[THEMA] Débat : Jusqu’où diminuer l’élevage ?

Publié le lun 01/05/2023 - 12:00

Propos recueillis par Catherine Stern

La philosophe Corine Pelluchon et la sociologue zootechnicienne Jocelyne Porcher partagent l’amour des bêtes, tout en s’opposant sur leur rapport à l’élevage. La première est anti-spéciste et abolitionniste, tandis que l’autre promeut l’élevage paysan. Toutes deux s’accordent pour réduire le nombre d’animaux d’élevage, mais jusqu’où ?

Corine Pelluchon, philosophe, spécialiste de philosophie politique et d’éthique appliquée, autrice du « manifeste animaliste », végétarienne depuis 2003, végane depuis 2014.

« J’ai le sentiment que notre civilisation est construite sur une souffrance des animaux et leur exploitation sans limites pour en tirer des bénéfices et les incorporer. Je suis abolitionniste parce que j’estime que le progrès, c’est la fin de l’exploitation animale dans tous les domaines et notamment celui de l’alimentation carnée. L’élevage extensif défendu par Jocelyne Porcher pourrait fonctionner pour un milliard d’individus mais à huit milliards, la demande est telle que l’offre ne peut être qu’issue de l’élevage intensif. Sauf si on diminue drastiquement notre consommation de viande. Cette diminution est ce qu’il faut viser dans un premier temps, pour des raisons de bien-être animal, environnementales, de santé, avec des transformations structurelles massives. Objectif : mettre fin à des pratiques inutiles et terribles (cages, mutilations, broyage des poussins, transport des animaux au-delà de huit heures, abattage sans étourdissement…). Il faut aussi subventionner l’élevage extensif plutôt qu’intensif, pour au moins rendre l’élevage moins violent.

Je suis végane, donc radicale. Mais en tant que philosophe politique qui essaye de prendre en compte la pluralité des points de vue, je suis consciente du fait que certaines oppositions ne sont pas seulement d’intérêts et d’arguments mais sont archaïques. Les gens ne vont pas renoncer à la viande. La viande, c’est une certaine représentation de soi et il est difficile de déconstruire des identifications et des sédimentations millénaires. Pourtant, comme L214, je pense qu’il n’y a pas de viande heureuse et que, même à la ferme, des animaux veulent vivre et sont tués. La priorité pour moi est donc de démanteler l’élevage industriel. Puis pas à pas tout le système qui conduit à l’exploitation illimitée des animaux. Pour cela, nous avons des leviers comme les aides européennes à la reconversion... C’est un projet révolutionnaire mais qui me semble la seule manière de sauver notre âme. »

Jocelyne Porcher, sociologue, zootechnicienne, directrice de recherche à l’Inrae, ancienne éleveuse, salariée de porcheries industrielles puis technicienne en agriculture biologique.

« Pour moi, « élevage industriel » est un oxymore. L’élevage n’a rien avoir avec les productions animales conceptualisées au XIXe siècle par la zootechnie naissante (avec la différenciation entre vaches laitières et vaches à viande, poules pondeuses et poulets de chair). Celui-ci s’inscrit dans le capitalisme industriel, pour qui toute la nature devient ressource, les animaux de ferme aussi. Les zootechniciens de l’époque disaient que la paysannerie faisait un travail pas productif, archaïque, et qu’il fallait développer la production animale rationnelle, avec le progrès technique, scientifique et social qui va avec. Les productions animales sont nées par phagocytage de l’élevage. La grande différence entre les deux, c’est la rationalité du travail. Les productions animales n’ont qu’une rationalité économique. Par contre, l’élevage a une rationalité économique, parce qu’il faut gagner sa vie, mais aussi affective, morale (c’est parce qu’il y a un problème moral avec l’abattage que j’ai co-créé l’association « Quand l’abattoir vient à la ferme » en 2015) et esthétique. Après la Seconde guerre mondiale, le système industriel a eu l’objectif de faire disparaître l’élevage en concentrant, agrandissant et réduisant progressivement le nombre d’éleveurs (de 500 000 agriculteurs à 300 000 puis aujourd’hui 100 000). Le miracle, c’est que l’élevage n’ait pas disparu ! Les gens ont résisté pour défendre leurs races, leur territoire, leur mode de vie. Je défends l’élevage paysan, parce que c’est une activité non capitaliste, un mode de relation de travail aux animaux de ferme. Alors que derrière les productions animales, il y a les banques, les producteurs d’aliments pour bétail et animaux de compagnie, de médicaments… C’est énorme, mondialisé et pourtant un des éléments à casser pour pouvoir redévelopper l’élevage. L’élevage paysan est une alternative pour sortir du capitalisme. »

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