[ECONOMIE] : Comment redonner du sens à l’ESS ?

Publié le jeu 21/11/2019 - 11:05

Photo : Menuiserie Baron © CG Scop – Stéphanie Tëtu / La Company.

Par Guillaume Bernard

À l’occasion du mois de novembre, décrété mois de l’Économie sociale et solidaire, Sans transition !a souhaité faire le point sur le sens de cette appellation et (ré)interroger ce qu'elle implique, tandis qu'elle se transforme et s'ouvre désormais aux sociétés commerciales. Alors l'ESS, gage de véritables valeurs ou simple étendard porté par certaines structures ?

Alors que se développent de véritables start-up de l’ESS lorgnant, par exemple, sur les marchés juteux du bio et du « local », et quand l’objet social de l’entreprise est plus valorisé que sa structure juridique (scop, mutuelle, association…), ne risque-t-on pas de perdre ce qui faisait la spécificité de l'Économie Sociale et Solidaire ? À l’occasion du mois de l’ESS, Sans transition ! s’est penché sur la question.

Gratin d’endives à la truite fumée, tourte au poulet et à la poire, le tout certifié bio et pour 10 à 20 minutes de préparation. Ni besoin de réfléchir à la recette ni même d’aller faire ses courses. Le nouveau concept innovant de l'entreprise Rutabago est à mi-chemin entre l'amap et la livraison de plats préparés à domicile : c’est le « panier prêt à cuisiner ». Fondée en 2016 par trois ingénieurs, l’entreprise, basée dans le 18e arrondissement parisien, livre ses paniers directement chez vous et ce partout en France. Si ses résultats sont pour l’instant modestes, ils ne devraient pas tarder à exploser. « Nous livrons actuellement 240 000 repas par an. Courant 2020, nous allons atteindre le million », pronostique Younes El Hajjimi, co-fondateur de l’entreprise. Car Rutabago voit loin : « d’ici 2020, le marché mondial des paniers prêts-à-cuisiner est estimé à 10 milliards d’euros et la France pourrait capter jusqu’à 5 % de ce marché », explique l’entreprise dans un communiqué.

Avec une levée de fonds d’1,8 million d’euros, une croissance à trois chiffres, et un projet innovant qui s’appuie sur un marché potentiel conséquent, Rutabago réunit les critères classiques des start-up. Elle n’est pourtant pas une start-up comme les autres : c’est aussi une entreprise de l'Économie Sociale et Solidaire (ESS).

« Nous reversons 5% de notre chiffre d’affaires aux épiceries solidaires, le rapport entre le plus haut salaire et le plus bas salaire est limité et nous avons un représentant des salariés dans notre comité stratégique (ndlr : organe décisionnel) », justifie le co-gérant. Pour lui, Rutabago a une mission sociale : changer radicalement la manière de consommer en favorisant le bio, le local. Et l’entreprise doit donner l’exemple. Pour atteindre ses objectifs, la rentabilité, la croissance et la possibilité de faire ouvrir son capital à d’autres entreprises ne doivent pas être des tabous.

Un discours et des pratiques qui détonnent au sein de l’ESS. « Les entreprises de l’ESS partent d'abord du constat d'un besoin social, pas d'un marché potentiel. Ce sont aussi des entreprises qui se développent avant tout en lien avec leur territoire », explique Denis Philippe, président de la Chambre Régionale de l’Economie Sociale et Solidaire (CRESS) PACA. « On ne souhaite pas être une gentille petite société de l’ESS. Pour avoir un réel impact, il faut peser lourd. Il existe un préjugé selon lequel quand on est une grande entreprise, on est forcément loin des valeurs de l’ESS, c’est totalement faux », avance Younes El Hajjimi. Le monde de l’ESS de demain ressemblera-t-il à celui des start-up ? À l'heure où l’ESS se transforme et où différentes visions de celle-ci se confrontent, il est peut-être temps de se demander ce que c’est finalement que l’ESS.

L'ESS, un patchwork

L'ESS n'est pas un label. Une entreprise n’est pas certifiée ESS comme une viande pourrait être certifiée Agriculture Biologique ou Label Rouge. Avant la loi de 2014 dite « loi Hamon », seules les associations, les coopératives, les mutuelles et les fondations y étaient admises. L’ESS se définissait alors par le statut juridique des entreprises qui y appartenaient. Rutabago, qui est une société commerciale (SAS), n'aurait pas pu en faire partie. Si la start-up peut désormais se revendiquer de l’ESS, c'est parce que la loi Hamon a permis aux sociétés commerciales d'intégrer l'Économie Sociale et Solidaire à condition qu'elles respectent un certain nombre de critères : « le but poursuivi ne doit pas être le seul partage des bénéfices, la gouvernance doit être démocratique, la société doit constituer une réserve statutaire impartageable, dite fonds de développement », détaille le site du gouvernement. Le changement est de taille, puisque ce n’est plus la forme juridique de l’entreprise qui définit son appartenance à l’ESS mais plutôt ses valeurs.

