[ ALAIN CAILLÉ ] « Le convivialisme, s’opposer sans se massacrer »

Publié le jeu 30/04/2020 - 16:44

Alain Caillé est sociologue, professeur émérite de l’Université Paris Ouest Nanterre, fondateur et directeur de La Revue du MAUSS (Mouvement anti-utilitariste en sciences sociales). Auteur du Manifeste convivialiste, qui tend à donner des pistes concrètes sur l’art de vivre ensemble à l’échelle de l’humanité, il nous accorde un entretien, alors que le Second manifeste convivialiste, qui vient d’être publié, est désormais signé par 300 intellectuels du monde entier.

Sociologue et catalyseur du convivialisme, philosophie qui encourage à prendre soin des autres mais aussi de l’environnement, Alain Caillé nous livre une interview à l’occasion de la sortie d’un Second manifeste convivialiste. Il nous invite, face à l’urgence, à réapprendre à vivre ensemble dans un monde en crise et en perte de sens qu’il faut réinventer.

Quelle définition simple pourrait-on donner au convivialisme ?

C’est une philosophie de la convivance, terme accepté par l’Académie française, un art de vivre ensemble en s’opposant, mais sans se massacrer et en prenant soin de la nature. La formulation « sans se massacrer » apparaît dans l’essai de Marcel Mauss(1), daté de 1925, au sujet de ce qu’il appelle la triple obligation de donner, recevoir et rendre. C’est à travers le don qu’on fait alliance et qu’on fabrique des sociétés. Mais sa conclusion est qu’il faut que les hommes apprennent à s’opposer sans se massacrer, et à se donner sans se sacrifier. Cette définition gomme un peu le côté gentillet qu’on peut trouver dans le mot convivial – on n’a pas trouvé de meilleur nom ! Tout l’enjeu de l’art de vivre ensemble consiste à gérer les oppositions de façon à ce qu’elles deviennent créatrices, fécondes, et non pas destructrices.

Pourquoi avoir écrit un second manifeste ?

Trop de questions théoriques et pratiques restaient à peine effleurées dans le premier. La question du rapport à la nature n’était pas suffisamment développée, celle du rapport à la démocratie n’était même pas évoquée. En effet, il allait de soi en 2013, lors de l’écriture du 1er manifeste, que le convivialisme était démocratique. Il fallait davantage développer l’idée d’un « pluri universalisme », c’est-à-dire l’idée que l’universalisme est pluriel, comme aujourd’hui le rapport entre les différentes religions, cultures, civilisations paraît fondamental. Il fallait aussi entrer dans le détail des mesures politiques pratiques qui étaient proposées, et à peine esquissées dans le 1er manifeste. Surtout, il fallait que le convivialisme devienne international. Les signataires du 1er manifeste, une soixantaine, étaient tous francophones et majoritairement français. Le second est signé par près de 300 personnalités internationales, de 33 pays différents.

Quel est le profil des signataires ?

Ce sont principalement des personnalités intellectuelles et académiques, des philosophes, historiens, économistes, et quelques personnalités militantes, des écrivains et des artistes. Il n’y a pas de personnalités directement politiques. Il nous a semblé important de ne pas apparaître liés à tel ou tel parti politique. Une des forces du convivialisme, c’est qu’y adhèrent des gens d’origines idéologique et politique extraordinairement variées, de la gauche des gauches au centre droit. Cela permet de montrer que face aux urgences actuelles – climatique, environnementale, sociale mais aussi économique et politique, quand on voit que les équilibres démocratiques sont en train de s’écrouler un peu partout, du Brésil à la Turquie, en Europe de l’Est ou même aux Etats-Unis à certains égards, – il y a urgence à se mettre d’accord sur quelques principes fondamentaux par-delà les divergentes trajectoires idéologico-politiques des uns et des autres.

Justement, face à l’urgence, le chemin à parcourir pour instaurer le convivialisme n’est-t-il pas trop long ?

C’est tout le problème en effet. Mais ce qui est encourageant, c’est de voir des gens très différents se retrouver malgré tout sur un certain nombre de principes communs : notamment autour du constat de l’inefficacité de la plupart des luttes actuelles contre les principales sources de dérèglement du monde. Le consensus porte sur le fait que le facteur principal du dérèglement du monde est la domination, depuis 30 ou 40 ans à l’échelle mondiale, d’un capitalisme rentier et spéculatif, dont l’idéologie est le néolibéralisme. Les milliers d’initiatives qui existent pour vivre dans un monde plus convivial, plus écologique, ne font pas le poids face à cela. Le constat qui justifie l’existence du convivialime est que nous sommes idéologiquement démunis. Nous partageons tous des restes des grandes idéologies politiques du passé (libéralisme, socialisme, communisme, anarchisme…) mais tout cela n’est pas à la hauteur de l’époque. Nous avons besoin d’un fonds doctrinal commun à opposer au néo libéralisme, c’est-à-dire un ensemble de valeurs explicitées auxquelles on pourrait se référer. Cet accord idéologique est le préalable à des changements politiques véritablement significatifs.

