[DOSSIER] Numérique : Le nouveau visage des inégalités

Publié le jeu 21/01/2021 - 07:22

Crédit : MarsMediaLab. Le MarsMediaLab, à Marseille, est porté par Urban Prod, association qui oeuvre au développement des usages numériques citoyens sur le territoire. 

Par Virginie Jourdan

Accès aux réseaux, injonction à la dématérialisation, multiplication des équipements nécessaires à la connexion, la crise de la Covid et son confinement de 2020 ont révélé au grand jour la persistance d'une fracture numérique décriée depuis plus de 10 ans. Et de ses effets démultiplicateurs sur les inégalités.

 

Mars 2020. Le gouvernement français annonce un confinement généralisé en réponse à la saturation des hôpitaux et des services de réanimation due aux cas de Covid-19. Pendant deux mois, chacun est invité à se confiner, enfants et étudiants font l'école et l'université à distance et les millions de salariés qui ne sont pas au chômage technique sont invités à télétravailler depuis chez eux. Un passage brutal de la vie réelle à son avatar virtuel. Et un révélateur d'une inégalité décriée depuis des années : celle de l'accès au numérique, mais aussi des conséquences d'une numérisation croissante de la société.

« Pendant cette période, des professeurs ont perdu de vue jusqu'à un tiers de leurs élèves parce que ces derniers n'étaient pas équipés pour suivre l'école à distance », relate Cédric Claquin, directeur d'une association qui coordonne le projet de médiation numérique de la région Sud. Même ton d'alarme chez Valérie Paquet, directrice d'un centre social en Bretagne : « Notre métier est basé sur le contact. Nous avons dû appeler par téléphone nos membres les plus isolés et les plus fragiles car plusieurs d'entre eux n'ont même pas de connexion à Internet. » Une situation qui, selon Emmaüs Connect, concerne plus de 8 millions de Français.

Et si un confinement plus ferme, avec fermeture des écoles et des guichets de certains services publics, devait advenir, la donne n'aura pas changé.

Fractures de territoires

Car, en novembre 2020, avoir accès au réseau web n'est pas automatique. À ce jour, 35% du territoire français n'est pas encore desservi par l'Internet fixe très haut débit, aussi appelé la fibre, qui permet de télétravailler ou de faire des téléconsultations médicales1. Quant à la 4G, près de 2000 communes rurales attendent encore les antennes relayant l'internet 4ème génération sur leurs territoires. Premiers exclus, les territoires peu denses à la périphérie des villes, ou les zones très reculées. Depuis avril dernier, la situation est dénoncée par huit associations représentant les collectivités territoriales, dont l'association des Maires de France. D'après elles, l'accès défaillant aux réseaux fixes et mobiles, les coupures d’accès et les réseaux haut-débit inadaptés sont courants sur leur territoire. Dans un courrier adressé à la ministre de la Cohésion des territoires2, ces dernières dénoncent les « failles de la numérisation » et « l’inégalité territoriale qu’elles accentuent » notamment en matière d’enseignement à distance et « de télétravail en zones rurales ». Les associations appellent notamment à accélérer le rythme des derniers raccordements, prévus par le gouvernement pour 2025. Le chantier n'est pas anodin puisque si 91 % des logements et des bureaux sont raccordés à l'internet rapide dans les grandes villes, le taux de raccordement chute à 60 % dans les zones les moins denses.

Des trous dans la raquette

Outre l'accès au web, son coût pose encore question. À ce jour, seul Orange propose un forfait à petit prix pour les familles les plus pauvres. « Mais 20 euros par mois, pour certaines familles, c'est déjà trop », constate Cédric Claquin, directeur d'une association de médiation numérique et d'un chantier d'insertion basé à Marseille. Résultat, en décembre 2019, 14 % des ménages français ne disposent pas d'une connexion Internet fixe à domicile. Autre inégalité, celle de l'équipement numérique. Dorénavant, 76 % des ménages sont équipés d'un ordinateur. Une croissance forte comparée à 2003 où seules 48 % des familles en possédaient au moins un. Mais la tendance, qui a connu un pic à 83 % en 2013, a tendance à s'inverser au profit du téléphone mobile, souvent moins cher à l'achat mais totalement inadapté au télétravail.

D'après le baromètre du numérique, ces inégalités correspondent « à des fractures sociales classiques de la société ». Traduction : les premières personnes privées de l'accès à la société numérique sont aussi celles qui sont socialement les plus fragiles. Dans les faits, environ 85 % des personnes peu ou pas diplômées, sans emploi ou restant au foyer, sont régulièrement connectées. Un taux qui passe à 99 % chez les cadres supérieurs et diplômés d'études supérieures. Pour y remédier, Emmaüs Connect vient de lancer une nouvelle plateforme de reconditionnement d'ordinateurs portables, tablettes et téléphones donnés par les entreprises et collectivités qui renouvellent leur parc informatique. Objectif ? Équiper 50 000 personnes3 par an.

