[REPORTAGE] En Camargue, le Domaine du possible propose un enseignement « par le réel » de l'école à l'université

Publié le sam 22/05/2021 - 13:00

par Clara Martot

À Arles, l'école du Domaine du possible entend depuis 2015 promouvoir une pédagogie alternative où l'environnement est un pilier de l'apprentissage. Une université axée sur la recherche et la formation autour de l'agriculture biologique la complète depuis 4 ans.

À la récréation, de grandes étendues de pelouse s’offrent aux enfants. Certains se ruent sur les balançoires en bois, d’autres improvisent une partie de foot ou un cache-cache entre les arbres. Quelques chevaux habillent l’arrière-plan. Plus loin, il y a des moutons, des serres et des vergers biologiques. Derrière la bâtisse, un potager pédagogique. Voilà donc le décor idyllique qui tient lieu d’école aux 70 élèves du Domaine du possible, en plein cœur de la Camargue.

Ce lieu a été créé en 2015 par l’ancienne ministre de la Culture Françoise Nissen et son mari Jean-Paul Capitani, présidents de la maison d’édition arlésienne Actes Sud. Après avoir cédé leur propriété de 136 hectares à un fonds de dotation, le couple imagine une école expérimentale favorisant l’autonomie des enfants, le tout dans un écosystème naturel et tourné vers l’agriculture biologique. Orchestre, équitation, botanique, cuisine : voici quelques exemples des activités proposées aux enfants.

Les matières du programme scolaire remplissent également l’emploi du temps, mais sous la forme d’ensembles interdisciplinaires que les professeurs baptisent « humanités », ou encore « terre vivante et nature ». Aujourd’hui, le Domaine du possible accueille des élèves de la maternelle à la troisième. Cette année, l’école jusqu’ici hors contrat a obtenu un conventionnement de l’État pour la classe de CP, et une reconnaissance par le ministère de l’Agriculture pour la classe de 4e-3e.

Une école « pionnière » et expérimentale

Deux ans plus tôt, à la rentrée 2018, un vent glacial avait pourtant soufflé sur cette école alternative. Renvoi du directeur accusé d’être trop proche de la pédagogie controversée Steiner (1), démission d’enseignants et départs de nombreux élèves, aujourd’hui deux fois moins nombreux… Selon Jean Rakovitch, directeur recruté en novembre 2018, « la pédagogie de l’école s’était en effet resserrée sur la pédagogie Steiner, en dépit d’autres pédagogies. Mais cette mauvaise presse a noirci les traits, parce qu’il y avait des enjeux politiques. » Aujourd’hui, l’équipe pédagogique a été remaniée presque dans son ensemble et « l’adhésion des parents est très forte », note Jean Rakovitch. Signe que la crise est passée, selon ce dernier : une ancienne élève partie au moment des troubles vient d’être réinscrite par sa famille.

« Le mot d’ordre, c’est de faire endosser à l’enfant une posture de chercheur, explique-t-il. Nous formons alors une véritable communauté éducative, où la voix du professeur compte autant que la voix de l’élève. » De quoi inventer un modèle « pionnier » et « véritablement inclusif », estime le directeur, où chaque enfant progresse à son rythme. Les classes par niveau ne sont plus des cloisons étanches, l’intergénérationnel est encouragé. Plusieurs enfants présentant des troubles de l’apprentissage peuvent donc être accompagnés au plus près de leurs besoins.

Les fondateurs du Domaine du possible assument volontiers l’étiquette d’école expérimentale. « Les enseignants constituent une équipe chercheuse, ancrée dans un écosystème pensé à l’échelle du local », résume Françoise Nissen, invitée à déjeuner un tajine végétarien concocté à partir des légumes du potager. « L’idée, c’est l’apprentissage de la vie. Nous partons du réel, donc de l’environnement », complète son mari Jean-Paul Capitani.

Tordre le mythe des « élèves à problème »

Reste alors, comme souvent dans les projets de pédagogie alternative, la problématique de l’inclusion sociale : une année au Domaine du possible est facturée 4 200 euros par enfant. « Cela reste moins cher que d’autres écoles alternatives situées dans un centre-ville bourgeois, alors qu’ici le cadre est majestueux », tempère Jean Rakovitch. Jean-Paul Capitani précise que la contribution moyenne réelle par enfant s’élève à 3 200 euros pour les familles. « Le fonds de dotation accorde des bourses aux parents en difficulté. À l’inverse, nous demandons aux familles les plus aisées de payer plus. » Le coût réel de la scolarité annuelle d’un enfant s’élevant à 9 000, les fonds du Domaine sont complétés par l’apport de plusieurs entreprises mécènes, en plus d’Actes Sud.

Le fonds de dotation créé par le couple porte le nom d’Antoine, leur fils qui s’est donné la mort. Il avait 18 ans. « Antoine était dyslexique, dyspraxique et hypersensible, se remémore Françoise Nissen. Au lieu de regarder les enfants comme Antoine comme des élèves à problème, nous voulons que chaque enfant s’enrichisse de la diversité de l’autre. »

Transformer les innovations de la ferme en savoirs

L’école est la première pièce du Domaine du possible. Mais le lieu s’imagine comme un écosystème composé de plusieurs structures en interaction. Derrière la bâtisse centrale, une « université » a donc été imaginée. Les locaux sont de taille modeste, les larges fenêtres donnent vue sur les serres et les enclos. L’implantation des cultures répond aux exigences du milieu. Au nord, les plaines sèches de la Crau accueillent les vergers. Au sud, les terres humides de la Camargue sont propices aux maraîchages.

Juridiquement, l’université est une association orientée sur la formation et la recherche depuis 2017. Pour le moment, elle n’accueille qu’une seule doctorante. Son principal axe de développement s’ancre autour de plusieurs courts modules de formation : traction animale, agro-foresterie, micro-ferme, cuisine sauvage… « Pour le moment, nous n’avons pas l’habilitation pour délivrer de diplômes, mais nous avons pensé nos formations comme des programmes véritablement qualifiants, qui transmettent un savoir-faire », développe Aurélie Labouesse, secrétaire générale de l’université et chargée de communication.

Le terrain cultivé est passé en biologique dès les années 1970, sous l’impulsion de Jean-Paul Capitani. « C’était donc précurseur, analyse la directrice de l’université Émilie Rousselou, même si les produits étaient souvent exportés à Rungis. Depuis mon arrivée en mars 2019, nous avons véritablement mis en place des circuits courts. » Les cultures biologiques du Domaine du possible servent alors de support aux formations, à l’étude et à la recherche. « L’objectif, c’est d’utiliser les innovations mises en place à la ferme pour que celles-ci soit ensuite étudiées », développe Émilie Rousselou.

Serres mobiles pouvant se déplacer sur la surface du champ, maraîchages aux pieds des arbres d’agrumes, désherbage à l’aide de moutons… Toutes les techniques développées visent à promouvoir un modèle agricole écologique, suivant les principes de la permaculture. Et si « la Covid a retardé le développement des formations », regrette Aurélie Labouesse, la reconnaissance de l’État reste embryonnaire, qu’il s’agisse de l’université comme de l’école. En attendant l’obtention de nouvelles conventions, Jean Rakovitch espère bien réussir à ouvrir des classes de lycée. Histoire de créer un lien générationnel entre les deux structures ?

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Note de bas de page :

  1. La pédagogie Steiner, du nom de son théoricien Rudolf Steiner, possède une dimension spirituelle forte qui est régulièrement controversée : l’anthroposophie. Elle fait l’objet d’une surveillance de la part du ministère de l’Éducation nationale.

 

 

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