[DOSSIER] : Monnaies locales : Quel impact sur les territoires ?

Publié le lun 25/01/2021 - 07:00

l’Eusko, monnaie locale du Pays basque. Crédit photo Tala Photographie/Isabelle Miquelestorena

Par Céline Cammarata

Depuis moins de 10 ans, des citoyens mettent en circulation des monnaies locales sur l’Hexagone. Le but ? Redynamiser l’économie d’un territoire par une économie circulaire et favoriser une consommation plus responsable et durable. Mais les monnaies locales doivent encore surmonter des difficultés de mise en pratique.

 

La France offre un intéressant laboratoire aux monnaies locales citoyennes et complémentaires (MLCC). Elle en compte plus de 80 quand le Brésil, avec un territoire et une population sans commune mesure, en recense une centaine.

Et l’article 16 de la loi ESS de 2014, dite Loi Hamon, fait de la France le 1er pays au monde à donner une existence légale aux monnaies complémentaires. L’objectif était clair : reconnaître les monnaies locales complémentaires comme moyen de paiement, dès lors qu’elles sont à l’initiative de structures relevant de l’ESS. Ces monnaies locales servent ainsi des projets qui s’inscrivent dans le respect de l’environnement, l’équité, la lutte contre l’exclusion, ou encore le commerce équitable. Cinq ans plus tard, une enquête nationale est conduite par trois chercheurs, Jérôme Blanc, Marie Fare et Oriane Lafuente-Sampietro, du laboratoire lyonnais Triangle. Elle a donné lieu à un bilan pour l’année 2019-2020 grâce aux réponses de 65 ML.

Cette analyse scientifique relève que, « globalement, en 2019, les 82 ML en circulation enregistrent 34 871 particuliers, 9 614 prestataires et une masse monétaire de 4,4 millions d’euros en circulation ». C’est-à-dire 100 % de la monnaie émise. En comparaison, la Banque de France déclare que seulement 10 % des billets en euros émis par la France seraient utilisés à des fins de transaction en France. En circulant ainsi sur un territoire limité, les monnaies locales n’alimentent donc pas le circuit financier spéculatif mondial et permettent une meilleure traçabilité.

Quid des financements publics

Pourtant, malgré cet avantage, l’enquête révèle qu’au sein de ces MLCC, il existe une forte disparité vis-à-vis de l’accès à des financements publics. « Ainsi, 70 % des monnaieslocales avec un budget inférieur à 10 000 € déclarent ne pas recevoir de financements publics, alors que toutes les ML avec un budget supérieur à 50 000€ en reçoivent. 19 ML sur 60 ML actives et répondantes ont déclaré employer au moins un salarié ». Or une corrélation positive existe entre les subventions, le personnel employé et le nombre de bénévoles actifs. En résumé, il faut des moyens pour faire vivre une monnaie : les salarié.es animent et développent l’équipe de bénévoles, ce qui impacte la croissance des monnaies.

Toujours selon ce rapport, certaines ML se tournent vers d’autres pratiques pour soutenir leur croissance, même si cela ne résout pas non plus l’éventuel manque de financement. Ainsi, « si la plupart des ML prennent d’abord une forme papier, les associations se tournent de manière croissante vers des versions numériques, au point qu’à terme un tiers des ML actuelles devraient circuler également sous forme numérique. » En effet, l’avantage de la dématérialisation serait de pérenniser les ML en facilitant leur usage, avec la création de cartes de paiement ou d’applications mobiles, notamment.

