[ENTRETIEN] Vandana Shiva : "On peut réparer la Terre !"

Publié le jeu 30/12/2021 - 11:00
© Amelia Blanchot

Propos recueillis par Magali Chouvion

À l'occasion de la sortie de son dernier livre, Une agriculture qui répare la planète, aux éditions Actes Sud, Vandana Shiva, écrivaine et écoféministe indienne, nous livre comment regagner notre souveraineté alimentaire. Et comment l'agriculture peut renouer avec le vivant pour devenir une source de stabilité climatique, permettant aussi à la biodiversité de renaître. Une interview issue de notre émission Voyage en transition, réalisée cet automne, à découvrir en replay.

Pouvez-vous nous décrire votre monde de demain, un avenir qui vous serez désirable ?

Je vois en fait deux avenirs, car je suis assez réaliste pour considérer le 1% de gens très riches, et leur vision du monde, pour eux-mêmes et pour l'humanité. Leur désir ? Ils voudraient voir la disparition des 99 % restants ! La plupart des espèces disparaîtrait aussi selon leur volonté, ils voudraient sans doute remplacer les paysans ou les fermiers par des drônes, et nos réels esprits par une intelligence artificielle ! C'est vraiment une vie de fiction que l'on met dans un monde virtuel. Cet avenir-là résulte de 500 ans de colonialisme, 200 ans d'énergies fossiles et 100 ans de méfaits de ce cartel d'empoisonneurs [les entreprises agrochimiques – NDLR], qui cherche à dominer le monde agricole en dépit du mal que cela cause à la planète. Dans cet avenir là, il va y avoir de plus en plus de désastres, de catastrophes, d'inondations, de cyclones... Et ce n'est pas uniquement un avertissement pour le futur. Car on le voit dans le rapport du Giec, c'est déjà ce qui est en train de se produire. Nous nous avons vu des centaines de millions de personnes mourir dans des événements climatiques extrêmes. Ces phénomènes vont augmenter avec l'accroissement de la pollution.

Mais ce n’est pas seulement cela : la disparition des espaces naturels va s'accélérer, tandis que la crise des réfugiés va s'aggraver. Tout ceci peut être l’avenir.... mais j’en ai une autre vision !

Une plus optimiste ?

Oui ! Celle qui m’anime chaque jour est celle où l'on voit les espèces en voie de disparition se multiplier, un monde où personne ne souffrira de la faim. C’est d'ailleurs le but ultime du millénaire : éliminer la faim . On peut y arriver lorsqu'on travaille avec la terre, en menant une agriculture comme je l'ai entreprise ces 30 dernières années. En étudiant la terre, la nature, nos fermiers, notamment les femmes qui sont particulièrement actives dans l'agriculture. Dans cet avenir, les semences ne feront plus l’objet d’un monopole mais elles pourront se multiplier, être échangées de manière libre. J'ai pu enraciner cela dans les lois indiennes. Il faut poursuivre ce travail. La vision que je promeus ce sont des petites fermes et des jardins qui se multiplient partout. En effet, lorsque ces jardins et cette agriculture naturelle se répandent, cela diminue l'excès de carbone, grâce à la photosynthèse qui augmente et l'absorbe. Bien sûr, il faut arrêter en parallèle les énergies fossiles... Le sol, la terre nous invitent vraiment à en prendre soin.

Pour cela, nous avons besoin d’un mouvement mondial pour arrêter de détruire les capacités de la terre, créer de l’abondance et multiplier les ressources. Nous devons tous nous réapproprier la terre, la protéger. Si nous y parvenons à titre individuel, puis au niveau régional et national, alors nous construirons un système mondial autre que celui de la COP26 qui s'est déréglé. Mais notre lien à la terre n’est pas cassé, on peut encore réparer les choses. Et ainsi réparer notre propre identité car nous sommes tous issus de la terre.

1% des plus riches de la planète possèdent près de la moitié des richesses mondiales. Ces privilégiés ont-ils la capacité de priver les 99 % restants de leurs besoins les plus primaires ?

