[THEMA] La GUERRE (des mondes) de l'info

Publié le ven 21/10/2022 - 12:00

Par Elodie Crézé

Une majeure partie de la jeunesse, se détournant des médias, accède à l’information traditionnelle par les réseaux sociaux et y puise, parfois, une source d'engagement pour les grandes causes du siècle : dérèglement climatique, inégalités sociales... Alors que d’autres jeunes conservent une défiance à l’égard de toute actualité, quelle qu’en soit la source, voire se réfugient dans le complotisme.

Les jeunes, tous apathiques face à l'actualité qu'ils rejettent ? La réalité est bien plus nuancée. S'ils sont nombreux à se détourner des médias traditionnels, tous ne boudent pas pour autant l'information officielle, source d’engagement pour certains. Ainsi, "à rebours des stéréotypes, les élèves français affichent un gros intérêt pour l'actualité […] et démontrent un esprit critique bien supérieur à leurs pairs européens », selon une enquête du Conseil national d'évaluation du système scolaire (Cnesco) réalisée en 2018. « Plus d'un élève sur deux en classe de Troisième (54%) déclare s'informer sur l'actualité, un taux qui grimpe à 68% en Terminale », indique encore l'étude. Pas étonnant dans ce cadre, que les marches pour le climat soient initiées par des lycéens.

Sophie Jehel, maîtresse de conférences en sciences de l'information et de la communication à l'université Paris-8 abonde : « même si on note une défiance des jeunes à l’égard des médias que l’on peut expliquer par un rejet du sensationnalisme – les médias en feraient « trop » - et une saturation d’une actualité anxiogène, de manière très générale, et quantitativement, il subsiste plutôt une confiance plus grande à l’égard de l’information émise par des journalistes que par d’autres sources d’information ».

Et si, à l'échelle européenne, d'après le Reuters Digital News Report de 2020, sur 80.000 personnes interrogées (de 40 pays différents), 47 % des 18-34 ans s'orientent vers des contenus partagés sur les réseaux sociaux (Facebook, Twitter, Snapchat, Instagram et désormais TikTok) puis vers la télévision (24 %), « il faut prendre garde à ne pas opposer réseaux sociaux et sources d'informations professionnelles, prévient encore Sophie Jehel, « car les médias généralistes sont aussi présents sur les réseaux sociaux ».

Parole contre parole

De son côté, Jean-Marie Charon(1), sociologue et spécialiste des médias et du journalisme, apporte un bémol, estimant pour sa part que « ce qui change avec les réseaux sociaux, c'est l'horizontalité […] La parole du journaliste n'est plus sacralisée, elle est aussi valable que celle d'une entreprise, d'un lobby ou d'un influenceur ». Ce qui n’est pas toujours néfaste pour l’engagement de la jeunesse. Ainsi, certains influenceurs, essentiellement présents sur les réseaux sociaux, constituent un terreau à celui-ci en alertant la jeunesse sur les grands défis du monde contemporain. Tel que le youtubeur de 25 ans Hugo Travers - suivi par 1,5 millions d'abonnés -, qui crée du contenu pour convertir les jeunes de 18 à 24 ans à l’actualité sur sa chaîne Youtube « Hugo décrypte », lancée en 2015, et sur tous les réseaux sociaux. Il a d’ailleurs acquis une certaine légitimité au regard des médias qui le présentent comme un porte-parole de sa génération.

