[FAUNE] Sortir du conflit avec le loup : la voie du dialogue inter-espèces

Publié le mer 22/01/2020 - 19:00

Photo : Camille Felouzis. Retour d’expérience, discussion avec Boris Nordmann et les participants de la fiction corporelle Lou Pastoral.

Par Camille Felouzis

Loup y es-tu ? Trouver le loup ou la brebis qui est en soi pour désamorcer les conflits inter-espèces, entrer dans une médiation avec les prédateurs qui partagent notre territoire, c’est l’objectif des ateliers mis en place par Boris Nordmann, dans les Alpes-de-Haute-Provence. Le temps d’une séance, nous avons tenté, nous aussi, de devenir Loup. 

L’artiste chercheur Boris Nordmann, basé dans les Alpes-de-Haute-Provence, élabore des performances artistiques de dialogue inter-espèces, notamment avec le loup. Dans le cadre de recherches qu’il a menées sur la Montagne Limousine puis à Forcalquier, il invite à devenir loup pour donner des pistes de médiation avec le prédateur et tous les acteurs du territoire, humains comme non humains.

Cette année, les éleveurs de Forcalquier sont inquiets. Des Zones de Présence Permanente (ZPP)1 ont été enregistrées vers Valensole (meutes) et dans le Luberon (non meutes) l’hiver dernier2 . La pression du loup se fait sentir. Dans ce climat, l’artiste chercheur Boris Nordmann propose une façon d’aborder le loup différemment, en dialoguant avec lui, pour désamorcer le conflit et les peurs.
Nous avons tous en tête la bête du Gévaudan ou encore des loups enragés prêts à sauter sur des humains sans défense – de ces contes qui nous ramènent loin dans notre enfance.

Le loup déchaîne les passions. « Il incarne plus que sa pauvre carcasse » confie Farid Benhammou, professeur de géographie, chercheur associé à l’Université de Poitiers et spécialiste des grands carnivores. Pour lui, le loup est « un animal politique », il est le symbole de la lutte contre le sauvage que l’humain ne maîtrise pas, il est cette menace qui plane sur le bétail depuis la nuit des temps. « On est dans des sociétés où l’on veut tout contrôler et le loup incarne ce qui ne se contrôle pas. Il est à la fois un symbole de liberté et celui de la contrainte qu’on ne maîtrise pas », explique le chercheur.

Lou Pastoral : une amorce de diplomatie animale

En ce dimanche d'octobre, nous participons à la fiction corporelle de Boris Nordmann, « Lou Pastoral ». Cet artiste chercheur travaille depuis mars 2017 sur la question du loup. Il a cela d’original d’élaborer des performances artistiques qui se basent sur des faits scientifiques. Ces « fictions corporelles » se vivent de l’intérieur. Elles nous invitent à nous glisser dans la peau de l’Autre : brebis, chiot et loup.
Avec une dizaine de participants, nous nous installons dans une grande bergerie. Les brebis sont encore dans les alpages. Boris nous montre un pic à loup qui date du XIXe siècle. Il appartenait à une femme née en 1898, son père le lui avait donné lorsqu’elle avait 6 ans en lui disant « si jamais tu as affaire à un loup en gardant nos brebis, eh bien tu le repousses avec ça. » Evidemment, le pic à loup a aujourd’hui été abandonné au profit de fusils.
Comme l’analyse l’éthologue Jean-Marc Landry, l’humain gère ses conflits avec la nature par éradication : « L’Homme occupe un territoire avec son bétail pour une durée limitée et il se retrouve en conflit avec les animaux qui vivent là toute l’année et notamment avec le loup parce qu’il peut attaquer les troupeaux. Nous sommes une espèce envahissante qui a souvent  résolu les problèmes par le tir. »

Manger nos enfants

La voix de Boris raisonne dans la bergerie. On commence par s’allonger et à sentir notre environnement, il nous guide pour se sentir « étendue d’herbe ». Puis nous rentrons dans la peau d’une brebis : on se lève, on se met à marcher et à appréhender les personnes qui sont là. « Maintenant, fermez les yeux et quand la cloche sonnera rouvrez les yeux et concentrez-vous sur les personnes qui vous entourent. Regardez ce qu’il y a d’animal en eux. » Boris nous demande d’observer la bergerie comme un endroit façonné par une autre espèce, l’humain. « Une espèce qui vous soigne, qui vous protège et qui mange vos enfants ». Il donne une définition claire de l’élevage : « C’est le phénomène d’écarter toute mort naturelle, de prendre soin de bêtes pour finalement les envoyer à l’abattoir. En fait, c’est transformer la mort naturelle en viande. » Le loup vient ainsi rappeler aux éleveurs que la maîtrise et la domination totale du sauvage est impossible. Pour Farid Benhammou, il incarne l’opposition à ce modèle dominant d’agriculture qui se constitue en opposition à la nature. « La réticence au loup est la même réticence à vouloir arrêter d’utiliser des pesticides. » analyse-t-il.