En réalité les "supers riches" ne représentent même pas 1 % mais 0,01 % ! Et ce sont eux qui contrôlent pourtant non seulement la richesse, mais également l'accès à l’eau, l’air et l’alimentation. Au sein de Navdanya (1) nous avons combattu Monsanto, ou d'autres entreprises de l'agrochimie comme Syngenta – toutes les entreprises du cartel des empoisonneurs – car ce sont des entreprises agrochimiques qui contrôlent 60 % des semences commerciales. Nous leur disons qu’ils ne peuvent pas être propriétaires des semences même s'ils ont créé des banques de semence. Ce 1% voudrait aussi détenir notre oxygène pour avoir un droit d'exclusivité ! En définitive, ce club des 1% c’est le Forum économique mondial... et je vous suggère de lire le livre de Klaus Schwab, The Great Reset, pour entrevoir le danger qui nous guette à ce sujet. Il nous faut reprendre notre avenir des mains de ces 1%, c'est la démocratie que j'appelle de mes voeux.

Pour les peuples, cette démocratie pourrait consister à retrouver leur souveraineté alimentaire. Mais comment peuvent-ils la regagner ?

Selon moi, la question de la souveraineté alimentaire implique de comprendre ce que l’on mange, de pouvoir choisir sa nourriture et accéder à une alimentation de qualité. Pour cela, il faut avoir la capacité de la cultiver ou du moins d’y avoir accès. La partie de culture relève du droit des agriculteurs. Dans ce contexte, la souveraineté alimentaire consiste à être propriétaire de ses propres semences. C’est ce que nous avons fait avec Navdanya, en créant plusieurs dizaines de communauté d’agriculteurs libres de choisir leurs semences. Contrairement à ce que Monsento nous a dit, [nous devrions cultiver du coton BT ou des céréales BT], je suis heureuse de constater que le millet, céréale longtemps oubliée, est aujourd’hui la semence la plus nutritionnelle, qui renaît depuis la révolution verte(2). Nous devrions avoir le choix dans un contexte qui tienne compte des limites de la terre et des besoins des populations. Mais la souveraineté alimentaire implique de prendre conscience qu'une grande partie de la destruction de cette souveraineté est due à la pollution et que les inégalités climatiques sont causées pas ce pourcentage de gens très riches. Dans ce 1%, il y a une partie qui gère les fonds d'investissement, qui contrôle toute l’industrie agroalimentaire, l'industrie des pesticides, mais aussi les entreprises qui gèrent l’eau et tout ce qui relève de la "junkfood". Ceux-là sont prêts à provoquer une nouvelle crise alimentaire. Il est impératif de se préparer à ce scénario pour récupérer la souveraineté alimentaire. Il faut considérer le plan de ces 1% et nous dire que nous n'allons pas permettre cela. C'est nous qui allons faire croître ces semences avec nos agriculteurs, avec notre force vive !

À six mois des élections présidentielles françaises, certains s'élèvent, comme vous, contre les multinationales. Pensez-vous qu'il faille aller jusqu'à fermer les frontières ? Instaurer une sorte de protectionnisme économique, mais avec le risque de dérive populiste et de repli sur soi que cela implique ?

Je ne pense pas que la solution dépende d'une histoire de frontières à ouvrir ou à fermer. Il s'agit plutôt de demander la souveraineté et de décider ce qui devrait ou non traverser les frontières. Ainsi, l'Europe et la France ont permis de garder les OGM dehors. C'est une décision souveraine. Mais il faut des lois pour réglementer davantage, à divers échelons, local, national et mondial. On ne peut pas permettre à tous ces polluants et pesticides de passer les frontières, ce n'est pas soutenable. L'OMC a accru le pouvoir des entreprises aux dépens des lois économiques nationales qu'elle a déréglementées. Comment l'humanité va-t-elle survivre, si nous n'exerçons pas notre droit à la démocratie ? Je ne crois pas qu'il faille adopter cette rhétorique populiste ou avoir cette idée folle de fermer les frontières. Tout système vivant a ses limites et ses frontières. Il faut pouvoir apprendre de la nature pour s’auto-organiser, être souverain, développer à partir de là toutes nos capacités, et savoir ce que nous voulons ou non en tant que nation, que culture et que pays.