À l'instar de Hugo Décrypte, et selon un rapport de l'Injep(2), une autre façon qu'ont les jeunes de s'engager pour des sujets d'actualité est de lancer leurs propres médias, lorsqu’ils ne se retrouvent pas dans l’offre médiatique traditionnelle. « En effet, analyse encore Sophie Jehel, le sentiment de ne pas être représentés, voire d’être stigmatisés, est très fort chez les jeunes. Notamment pour la jeunesse des quartiers défavorisés et tout particulièrement celle de confession musulmane. » Le but varie ensuite d'un média lancé à l'autre, mais l'Injep cite quelques motivations courantes : offrir un autre regard sur les banlieues, donner, plus largement, la parole aux jeunes, auxquelles on peut ajouter s'engager pour le climat, contre les inégalités, etc. Autant d’objectifs derrière lesquels on peut associer le BondyBlog, Dawa, le journal officiel des banlieues, Stop aux clichés sur les jeunes (de Anacej), la liste n'étant pas exhaustive.

En face de cet inventaire, certains médias, lancés par des professionnels, se créent à destination des jeunes, en vue de susciter leur engagement, comme Nowu, « le média positif pour se bouger pour la planète ». (Lire encadré). De quoi donner envie aux jeunes de s'engager pour la cause du siècle.

Perméabilité

Pourtant, malgré ces données plutôt encourageantes, l'étude de Milan presse - CSA (3) tend à montrer une autre réalité moins reluisante. Celle où une partie de cette jeunesse vivrait dans un monde où la défiance envers l'information traditionnelle prévaut : ainsi, 9 sur 10 des adolescents interrogés pensent que les informations sont potentiellement déformées. Et 69 % d'entre eux ne cherchent jamais à les vérifier. L'étude suppute que cela peut être par paresse, mais aussi du fait d'un sentiment d'impuissance. Du coup, le désir d'engagement pour des causes dont on ne se sent pas concerné s'étiole logiquement. Coupé du monde, dans sa bulle, on a peu de raisons de battre le pavé. De là au complotisme, il n'y aurait qu'un pas que certains franchiraient.

D'après Rudy Reichstadt, fondateur du site conspiracywatch.info, un observatoire du conspirationnisme et des théories du complot (4), « les jeunes seraient perméables » à ces théories « tout simplement parce qu'ils s'informent davantage sur les réseaux sociaux ». Rudy Reichstadt explique également que « la théorie du complot rassure » car elle « désigne une menace » à stopper et simplifie considérablement le monde. D'après un article du Decodex (5), « 16,1 % des internautes consultant des sites classés « peu fiables » ont entre 15 et 24 ans, légèrement surreprésentés quand on sait qu'ils constituent 11,8 % de la population française ».

Pour ne rien arranger, le complotisme mènerait à un repli sur soi et annihilerait toute dynamique d'engagement. Ainsi, la psychanalyste Claude Halmos (6) expliquait : « S’engager pour la planète et le climat, c’est un engagement positif : il s’appuie sur des données exactes, il donne une prise sur les choses, et il va dans le sens de l’avenir, et de la vie.
Mais croire que la science ment, que des organisations secrètes contrôlent le monde, et que l’État manipule les citoyens, c’est s’identifier à l’image d’un être méprisé et persécuté, dans un monde mensonger. Et se mettre dans une position de défiance généralisée qui, compte tenu de la fragilité de l’adolescence, peut conduire à un sentiment d’impuissance désespérant
[…] ».

Face à ce constat, il est toujours temps, relativisait Rudy Reichstadt, « de rattraper par la manche des gens et des jeunes notamment, qui pourraient être séduits par tout cela ». À condition, toutefois, de leur mettre « à disposition les arguments, les raisonnements, les informations pour y résister ». Aux médias et à tous les mouvements citoyens de jouer.

Notes de bas de page :

1.Pourquoi les médias traditionnels galèrent autant avec les millennials | Les Echos Start

2. Jeunes et médias: au-delà des clichés, Cahiers de l'action n°35.

3. Enquête réalisée du 2 au 8 novembre 2021 auprès de 1 005 adolescents âgés de 10 à 15 ans.

4. France info, 14 avril 2021 – Rudy Reichstadt n’a pas donné suite à nos sollicitations.

5. Le Monde, 4 août 2020

6. Les adolescents face au complotisme, France Info, déc 2021

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