Vient le temps de « devenir Louve ». On devient d’abord chiots comme s’il était plus simple de se mettre à la place d’un animal domestique pour finalement se glisser dans la peau de l’animal sauvage. « Vous faites partie de la même portée. Vous avez partagé le même utérus ». Boris nous invite à nous mettre à quatre pattes, à repérer une odeur et à la suivre. Ce retour à l’état sauvage nous plonge dans la traque d’un lièvre. Sentir sa trace dans la forêt, se cacher, se mettre sur nos pattes puis sauter, attraper la bête et ressentir la satisfaction de manger un animal.

Photo : Celine Laurens. Céline, une chevrière qui a participé à Lou Pastoral

Ouvrir des portes

« J’ai été émue de la puissance politique de cet outil » dit Céline, chevrière et naturopathe. La mise en place de ces outils diplomatiques ouvre une brèche dans le conflit humains-loups et donne une perspective de coexistence avec le monde animal libre. Marion nous explique : « Le conflit n’amène pas de solutions. Ce que propose Boris ouvre des portes. » Son approche permet d’entamer une désamorce d’un conflit qui est depuis longtemps verrouillé. Sa proposition de se mettre à la place de l’autre ouvre des passerelles vers le vivant. Jean-Marc Landry travaille avec Boris depuis janvier 2018 : «  Pendant le stage, nous avons recréé une mise en situation qui devait mimer une attaque de loups, certains participants étant des brebis, d'autres des loups. Étonnement,  j’ai retrouvé des comportements similaires des brebis et des loups à ceux que nous avions observés avec nos caméras thermiques. Une vraie révélation ! » confie Jean-Marc Landry. Si l’humain peut autant ressembler à l’animal alors le dialogue serait possible.

Apprendre à dialoguer avec le vivant, une piste à suivre ?

Les pistes de recherche de Boris ont cette originalité de trouver des solutions d’apaisement face à ce conflit récurrent. « Le premier niveau est de constituer des outils diplomatiques pour négocier avec les individus loups en présence ». En effet, si l’on sort de la dualité mythique du loup – celle du gentil petit loup ou au contraire celle du grand méchant loup – les éthologues observent des caractères différents selon les individus, comme le formule Jean-Marc Landry : « On met le loup sur un piédestal alors que les loups ont des personnalités propres comme les humains. On a vu des loups qui ont peur des brebis : ils attaquent, les brebis bougent et ils s’enfuient. Il y a des loups qui ne savent pas chasser, certains sont culottés, d’autres sont timides. »
L’approche de Boris est de montrer que le loup est un animal comme les autres et qu’il est possible de dialoguer pour cohabiter. « Si vous vous mettez à penser comme un loup ou comme une brebis et pas comme un humain avec tous ses fantasmes, vous revenez à la réalité, au terre à terre. Ça permet de dédramatiser », conclue Jean-Marc Landry.
Ce dialogue inter-espèce ouvre la voie d’un nouveau modèle : l’humain ne penserait plus le loup comme bête sauvage à abattre ou comme animal sacré, mais bien comme partenaire de cohabitation. Reste à apprendre à négocier.

([1] )sources :  www.loupfrance.fr/wp-content/uploads/BILAN_HIVERNAL_2019.pdf

(2). ZPP : territoire sur lequel au moins 3 indices de présence de loups ont été relevés pendant 2 hivers consécutifs. Elle correspond donc au territoire d’au moins un loup qui n'est plus en phase de dispersion mais qui s'est installé sur ce territoire, durablement ou non. Les ZPP sont définies une fois par an, en hiver.

Plus d’infos :

www.ipra-landry.com/l-institut-ipra/

www.borisnordmann.com/lou-pastoral-chronologie-de-lenquete/

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