Mais au-delà du financement de ces monnaies, les collectivités sont plutôt perçues comme des « leviers ». Car si aucun organisme ne permet de mesurer le montant global précis investit par les collectivités, on dispose toutefois d’exemples. Ainsi, Anne Demichelis, co-présidente du mouvement Sol, chargée de développement de l’association Sev84 qui gère la Roue dans le Vaucluse, explique : « la Ville d’Avignon et la communauté d’agglomération du Grand Avignon sont adhérentes de notre association. Les deux salles de spectacles et le conservatoire régional de musique et de danse de la régie acceptent la Roue. Et l’intercommunalité s’est aussi engagée sur une campagne de communication sur notre monnaie via leur magazine par exemple. »Enfin, Grand Avignon finance une bonification de change de 20 %. Ainsi, pour 10 euros changés jusqu’à concurrence de 50 000€, ce sont 12 Roues qui seront remises, au lieu des 10 habituelles.  « En l’espace d’un mois, nous avons déjà multiplié par 5 le nombre d’euros convertis. La collectivité a investi 26 000 euros dans l’ensemble de l’opération. À la fin de la période de distribution de roues bonus, nous évaluerons les retombées générées sur l’économie du territoire. »

D’autres initiatives conduites par les associations citoyennes des monnaies locales, avec l’appui des collectivités, montrent l’impact puissant que pourraient avoir ces MLC. Ainsi, Charles Lesage, délégué général du Mouvement Sol qui représente les monnaies locales, montre comment « ces monnaies, utilisées à bon escient, sont un véritable outil pour orienter les politiques publiques en faveur de la Transition. Illustration en Isère, où est organisée la rétribution d’écogestes en monnaies locales, grâce au Cairn (monnaie locale de l’Isère, NDLR). »

Un autre levier est à noter : celui de la rémunération des élu.es en monnaie locale. Et si les élu.es écologistes ont été les premier.es à se pencher sur la question, ils ne sont plus les seul.es aujourd’hui. Ainsi, des communes comme Bayonne, Grenoble ou le 2ème arrondissement de Lyon, rémunèrent en monnaie locale une partie des indemnités de certain.es élu.es. « À Clermont-Ferrand, nous avons 3 élus indemnisés en Doume. Nous progressons lentement avec les collectivités. Notre rêve serait que des chantiers publics et autres services publics soient réglés en monnaies locales. Mais nous en sommes bien loin », relate Danièle Nadal, bénévole. Des départements, tel celui de l’Ile-et-Vilaine, sont même à l’initiative de leur monnaie locale, le Galléco. Mais l’adhésion des citoyens reste la condition sine qua non au succès de la monnaie.

Plus ambitieux encore, Charles Lesage imagine même que les entreprises de l’ESS puissent recevoir leurs financements (via l’organisme France Active) en monnaie locale. « Afin d’assurer une pérennité du financement sur un territoire précis. Un financement en monnaie locale viendrait conforter tous les acteurs de l’ESS (10 % des emplois nationaux, NDLR) et permettrait de tisser un lien entre tous les acteurs de cette économie alternative. »

Un avis présenté par Barbara Bessot-Ballot, au nom de la commission des affaires économiques sur le projet de loi de finances 2020, propose d’ailleurs des réflexions approfondies sur la possibilité de régler certains impôts en MLCC, interdite en France alors que d’autres pays l’autorisent. Des prestations sociales pourraient aussi être payées ainsi. Ces modifications de la loi pourraient avoir un impact fort sur le développement des monnaies locales qui peinent souvent à atteindre la taille critique indispensable pour impacter réellement un territoire. Et ainsi relocaliser et reprendre en main l’économie citoyenne.

Plus d’infos :

www.sol-reseau.org

www.monnaie-locale-complementaire-citoyenne.net

À lire : Au cœur de la monnaie : Systèmes monétaires, Bernard Lietaer (Ed. Yves Michel 22/08/2011) 

Créer une monnaie complémentaire. Manuel à l'usage des citoyen-nes, Bernard Lietaer, (Éd. Le bord de l'eau 24/01/2018) 

 

Les monnaies locales dans le monde

Autour de nous, une soixantaine de monnaies existe en Allemagne, une dizaine en Suisse. En Grande-Bretagne, les villes en transition selon le modèle impulsé par Rob Hopkins se sont saisies de cet outil sans grand succès. D’ailleurs la MLCC de Totnes s’est arrêtée l’an passée. Seule la Pound de Bristol fait exception en Angleterre. On trouve également des monnaies locales au Japon, aux États-Unis et en Amérique latine. Près de 5000 sont recensées dans le monde.

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