[ÉLEVAGE] À Priziac, un éleveur de chèvres pas comme les autres

Publié le ven 28/05/2021 - 13:30

© Manon Boquen

Par Manon Boquen

Depuis quinze ans, Jean-Yves Ruelloux, chevrier à Priziac dans le Morbihan, pratique et défend la lactation continue. Une philosophie de vie qui lui a permis de sauver 450 chevreaux de l’abattoir.

Les premières lueurs du soleil traversent à peine la chèvrerie, éclairée par quelques lampes, mais l’heure de la traite est déjà venue. Assis sur un seau en plastique blanc, le buste penché, Jean-Yves Ruelloux enchaîne les gestes avec précision, habitué à les reproduire tous les jours. Sous un bonnet bleu, l’air pensif, il recueille le lait de ses chèvres, qui portent toutes un nom : Falbala, Gribouille… «La plus vieille a quatorze ans et parfois, je la trais encore», commente en souriant cet éleveur philosophe, dont le regard s’éblouit à l’idée d’avoir gardé cette compagne de route auprès de lui si longtemps.
 
Jean-Yves Ruelloux n’a rien du gardien de troupeau traditionnel. Dans sa ferme nichée en plein cœur du centre Bretagne, au bout d’un chemin de terre sur lequel on ne peut arriver par hasard, il élève ses vingt alpines avec une méthode très peu répandue : la lactation continue. Le principe ? Les chèvres mettent bas une seule et unique fois puis produisent du lait toute leur vie. À l’opposé des fermes traditionnelles, où, pour « stimuler » la lactation, les biquettes doivent donner naissance à des petits chaque année, qui sont ensuite séparés de leur mère quelques heures après la naissance et envoyés à l’abattoir. D’après les chiffres du ministère de l’Agriculture, sur 1 040 500 chevreaux nés en France en 2016, la moitié va à l’abattoir pour être engraissés et transformés en viande et entre 8 et 14 % passent à l’équarrissage. «Je me suis dit : “Pourquoi n’ont-ils pas le droit de vivre eux aussi ?”», argumente le paysan aux yeux sombres et pénétrants, aujourd’hui âgé de 64 ans.
 

En solitaire 

En 1981, cet «enfant sauvage » comme il se décrit, achetait une ruine sur un terrain d’1,8 hectare à Priziac, à une vingtaine de kilomètres de Rostrenen. Au cœur d’une vallée presque inaccessible, il s’est installé avec sa compagne et son enfant, là où il a passé sa vie et où il a tout construit, à commencer par une chèvrerie. Pendant une vingtaine d’années, Jean-Yves a pratiqué «comme tout le monde » du fait de dettes à rembourser. Les chevreaux allaient donc à l’abattoir. Puis, au début des années 2000, et alors que cet anticonformiste a entendu dire que les chèvres d’un ami n’ont mis bas qu’une seule fois dans leur vie, il a tenté le coup lui aussi, dégoûté par l’abattage des petits. «En 2005, je n’ai pas fait de saillie sur le troupeau. J’ai remarqué qu’elles continuaient à produire du lait», conte-t-il. Le tour était joué et l’amateur s’est mué en défenseur de la pratique, après avoir sauvé, d’après ses calculs, 450 chevreaux en quinze ans. «C’est une philosophie de vie», assure-t-il.
 
Le cycle de production des chèvres est régulé par les saisons. En général, les petits naissent entre février et mars. Une biquette produit ensuite du lait pour une période de neuf mois environ, ce qu’on appelle une lactation normale. De plus en plus d’éleveurs choisissent une lactation « longue », de plus de 485 jours, mais rarement sur la totalité de leur cheptel et jamais en continu. Jean-Yves Ruelloux est, en France, l’un des rares à pratiquer cette méthode d’initiés, peu connue et encore moins enseignée en formation, tant les recherches sur le sujet sont faibles. Lui a appris en faisant.
 

