[ENTRETIEN] Gilles Bœuf : « Pour éviter le pire, il faut que l’électrochoc se fasse »

Publié le ven 02/10/2020 - 13:00

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Propos recueillis par Elodie Crézé

L’éminent biologiste français Gilles Bœuf nous avertit : il y a urgence à changer nos modes de vie, arrêter de détruire et surexploiter les ressources de la planète. Sans quoi des pandémies bien plus dévastatrices que la Covid-19 se multiplieront.

Vous avez dit, « nous ne sommes pas en guerre contre un virus, mais contre nos propres manquements […]. Nous sommes notre propre ennemi ».(1) Pouvez-vous expliquer cela ?
Il y a toujours eu des virus, ils étaient là bien avant les humains. Ils sont extrêmement petits et incapables de se reproduire seuls. Ils cherchent donc un hôte. Ce sont des opportunistes, ils cherchent des failles pour contourner nos défenses. Et on fait tellement de bêtises qu’on leur en offre. La Covid-19 est un virus très récent, très infectieux, issu de chauve-souris. L’humain, par ses comportements irrationnels et irréfléchis, a permis à ce virus de changer, de devenir une chimère, en passant par un autre animal que l’on cherche encore. Puis de nous infecter. On a mis en contact des animaux qui n’auraient pas dû se rencontrer. Ensuite, l’épidémie aurait dû rester là-bas, à Wuhan. Mais elle a fait le tour du monde en quelques jours !

Vous pointez la responsabilité de l’homme dans l’irruption et la propagation de la Covid-19. Le problème n’est-il pas, plus largement, notre façon d’être au monde, de percevoir la nature comme une entité extérieure à nous ?
Il faut surtout admettre qu’on en fait totalement partie ! Et la biodiversité était là bien avant nous. J’enrage quand j’entends parler « d’espèces nuisibles »… L’ironie de la situation, c’est que le coronavirus possède seulement 15 gènes, alors qu’on en a chacun 29 000. Et pourtant, toute notre économie est par terre. Où est notre humilité ?

Vous avez déclaré que vous redoutiez une pandémie encore plus meurtrière que celle-ci…
Absolument. On va peut-être en subir une autre qui frappera cette fois-ci des jeunes, comme la grippe espagnole de 1918. Regardez la moyenne des gens atteints par la Covid-19 : 79 ans. C’est la durée de vie moyenne des hommes en France… Elle a aussi tué des personnes en surpoids, des gens de la malbouffe. Elle a horriblement frappé les Noirs américains. Tant qu’on admettra sans bouger, dans nos pays riches, que parce qu’on est pauvre on mange mal, alors on ne s’en sortira pas. Le principal problème de l’humanité, c’est la pauvreté. Il faut vraiment l’éradiquer, et arrêter d’accepter un système humain où il y a de telles différences sociales entre les gens.

Ce virus ne peut-il pas être un déclencheur pour préparer le jour d’après ?
Je prépare justement un article qui va s’appeler : « La Covid-19 : un électrochoc salutaire »
La seule chose qui me fâche vraiment dans la gestion de la crise, qu’il est facile de critiquer après coup, c’est quand j’entends « on ne savait pas ». C’est faux ! On le dit et redit depuis 2003. Un rapport du Comité national consultatif d’éthique de 2009 raconte la prochaine pandémie. 10 ans après la voici qui arrive, on prétend pourtant qu’on l’ignorait.

Mais n’est-ce pas là, le problème de l’espèce humaine, sa faculté à réagir seulement quand le péril est bien là ?
C’est en effet ce que certains appellent la « myopie du désastre »(2). En France, depuis 1940, il y a eu 300 maladies nouvelles. Les ¾ étaient des zoonoses, c’est à dire des maladies qui sont passées de l’animal à l’homme. Or cela n’arrivait pas avant parce qu’on était moins nombreux, on n’avait pas ces modes de vie incroyables. On élève 23 milliards de poulets aujourd’hui, 1,3 milliard de vaches ! Côté biodiversité, on assiste à un effondrement des espèces sauvages et une explosion des espèces domestiques. Nous devons absolument changer nos modes de vie. Par exemple manger beaucoup moins de viande. Une fois par semaine serait très bien ! De même, par jour, 120 000 avions volent dans le ciel. Et la question qui nous préoccupe reste de savoir quand on va revenir au même nombre de vols qu’avant ? Mais il ne faut pas ! Déplaçons-nous en vélo ou en transports en commun dès lors que cela est possible.

Malgré tout, vous croyez toujours à un électrochoc, même en constatant combien nos dirigeants et le monde économique semblent acharnés à faire revivre le monde d’avant.
Oui, car les gens en ont ressenti un. Plus d’un Français sur deux se déclare convaincu de l’urgence à changer nos modes de vie. Maintenant va-t-on passer de la parole aux actes ? Il serait bien que chacun, un jour, ait son petit bout de terrain pour cultiver ses légumes, au moins les gens qui ne vivent pas en ville. Et puis il va falloir arrêter de manger des pesticides… Parce qu’encore une fois, qui a été touché par ce virus ? Les gens de la malbouffe, et puis les sédentaires. Les sportifs ont été bien moins malades. Ce sont des maladies du monde moderne… C’est catastrophique pour nos enfants.