Fracture d'usages, tous inégaux devant le Net

La démarche solidaire est une réponse. Mais elle élude un autre point. De l'avis des spécialistes, à la fracture matérielle s'ajoute une fracture liée aux usages. À l'heure de la dématérialisation, il ne s'agit plus seulement de savoir faire ses courses en ligne, demander une téléconsultation avec un médecin ou télétravailler en visioconférence. Déclaration d'impôts, relevé de la Caisse d'allocations familiales, démarche pour le chômage, « d'ici 2022, le gouvernement a exhorté les services publics à proposer de manière systématique une dématérialisation des démarches administratives », rappelle Adrien Devos, chargé de mission dans une agence de conseils aux collectivités locales, Agate. Une machine à exclure durablement les publics peu réceptifs aux usages du numérique. Créer son mot de passe et s'en souvenir, s'adapter à chaque nouvelle version d'un logiciel, être à l'aise avec les démarches administratives... Pour le chargé de mission, « les compétences à acquérir sont nombreuses, parfois complexes ». Et surtout, mal partagées.

« Pendant longtemps, on a pensé que l'équipement suffirait à résoudre la fracture la numérique. Nous nous sommes trompés », ajoute Mélissa Cottin, directrice d'Estimnumérique, une association qui milite pour la mixité dans les métiers du web et la réduction de la fracture numérique. En avril dernier, Mélissa a également été bénévole pour la plateforme nationale de la Mednum, Solidarité numérique, lancée à l'occasion du premier confinement, pour venir en aide aux personnes éloignées du web : « Nous réalisons peu à peu que nous avons mis dans les mains de beaucoup de personnes des outils sans savoir s'ils savaient s'en servir. »Autres écueils repérés par les associations de médiation, réunies dans la Mednum : le manque d'espaces publics numériques. « En plus de ces lieux d'apprentissage, il faut aussi former les employés d'accueil des collectivités, les travailleurs sociaux pour qu'ils accompagnent les citoyens », affirme Adrien Devos. Des chantiers que s’attelle à prendre en main la Mednum et sa quarantaine d'acteurs de la médiation numérique en France. Une manière de ne pas renoncer au rêve des pionniers du web : en faire un outil « d'empouvoirement » plutôt qu'un accélérateur des inégalités.

Notes de bas de page

  1. Baromètre du numérique 2019 publié sur www.arcep.fr

  1. Courrier du 30 avril adressé à Jacqueline Gourault, ministre de la Cohésion des territoires et des Relations avec les collectivités territoriales

  2. Lacollecte.tec

 

Avec la 5G, la fracture ville-campagne va s'accentuer

D'abord les villes, puis les campagnes à partir de 2024. Deux tiers de la population en 2025, puis 100 % du réseau déployé équipé de la 5G en 2030. C'est la feuille de route gouvernementale présentée cette année pour le déploiement de l'Internet 5ème génération (Lire aussi notre dossier paru dans le numéro 25 de septembre 2020). Une ritournelle à deux vitesses bien connue des territoires ruraux. En France, d'après le site Ariase, qui compare les offres télécom sur le territoire, près de 25 000 communes, « essentiellement en zones rurales, doivent encore se contenter d'une vitesse de connexion limitée ». Une véritable épine dans le pied des entreprises. Ces raccordements à géométrie variable, et dictés par la profitabilité pour les opérateurs de téléphonie, interrogent le délégué général de la Fing1 : « demain, si la société se numérise sur le pesage et la collecte des ordures, par exemple, y aura-t-il des services à deux vitesses avec des options premium pour les mieux lotis ? »

(1). Think tank du numérique « ouvert, humain, et durable »

 

En février, le rapport qui pointe l'absence d'accessibilité aux personnes handicapées

Branle-bas de combat dans l'administration publique. À l'heure de la dématérialisation des démarches administratives, le rapport remis au conseil du numérique, en février 2020, sur l'accessibilité du web, montre que moins de 4 % des sites internet publics sont accessibles aux personnes handicapées, malvoyantes, sourdes ou handicapées moteur. Pas d'amende en vue ou d'astreinte pour l'instant. Mais le constat est sévère. L'accessibilité est pour l'heure peu maîtrisée par les entreprises du web et ses bases techniques sont rarement enseignées dans la formation initiale des développeurs. Pour y remédier, 50 mesures sont envisagées dont la création d'une délégation ministérielle dotée d'un pouvoir de sanction. Jérémie Boroy, président du Conseil national consultatif des personnes handicapées, espère quant à lui que l'accessibilité « ne fasse plus l’objet de telles discussions à l’avenir »et « qu’un numérique accessible devienne la norme et non plus l’exception ».

 

La fracture numérique : fracture démocratique

C'est une certitude pour Yaël Benayoun, la co-autrice de Technologies partout, démocratie nulle part, paru en septembre aux éditions FYP. Depuis deux ans, son association, Le mouton numérique, s'attaque aux enjeux sociaux, politiques et environnementaux du numérique. « Le numérique est politique. La numérisation de l'école et du travail sont en cours. Il faut démocratiser les choix technologiques car ils impactent nos vies en termes social ou environnemental. Mais encore faut-il avoir une grille de lecture (basée sur les coûts-avantages sociaux, écologiques et liés aux données, Ndlr) qui permette d'avoir un avis éclairé », argue-t-elle. Pour elle, le constat est simple. Le numérique est trop souvent cantonné à des questions insolubles ou éloignées de la réalité. « Plutôt qu'inviter des opposants à débattre sans fin sur l'intelligence artificielle et sa capacité à changer le monde, nous préférons interroger la reproduction des visions genrées dans la conception des robots, ou mettre en place des veilles sur les technologiques numériques de surveillance. » À bon entendeur.

 

Plus d’info :

Technologies partout, démocratie nulle part, Yaël Benayoun et Irénée Regnault, FYP, septembre 2020, 240 pages.

Le rapport : link.infini.fr/rapporthandicap

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