« Le constat qui justifie l’existence du convivialime est que nous sommes idéologiquement démunis ». Alain Caillé

 

L’effondrement est-il inexorable ou avons-nous encore une chance de mettre en œuvre des changements significatifs ?

L’espoir est bien d’y échapper ! Parmi les signataires du second manifeste, il y a notamment Pablo Servigne (théoricien de la collapsologie –ndlr). Pour lui l’effondrement est inéluctable, mais en signant, c’est une façon de dire que malgré tout, si on a la possibilité d’agir, il faut le faire.

Dans le Manifeste convivialiste, vous fustigez l’hubris, cette propension de l’être humain à être violent et son incapacité chronique à coopérer. Peut-on espérer changer la nature humaine au point d’effacer ce trait ?

On ne peut pas changer la nature humaine, simplement elle est plastique. Elle est tiraillée en permanence entre une aspiration à faire le bien ou au contraire le mal. Dans le manifeste, le projecteur est braqué sur ce problème central qui à mon sens est le celui de l’humanité depuis ses débuts. C’est la propension de l’espèce humaine à vouloir toujours plus, à être perpétuellement insatisfaite et à basculer dans un désir de toute-puissance. Ce désir a été en partie conjuré à travers l’Histoire par des régulations religieuses, éthiques, politiques ou morales, mais aussi freiné par l’absence des moyens techniques dont on dispose aujourd’hui, qui lui donnent des proportions quasiment apocalyptiques. Il nous faut retrouver des valeurs centrales auxquelles tout le monde puisse se référer, qui sont des valeurs de survie et de coexistence. Pour le dire simplement, il faut refonder une vraie moralité publique. Il y a eu une perte du sens du bien commun, et il est urgentissime de le retrouver.

En quoi l’hubris est-il lié au néo-libéralisme ?

Le néo-libéralisme est l’ennemi déclaré. Nous en proposons une caractérisation assez précise au début du manifeste qui repose sur six allégations : la société n’existe pas, seuls existent des individus ; la soif du profit est une bonne chose ; plus les riches seront riches et mieux ce sera ; le seul mode de coordination efficace et légitime entre les humains est le marché financier ; il n’y a pas de limite (toujours plus veut dire toujours mieux) ; enfin, il n’y a pas d’alternative. Il s’agit des propositions de Margaret Thatcher. Aucune ne tient debout ni théoriquement ni empiriquement, et pourtant cela forme l’ensemble du discours qui domine le monde depuis plus de trente ans et auquel on ne sait pas s’opposer. Le convivialisme réfute donc ce capitalisme rentier et spéculatif qui est un capitalisme dérégulé.

Comment faire adhérer le plus de monde au convivialisme, convaincre toutes les franges de la population, y compris les plus démunis ?

Il y a urgence à montrer concrètement, avec un texte d’une autre nature que ce manifeste, ce que la grande majorité de la population aurait à gagner au convivialisme. On voit bien que la mondialisation profite environ à 10 % de la population, et à seulement 1 pour 1000 de manière vertigineuse. Il faudrait donc expliquer cela à des catégories de la population qui l’ignorent très largement, c’est-à-dire en France aux gilets jaunes, aux gens de la France périphérique, du monde rural en déshérence, mais aussi aux salariés notamment de la fonction publique, aux gens des cités, aux cadres supérieurs de bonne volonté citoyenne...

Presque tous les partis politiques pensent résoudre les problèmes avec toujours plus de croissance et d’argent. Or, nous sommes confrontés à une stagnation séculaire de la croissance : ses forts taux ne reviendront pas, et de toute façon c’est insoutenable écologiquement. Il faut donc inventer tout un art de vivre. La question fondamentale qui demeure est comment, sans davantage d’argent, pourrait-on mieux enseigner à l’école, mieux soigner à l’hôpital, avoir une justice plus efficace, des prisons qui ne fabriqueraient pas des délinquants ? Nous devons convaincre la majorité de se dire convivialiste, ne serait-ce que pour devenir le symbole d’un espoir.

Quelle réponse le convivialisme peut-il apporter à la crise sanitaire,  sociale et économique causée par le covid-19 ?

Il est un peu tôt pour vous répondre. L'avenir proche est encore très incertain. Mais il est peu douteux que le monde de l'après-Coronavirus devra être moins inégalitaire, plus solidaire, plus convivialiste, donc. Cela passera par l'instauration d'un revenu universel, dont de premières formes risquent d'être expérimentées assez prochainement avec une distribution possible de « monnaie hélicoptère », de l'argent versé directement sur le comptes des citoyens, et notamment les plus démunis.

  1. Marcel Mauss, Essai sur le don. Forme et raison de l'échange dans les sociétés archaïques, PUF, coll. « Quadrige Grands textes », 2007, 248 p.

 

> À lire : Second Manifeste Convivialiste, Actes Sud, février 2020, 9,80 euros.

> Plus d’infos : http://convivialisme.org/

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