à la terre.

 

Notes :

(1) Edgard Pisani, Pour une agriculture marchande et ménagère, (1994), éditions de l’aube.

    (2) Chiffres communiquées par les SAFER, société d’aménagement foncier d’établissement rural)

    (3) https://fermesdavenir.org/

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