Quel modèle économique préconisez-vous pour que notre monde entièrement globalisé reste démocratique ?

Un modèle économique démocratique, c'est avant tout une démocratie économique. Cela commence au niveau local, avec l'économie du vivant. Cela fait 50 ans que je travaille dedans et c'est la nature ! L'écologie est la mère de l'économie. Vous avez des économies du vivant qui respectent la nature, et puis vous avez les économies de marché...

Mais parmi elles, il y a l'économie circulaire qui permet une circulation locale de la richesse. Vente après vente, cette économie locale va croître au niveau national et cela va permettre d'activer la démocratie au niveau mondial. Mais si cinq entreprises décident d’avoir cette dictature des semences, alors tout s'écroule ! C'est une véritable dictature économique.

Vous défendez régulièrement l'idée des biens communs. Certains, à l'instar de l'économiste Gaël Giraud, évoquent la gestion des médicaments comme des communs. Quels sont les autres secteurs de la vie où l’on pourrait imaginer une gestion similaire, c'est-à-dire à but non lucratif et redistributive ?

Je pense que l'on pourrait appliquer cette théorie des communs(3) dans toute dimension de la vie qui soit un droit commun, un droit humain. Les communs de la vie sont l’eau, l'oxygène. Toutes les cultures possèdent aussi leurs communs. La terre est un commun pour tous, comme l'ont évoqué les indigènes présents lors de la COP 26. Les Indiens d'Amazonie pensent également que la forêt fait partie des communs.

Les semences font partie des communs, elles ne doivent pas faire l'objet de propriété intellectuelle et de brevet. Et la pollution constitue vraiment la première violation de ces communs. Après le protocole de Kyoto, créé pour diminuer les émissions de gaz à effet de serre, on créé désormais des marchés de carbone(4)! Ce sont ces nouvelles violations de l'atmosphère, autre commun, qui vont entraîner une dévastation massive. L'air est notre bien commun, mais nous le partageons aussi avec les arbres : sans l'oxygène qu'ils fabriquent, l'Homme ne pourrait pas respirer. Les communs sont ainsi partagés par d'autres formes de vie, par d'autres systèmes écologiques. Mais il y a aussi la santé qui est un commun ; l'énergie qui devrait être considérée comme tel, tout comme l'éducation.

Comment alors redonner de la justice sociale et écologique si ceux qui détiennent le pouvoir y renoncent ?

Nous devons tous joindre nos forces comme nous l'avons fait avec Monsanto en 2016, lors de la marche mondiale contre ce symbole de l'agriculture industrielle polluante.

Il nous faut d'abord obtenir une condamnation sociale de cette économie brutale [le libre-échange – NDLR] qui permet à ce 1% d'être ce qu'il est. Il faut trouver des alternatives à cette économie, de l'échelon local, jusqu'au niveau national. Et dernier point, nous devons impérativement leur permettre de voir le jour. Comment ? Si nous nous élevons pour réclamer nos droits en créant une solidarité Nord Sud avec les consommateurs et les producteurs, alors nous finirons par faire triompher ces alternatives. Nous devons avoir davantage conscience de notre puissance, et nous devons travailler ensemble main dans la main.

 

Notes :

(1) « Navdanya », association pour la conservation de la biodiversité et la protection des droits des fermiers.

(2) La révolution verte est une politique agricole menée depuis les années 60 en direction des pays en développement, qui vise à intensifier l'agriculture en utilisant des variétés de céréales définis comme étant à hauts potentiels de rendement.

(3) Vandana Shiva a notamment développé dans son livre Le cercle vertueux, co-écrit avec Nicolas Hulot et Lionel Astruc, la notion de bien commun comme étant un élément crucial à intégrer dans les législations en vue de leur protection.

(4) Dans le but d'aider les pays à atteindre leurs objectifs de réduction des émissions de carbone, le protocole de Kyoto a prévu la création de marchés de carbone. Il s'agit d'un système d'échange de droits d'émissions de gaz à effet de serre, de crédits carbone et de quotas carbone. Pour Vandana Shiva, ces marchés de carbone permettent en réalité aux multinationales et aux pays du Nord de ne pas réduire leurs émissions.

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