Le confinement semble avoir offert un répit à la biodiversité, malheureusement de courte durée. Doit-on là encore en tirer un enseignement ?
Il est clair que la dépollution s’est mise en place. On a revu les sommets de l’Himalaya, les eaux transparentes à Venise, les dauphins sont rentrés. On a constaté des choses de ce type partout, des condors et des pumas à Santiago ! Le vivant s’est réinstallé. Il n’avait pas disparu mais on ne le voyait plus. Cependant, le répit n’a pas été suffisamment long. Mais il faut retenir que l’air est devenu respirable. Cette année, en Chine, il y aura eu au final moins de morts que la moyenne annuelle habituelle, car il y a beaucoup plus de morts chaque année à cause de la pollution atmosphérique que liés à la Covid-19. Avec cette crise, le jour du dépassement de la planète aura reculé de 3 semaines. Tout le débat doit être relancé sur le consumérisme.

Pouvez-vous revenir sur les causes de la disparition de la biodiversité ?
Il y a 5 raisons à cela : d’abord il faut préciser qu’on n’assiste pas à une crise d’extinction. On est dans une crise d’effondrement du nombre d’individus dans les populations sauvages. On a dû perdre la moitié des éléphants, des girafes… Au Museum, on a démontré qu’en 15 ans, il manquait 30 % des oiseaux (des moineaux, pigeons, etc). En moins de 30 ans, on a perdu les ¾ des insectes qui volent. C’est effarant. La 1ère cause, c’est la destruction des écosystèmes, avec le bétonnage, la destruction des forêts tropicales. La seconde cause est la pollution. On vit 3 siècles de pollution. On compte 100 000 molécules nouvelles chimiques depuis 1950 : métaux lourds, pesticides, perturbateurs endocriniens… La 3e raison est la dissémination de tout partout, c’est-à-dire que l’on prend une espèce pour la déplacer ailleurs. C’est ce que l’on appelle des espèces invasives, comme l’arrivée du frelon asiatique chez nous, le lapin d’Australie… La 4e raison est la surexploitation des océans avec la pêche à outrance, et la surexploitation des forêts tropicales : chaque année, il disparaît l’équivalent de la Grande Bretagne en surface. À ce rythme-là, il n’y en aura plus à la fin du siècle. Or, plus de la moitié de ce qui vit sur la terre vit dans les forêts tropicales. Enfin, la 5ème raison, le climat qui change trop vite.

Pour vous, nous traversons une crise écologique corrélée à une crise sociale ?
L’un ne va pas sans l’autre. Chaque fois que l’on change un petit peu le climat ou la biodiversité, les premiers qui trinquent sont les femmes, les enfants, les pauvres. Et je souligne que ce ne sont pas des femmes qui sont responsables de tout cela, mais bien des hommes… Si les femmes avaient, ne serait-ce que leur place depuis le début, tout ne se serait pas passé comme cela, j’en suis convaincu. Idem, on réglera le problème de la démographie quand on mettra toutes les petites filles du monde à l’école !

Malgré tout vous gardez espoir, vous récusez la collapsologie ?
J’aurai de l’espoir jusqu’au bout parce que je suis enseignant. D’ailleurs, l’écologie devrait être la 1ère science à enseigner, c’est la plus belle de toutes ! Si on ne change pas, c’est clair, tout va s’effondrer. Mais je crois toujours qu’on va changer. Je reprends mon maître Edgar Morin, qui dit que dans l’histoire de l’humanité, souvent, le probable promis ne s’est pas produit. Bien sûr, pour qu’il ne se produise pas, il faut que l’électrochoc se fasse. Pour répondre aux propos du président Macron, si nous sommes en guerre, ce n’est pas contre un virus, mais bien contre nos comportements. Au cours de l’évolution, pourquoi le vivant a-t-il tenu bon ? Pourquoi la vie est-elle si durable sur la terre ? Simplement parce qu’elle s’est constamment adaptée à des conditions changeantes. Et pour s’adapter, il faut changer.

(1) : Tribune de Gilles Bœuf dans la Tribune Auvergne-Rhône-Alpes, 12 mai 2020.

  1. Myopie du désastre :  la tendance, au fil du temps, « à sous-estimer la probabilité de chocs peu fréquents », théorie développée pour la première fois en 1986 par les économistes Jack Guttentag et Richard Herring pour analyser les crises bancaires.

À lire : L’homme peut-il s’adapter à lui-même ? de Jean-François Toussaint, Bernard Swynghedauw, Gilles Bœuf, éditions Quae, 2012

            L’homme peut-il accepter ses limites ? de Gilles Boeuf, Bernard Swynghedauw, Jean François Toussaint, éditions Quae, 2017

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