Des fromages toute l'année 

Derrière la chèvrerie où les bêtes dorment la nuit, le berger s’active dans son atelier exigu de fabrication de fromages, France Culture en fond sonore. Du lait tout juste trait, de l’eau et quelques bactéries lactiques, rien de plus pour sa recette. Ce savoir est lui aussi venu au fil des saisons et à la lecture de la « bible » du milieu, La fabrication du fromage de chèvre fermier de Jean-Claude Le Jaouen. «J’en prépare une trentaine par jour en hiver et une quarantaine par jour en été», explique-t-il en salant et retournant les portions. Contrairement à un producteur de fromage de chèvre classique — pour qui la fabrication s’arrête en hiver du fait de la gestation des animaux — Jean-Yves peut, grâce à la lactation continue, confectionner ses mets toute l’année. Sur les 139 éleveurs caprins comptabilisés en Bretagne en 2018 et leurs 21 000 chèvres, 83 fabriquent du fromage à la ferme. La taille moyenne d’un cheptel tourne autour de 50 animaux.
 
Jean-Yves n’en possède « que » vingt, dont seize lui donnent du lait en toute saison et en quantité très raisonnable : «Je fais même mieux qu’avant la lactation continue. » Seules conditions : un renouvellement annuel de 10 % du cheptel et la présence d’un bouc à proximité des chèvres, nécessaire pour provoquer leurs chaleurs et favoriser la formation de lait. En moyenne, au niveau national, les éleveurs caprins récoltent 925 litres de lait par chèvre à l’année d’après le ministère de l’Agriculture. Quant au paysan, il chiffre : « J’obtiens entre 800 et 900 litres par chèvre par an. » Son lait, plus concentré et riche en cellules, permet d’en utiliser une moindre proportion par fromage, qu’il vend 2,80 € l’unité sur les quatre marchés des alentours. Les caprins peuvent en produire ainsi pendant une décennie. Dans le modèle classique, elles sont envoyées à l’abattoir en moyenne à quatre ans… Résultat : Jean-Yves vit suffisamment de son activité, avec un Smic par mois en moyenne. Une prouesse lorsque l’on jette un œil au revenu moyen dans la profession, de 680 euros mensuels – déficits compris - en 2017 selon l’Insee. « Pourtant, avant de me rencontrer, les gens pensent que c’est impossible », regrette l’éleveur singulier.
 

Libérer ses rapports affectifs

Dans son parc vallonné qui s’est agrandi pour atteindre les 28 hectares, le sexagénaire promène ses chèvres jusqu’à leur prairie pour la journée. Accompagné de ses trois chiens, il vaque dans cette magnifique pépinière forestière, traversée par un ruisseau, qu’il a composée avec son frère. Des milliers de bambous de couleurs différentes, des noyers et des cyprès s’entrechoquent avec de majestueux séquoias, autour desquels les chèvres ont leurs aises. «Elles connaissent le chemin par cœur», s’amuse-t-il en vantant ce modèle de sylvopastoralisme encore « trop peu mis en valeur». Les liens, on le sent, sont puissants. «Je vis avec ces animaux de nombreuses années. Cela me permet de libérer mes rapports affectifs avec eux», promet-il.
 
Ce mode de vie, cette façon de penser le monde et les rapports entre l’humain et le vivant, Jean-Yves Ruelloux a longtemps cru les imaginer seul «dans [sa] grotte». Ses lectures lui ont permis de se sentir compris, du philosophe Baptiste Morizot à l’anthropologue Philippe Descola. Il professe : « Avoir des égards envers le non humain, du respect, ce n’est pas grand-chose, mais c’est beaucoup dans le monde dans lequel on vit. » Puis un reportage sur sa ferme de la journaliste Inès Léraud, sur France Culture, l’a d’autant plus ouvert aux autres. Il est aujourd’hui régulièrement sollicité pour des stages, malgré son modèle à contre-courant de l’agriculture productiviste. « Je ne cherche pas la reconnaissance, mais cela fait plaisir de voir que ce que je fais parle à d’autres personnes », sourit-il en dégustant un de ses fromages.
 
Après toutes ces années en solitaire, et maintenant proche de la retraite, Jean-Yves se sent enfin accepté. Il pense maintenant transmission, car son fils ne souhaite pas reprendre le cheptel. Récemment, ce discret au cœur d’or a même rendu visite à des élèves du lycée agricole de Pontivy, dans un environnement bien loin du sien. L’expérience l’a marqué : « Je n’ai pas l’habitude, mais ça leur a plu. Je leur ai dit que je comptais sur eux pour l’avenir. » Le message sera-t-il entendu ?
 

 

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