[THEMA] Cachez cette bête…

Publié le ven 21/04/2023 - 12:00

Par Catherine Stern

Quand on mange de la viande, comme 97,8% de la population française, on n’a pas forcément conscience de manger un animal. Mais les préoccupations environnementales, sanitaires et éthiques interrogent cette habitude bien ancrée, au grand dam de l’industrie agro-alimentaire qui contre-attaque avec ses publicités.

« Lorsqu’on mange de la viande aujourd’hui, on ne fait pas le lien direct entre elle et la bête, explique le socio-anthropologue de l’alimentation Claude Fischler (1). La mise à mort de l’animal, qui se faisait aux yeux de tous, se déroule aujourd’hui à l’abri des regards dans des lieux fermés et spécialisés. L’individualité de l’animal, réduit à une matière première, s’efface, et notre conscience collective s’accommode de la distance et de la discrétion. D’où le choc lorsqu’on nous révèle ce qu’il se passe dans ces lieux de mise à mort. » Par exemple avec les vidéos-révélations dont L214 (2) s’est fait une spécialité. Le socio-anthropologue rappelle aussi que les étals des boucheries n’exposent plus guère de parties animales immédiatement identifiables : plus de têtes de veau entières avec un brin de persil dans les narines, ni d’œil de bœuf, un abat très consommé au début de XXème siècle qui ferait désordre dans une assiette du XXIème. C’est pourquoi l’anthropologue Noélie Vialles estime que nous sommes devenus des sarcophages (qui mangent de la chair, sarcos en grec), plutôt que des zoophages (qui mangent des animaux). « On pourrait multiplier les références et les observations qui indiquent un dégoût actuel assez général pour tout ce qui, dans le régime carné, rappelle trop nettement l'animal, sa forme et sa vie singulières et sa mise à mort », écrit-elle dans La Viande ou la bête (3). La viande est de plus en plus transformée (en viande hachée, en plats cuisinés…), faisant oublier l’origine de ce qu’on mange. « On mange surtout de l’émincé de poulet, du jambon, des steaks hachés », reconnaît Katell, ingénieure de 27 ans, fille d’une infirmière et d’un chef d’une petite entreprise de nettoyage, alors que dans sa famille « il ne pouvait pas y avoir un repas sans viande ». C’est ce phénomène de transformation extrême qui a permis de tromper des dizaines de millions de consommateurs à partir de 2013 avec des fraudes à la viande de cheval que des industriels peu regardants ont vendu pour du bœuf, notamment dans des lasagnes. Et qui permettra dans un futur proche d’intégrer dans nos assiettes la viande cellulaire cultivée en laboratoire (sur laquelle travaillent de nombreuses startups dans le monde) et « de nouveaux aliments » à base d’insectes (quatre d’entre eux ayant été autorisés par l’Union européenne depuis deux ans).

Le semblable n’est pas consommable

C’est pour rappeler la réalité du corps de l’animal que les associations comme L214, 269 Life France ou Vegan Impact, mettent en scène depuis plusieurs années des « barquettes de viande humaine », avec des bénévoles sous cellophane, le corps nu maculé de faux sang. Objectif : « alerter, sensibiliser le public au fait qu'il mange des cadavres », expliquent ces militants et militantes qui dénoncent « le spécisme qui consiste à faire des différences entre les espèces. » L’anthropologue Noélie Vialles confirme l’accord général sur le fait que « le semblable n’est pas consommable », mais précise que « tous n'ont pas la même définition du semblable ». La personne qui voit tous les animaux comme ses semblables choisit logiquement de s’abstenir de les consommer, alors que la personne « sarcophage » ne s’abstient de manger que des éléments trop reconnaissables de l’animal, comme les abats. Selon Anne Denis, autrice du livre Petit élevage familial bio – chèvre, mouton, basse-cour, âne, cheval, vache, cochon (4), une trop grande proximité avec les animaux empêche de les consommer. « On a élevé des brebis pour avoir des agneaux mais on a arrêté parce qu’on avait du mal à les faire tuer, surtout quand on avait dû les nourrir au biberon », raconte cette assistante sociale qui élève des animaux depuis trente ans en Touraine. Pour pouvoir continuer à manger des poulets de six mois, nés grâce à une couveuse, « on les garde à distance, sinon on ne peut pas non plus », glisse-t-elle.