« C’est ça qui est important dans l’ESS, insiste Denis Philippe de la Cress Paca. Faire de l’argent n’est pas notre objectif premier. Nous avons des garde-fous : une échelle des salaires resserrée, l'ancrage dans les territoires et nous n'avons pas d'actionnaires! L’ESS, c’est aussi la volonté de remettre de la démocratie dans l’entreprise et d’inclure les associés à la prise de décision. » Mais derrière ces grands principes, l’ESS est aujourd'hui un patchwork dans lequel on trouve aussi bien les grandes mutuelles, agricoles ou de santé, que les petites scops ou les associations. « Rien que sur le plan de la démocratie dans l’entreprise, l'ESS ne garantit en rien une participation égale des travailleurs à la prise de décision. Prenez le groupe coopératif sucrier Tereos par exemple. Il emploie 25 000 salariés à travers le monde. Ils ne sont pas associés aux prises de décisions, ils doivent répondre à leur hiérarchie comme des employés lambda. Pourtant, c’est une entreprise de l’ESS ! », explique Benoît Borrits, un essayiste auteur de Au-delà de la propriété, pour une économie des communs. Mais ce n'est pas tout. En plus d'être constituée de sociétés aux pratiques démocratiques très diverses, la frontière qui sépare les entreprises de l'ESS des structures commerciales classiques s'efface peu à peu.

Profiter du vernis de l’ESS

« À l’heure où le consommateur supporte de moins en moins les multinationales qui détruisent la planète pour le seul profit de leurs actionnaires, insuffler chez elles un peu d’ESS, c’est quelque part leur racheter une image », analyse Benoît Borrits. Voici, selon l’essayiste, un des effets pervers de la loi du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises dite loi PACTE, qui crée le « statut d’entreprise à mission ». Là où les entreprises de l’ESS se reconnaissent par un statut juridique qui refuse de trop rémunérer le capital, les entreprises à mission se reconnaissent par leur objet social. Comprendre : la mission qu’elles se donnent doit avoir un but social mais leur forme juridique n’importe plus. Du côté de la Cress Paca, on n’est pas vraiment convaincu par ce mélange des genres : « Le gouvernement aimerait mettre de l’ESS dans le capitalisme, dénonce Denis Philippe. Je n’y crois pas et pour nous il y a un risque : que d’autres portent à notre place ce pour quoi nous sommes faits. Aujourd’hui en France, le modèle est une réussite. Il compte 2,37 millions de salariés, soit 10,5 % de l’emploi total. Il faut le développer au lieu d’essayer d’en créer un vague ersatz sans saveur. »

Libérer le travail

Car pour comprendre le rôle de l’ESS au sein du maillage entrepreneurial français, il ne faut pas négliger un point essentiel : ses entreprises cherchent avant tout à fonctionner avant de faire profit. Ainsi, lorsque le modèle de la société de capitaux - pris à son propre piège -, fait de l’augmentation perpétuelle de sa rentabilité sa condition de survie et va jusqu'à abandonner des entreprises jugées pas assez rentables quand bien même elles fonctionnent, c’est l’ESS, notamment le modèle coopératif, qui prend la relève.

Il en va ainsi chez la Belle Aude, fabricant de glaces à Carcassonne, anciennement Pilpa, ou encore chez Scop-Ti, ex Fralib. Dans cette usine de fabrication de thé de Gémenos (Bouches-du-Rhône), appartenant à la multinationale Unilever, une délocalisation est annoncée en 2010. Les 182 salariés peuvent quitter l'entreprise... ou accepter d’être mutés en Pologne et payés au salaire polonais (à l’époque 6000 € annuels). Les salariés occupent l’usine pendant 1336 jours, jusqu’en mai 2014 où un accord est trouvé. Unilever conserve la marque Elephant mais cède les machines pour un euro et finance la création d’une société coopérative appartenant aux salariés. Scop-Ti était née.

Imprégnée de culture ouvrière, Scop-Ti déclare « la république sociale » au sein de son entreprise. Les 47 ex-Fralibs qui ont souhaité continuer l’aventure deviennent collaborateurs et peuvent désormais influencer directement les décisions de leur entreprise en Assemblée Générale. L’échelle des salaires varie de 1 à 1,25 (1670€ à 2000€) quand il était de 1 à 310 avec Unilever et, bien sûr, le seul capital n’est plus rémunéré. 50% de ses bénéfices sont directement redistribués aux salariés, 35% vont à l'investissement et 15% en réserve. « Notre expérience est bien la preuve que la rémunération du capital est une gangrène. Imaginez, nous faisons vivre 47 associés avec une production de 200 tonnes de thé alors que Fralib, avec 3000 tonnes, n’avait que 182 employés », analyse Olivier Leberquier, Directeur Général de Scop-Ti.

S’il fallait trouver une vertu propre à l’ESS et étrangère aux sociétés de capitaux, c’est sans doute dans sa capacité à libérer le travail de toute subordination qu’il faudrait la chercher. Ni subordination au capital, à la recherche perpétuelle d’une rentabilité croissante, ni subordination à la hiérarchie patronale. Seuls de rares exemples de coopératives peuvent s’enorgueillir d’y être parvenu, à l'instar de Moulin Roy ou de Marcoretz dans le bâtiment, mais c’est ainsi qu’elles redonnent du sens à l’ESS.

Plus d'info :

www.scop-ti.com

www.auto-gestion.fr

rutabago.com

www.cresspaca.org

À lire :

L’entreprise du XXIe siècle sera politique ou ne sera plus, Pascal Demurger, Éditions de l’aube, juin 2019

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