[INTERVIEW] Steven L. Kaplan : « Dénoncer la médiocrité de la production artisanale »

Publié le jeu 21/05/2020 - 16:06

Propos Recueillis par Magali Chouvion

Steven Laurence Kaplan est professeur d'histoire à l'université de Cornell, à New York, et également chargé de cours à l’Institut d'études politiques de Paris et à l'École normale supérieure. Francophile et spécialiste de l'histoire sociale, cet américain est un spécialiste du pain. Il vient de publier aux éditions Fayard Pour le pain,un plaidoyer dans lequel il lance un cri d’alarme et d’amour pour le pain.

 

De plus de 700g de pain par jour il y a 150 ans, nous sommes passés à près de 80g par personne aujourd’hui. Les Français ont-ils « abandonné » leur pain, comme vous le mentionnez ?

Il faut bien comprendre que, pour les Français, le pain est un héritage, une part de leur identité. Il existe une « culture du pain » dans le pays. Pendant des centaines d'années, il a imprégné leur vie, jusqu'à leur langage, qui comprend de nombreuses métaphores autour du pain - « gagne-pain », « bon comme du bon pain »...

Cette culture est assortie d’une bien-pensance, d’une pensée unique, qui nous relate une filière qui est systématiquement idéalisée, romantisée… Mais loin des réalités ! C’est la confédération nationale de la boulangerie française, qui représentait autrefois près de 95 % de la profession mais qui se trouve aujourd’hui en perte de vitesse, qui fait depuis des décennies des acrobaties, des tentatives de reconquêtes, pour retrouver son éclat d’antan. Dernière campagne et lancement de marque en date : « Boulanger de France », en début d’année. Une fois encore, après 1993 et 1998, l’objectif est d’inciter les boulangers à refaire du pain de qualité. Car si les gens ne mangent plus de pain, c’est d’abord parce que la qualité n’y est plus !

Mais justement, comment peut-on reconnaître un pain de qualité ?

C’est une excellente question, car on ne peut pas se permettre de manier la notion de qualité comme si elle pouvait échapper à une définition rigoureuse. De quelle qualité parle-t-on ? Hygiénique ? Organoleptique ? Sensorielle ? Économique ? Cette question est très difficile. Les gens de la filière pensent que c’est une notion transparente et universelle. Mais c’est faux ! Car aujourd’hui ce sont des marketeurs qui affirment que la qualité est meilleure ici, avec un meilleur goût. Mais comment savoir ce qui est meilleur sans le définir ? Un pain au levain ? Un pain bio ? Le pain d’un paysan boulanger ? Est-ce que le boulanger « goûte » réellement son pain chaque jour pour en vérifier la qualité ?

Pourtant, des critères existent-ils ?

Oui, un bon pain doit d’abord avoir une belle qualité sensorielle. Dès la vue. Son aspect doit provoquer de l’enthousiasme. Un pain doit aussi avoir une belle croustillance, ce qui est propre au pain français. Quant à la mie, on l’attend nacrée ou crème, à la fois moelleuse au toucher et charnue, avec des cavités de tailles irrégulières. Enfin, le pain doit dégager de nombreux goûts et arômes, à la manière d’un bon vin.

Cette baguette idéale n’est-elle pas celle que l’on consomme chaque jour en France ?

Absolument pas ! Les 3/4 des Français mangent 6 milliards par an de baguettes de consommation courante, dites baguettes blanches. Ce pain est lessivé, dénaturé, inodore et insipide ! Alors que seulement 1/4 de la population va se tourner vers la baguette de tradition, pourtant protégée par le décret Pain de 1993. Pourquoi les Français ne discernent-ils plus les différences organoleptiques et la qualité concrète du pain ? On peut accuser la mondialisation, et c’est en partie vrai. Car le goût de la mondialisation est standardisé et uniformisé. C’est un goût sans goût. Mais pas seulement. Nous sommes tous responsables de cette routine. Consommateurs et boulangers pourraient imposer le vrai goût du pain.

À vous entendre, les artisans sont donc en partie responsables de ce désamour du goût. Comment l’expliquez-vous ?

En fait, les boulangers n’ont pas su se remettre en question lors du passage, dans les années 50, du « pain nécessité », au « pain plaisir ». Jusque-là, le but de la vie était d’acquérir le pain quotidien. Nous en consommions plus de 700g chacun chaque jour au XIXe siècle ! Et au XXe, durant les deux guerres mondiales, notre dépendance au produit était totale. Puis, on a pu se « libérer » du pain. C’est à dire consommer d’autres aliments grâce à une hausse générale du niveau de vie, en parallèle d’une diminution des besoins nutritionnels, due entre autres à la mécanisation. Consommer du pain n’était plus une nécessité mais un plaisir !

Peu de boulangers ont saisi cette transition. Ils se pensaient toujours indispensables et ont continué à faire un pain très médiocre. Seuls quelques virtuoses se sont tournés vers des pains spéciaux, des pains rustiques… pour amener le consommateur vers de nouveaux goûts. Ce sont les grands boulangers d’aujourd’hui.

L’industrie du pain est souvent pointée du doigt. Mais est-elle responsable de cette situation ?

Les boulangers se plaignent sans cesse de « l’industrie » qui représente environ 42 % des ventes. Elle est devenue, pour eux, le symbole de leur déchéance. Mais c’est faux ! Car c’est ce même discours qui a mené au décret pain en 93[1] et qui a donné de nouvelles bases à la boulangerie artisanale. Mais depuis, rien n’a changé !

La bonne réponse au désamour du pain des Français, ce n’est pas de dénoncer l’industrie, mais la médiocrité de la production artisanale. Si les boulangers avaient su, dès le début, jouer la carte de la qualité, le problème ne serait pas l’industrie car il n’y aurait plus de problème ! Les boulangers doivent se remettre en question.

À lire : Pour le pain, S. L. Kaplan, Fayard Ed, janv 2020, 368 pages, 22 euros.

 


[1]Ce décret prévoit que seuls peuvent être vendus sous la dénomination « pain maison » les pains entièrement pétris, façonnés et cuits sur leur lieu de vente au consommateur final, ou par livraison par ledit boulanger. Il définit aussi quels pains, sur des critères techniques de composition et de mode de préparation, peuvent être qualifiés de « pain traditionnel de France », « pain de tradition française », ce qu'est un pain au levain...

 

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