Carnisme

« L'ami des bêtes incline au végétarisme, mais de cœur seulement. Sa dent reste carnivore. », écrit l’anthropologue Noélie Vialles. Cet « ami des bêtes » rencontre un phénomène appelé le « paradoxe de la viande » (5), bien étudié en psychologie : cette contradiction entre aimer manger de la viande et ne pas souhaiter faire souffrir des animaux sentients (6). « Quand je vois les petits veaux, je me dis que je ne devrais pas les manger, et pourtant j’adore le foie de veau !, témoigne Katell. Mais quand je mange, je ne visualise pas la bête, je n’y pense pas. » Mélanie Joy, psychologue sociale et activiste américaine, décrit ce phénomène dans son livre Introduction au carnisme. Pourquoi aimer les chiens, manger les cochons et se vêtir de vaches (7). Le carnisme est « cette idéologie invisible qui nous conditionne à trouver normal, naturel et nécessaire, de consommer des animaux », écrit-elle. Jared Piazza, enseignant-chercheur britannique en psychologie, spécialisé dans les relations humains-animaux, ajoute à ces 3 N (normal, naturel, nécessaire) un quatrième pour « nice » (c’est-à-dire bon) dans son article Rationaliser la consommation de viande : les 4 N. Katell le reconnaît : « J’aime la viande, c’est normal chez nous d’en manger et naturel parce que ça a toujours été comme ça. Et mon copain trouve ça nécessaire pour les protéines. » Pour Mélanie Joy, la fonction de cette idéologie invisible est « d’occulter la violence, d’étouffer la dissonance cognitive, de nous empêcher de percevoir l’ampleur de la souffrance animale. » Jared Piazza montre d’ailleurs que ceux qui endossent le plus ces 4 N, plutôt des hommes, sont ceux qui attribuent le moins d’états mentaux aux animaux et ressentent le moins de culpabilité par rapport à leur consommation de chair animale. Depuis un an, la jeune ingénieure commence à se poser des questions et ne mange plus de viande quand elle est en déplacement. « J’aimerais arriver à manger moins de viande parce que je prends conscience que ce n’est pas top-top, surtout pour le bien-être animal, et aussi pour la planète, témoigne-t-elle. C’est dans l’air du temps. J’en parle avec des amies. »

Neutralisation

Katell n’est pas la seule à tenter de réduire un peu sa consommation de viande. Selon la grande enquête FranceAgriMer/Ifop de 2020 (8), 24% de personnes se disent flexitariennes (dont 65% de femmes, plutôt diplômées et sportives) et 8% sont qualifiées de personnes « flexitariennes non étiquetées », c’est-à-dire qui ont réduit leur consommation de viande depuis quelques années, notamment pour des questions de santé et d’environnement. Selon l’étude, « près d’un tiers des flexitariens modérés (consommant encore quotidiennement de la viande) ont adopté ce régime récemment (moins de deux ans). » Sauter le pas vers un régime excluant radicalement la consommation des animaux est plus rare en France qui ne compte, selon FranceAgriMer, que 1,9% des personnes se disant végétariennes et 0,3% végétaliennes, là encore plutôt des femmes (67%), diplômées et des jeunes (41% de 15-34 ans qui ne sont que 34% de la population).

Cette réduction modérée de la consommation de viande en France, estimée par l’Insee en 2018 à 12% en dix ans - alors que dans le même temps, elle a explosé dans l’ensemble du monde (9), assortie d’une orientation vers des viandes affichant un meilleur respect du « bien-être animal », est une autre manière d’affronter le paradoxe de la viande. La chercheuse en psychologie australienne Elisha Dowsett (10) l’appelle la neutralisation : « une stratégie cognitive permettant de nier la nature violente de la consommation de viande en promouvant son côté ‘’éthique’’ ». Ce dont témoigne par exemple Pierre Hinard, créateur du réseau de vente directe le Bœuf d’herbe : « nos partenaires-consommateurs ont de la difficulté à acheter des animaux jeunes, mais ils savent que, même si nous avons arrêté une vie, nous avons respecté l’animal ».

Ce que cache la publicité

Parce que l’industrialisation des productions animales s’intensifie de plus en plus, comme le montre Greenpeace dans un rapport de 2020 (11) - 1% des exploitations françaises assurent aujourd’hui les deux tiers de la production française des porcs, poulets et œufs -, l’industrie agro-alimentaire dépense beaucoup d’argent en publicités pour nous convaincre du contraire : 30 millions par an par exemple pour Interbev, l’Interprofession bétail et viande, qui reçoit des centaines de milliers d’euros de subventions de l’Etat français et de l’Union européenne. Elle montre des animaux heureux dans des décors champêtres, alors que plus de huit animaux abattus sur dix sont issus d’élevages intensifs et ne voient pas un brin d’herbe durant leur courte vie. « Quand la production de viande augmente mais que sa qualité baisse, des stratégies de communication bien aiguisées sont nécessaires pour inciter à sa consommation. Rien de plus efficace alors que de reprendre les recettes éprouvées de l’industrie du tabac, avec des ingrédients comme la liberté de choix, la fierté nationale, le lien social ou encore les idéaux masculins », explique Alex Bogusky, ancien publicitaire américain, dans l’introduction du rapport de Greenpeace de 2021 Haché menu, ce que cache la publicité pour la viande (12).

Pour limiter la baisse récente de la consommation de viande en France, Interbev tente de surfer sur la « tendance émergente » du flexitarisme qui « avec ses modalités variées, est le plus susceptible de se généraliser » (13). Un de ses spots télé (14), montrant des jeunes dégustant de la viande dans des situations enviables, se termine par « être flexitarien, c’est simplement manger varié avec une viande de qualité plus responsable et plus durable. » La guerre des mots est commencée, alors que le flexitarisme correspond pourtant à une véritable réduction de la consommation de viande dans les pays riches, répondant à des enjeux climatiques mais aussi de santé. La population de notre voisine l’Allemagne l’a bien compris qui, en dix ans, a réduit la consommation annuelle de sa viande préférée, le porc, de 40 à 30 kilos par personne et compte désormais 2% de personnes véganes, 10% végétariennes pour 55% flexitariennes (15). Un courant désormais mainstream.

 

Note de bas de page :

(1) Dans le dossier spécial « manger de la viande » du magazine L’Histoire, novembre 2019.

(2) www.l214.com/enquetes/videos/

(3) https://doi.org/10.4000/terrain.2932

(4) Ed. Terre vivante, 2018.

(5) fr.wikipedia.org/wiki/Paradoxe_de_la_viande

(6) Du latin sentiens, c’est-à-dire capable de ressentir la douleur ou le plaisir de manière subjective.

(7) Ed. L’âge d’homme, 2016.

(8) www.franceagrimer.fr

(9) Selon l'Organisation des Nations-Unies pour l'alimentation et l'agriculture la FAO, la consommation de viande a été multipliée par près de cinq en 50 ans dans le monde, passant de 71 en 1961 à 339 millions de tonnes en 2021.

(10) Dans son étude expérimentale « neutraliser le paradoxe de la viande : dissonance cognitive, genre et manger des animaux ».

(11) www.greenpeace.fr/elevage-industriel

(12) www.greenpeace.fr/rapport-que-cache-la-pub-pour-la-viande

(13) Selon Viandes et Produits carnés, l’organe des filières animales et de l’industrie de la viande www.viandesetproduitscarnes.fr

(14) www.youtube.com/watch?v=Vt4kJAix8gM

(15) Selon un rapport du Département de l'Agriculture des États-Unis paru le 25 janvier 2023 https://apps.fas.usda.gov

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