RÉSISTANCES d'hier et d'aujourd'hui en Cévennes

Publié le mar 13/03/2018 - 12:16

Faire ressurgir dans les mémoires les résistances d’hier, informer sur les résistances d’aujourd’hui et faire résonner les résistances locales, qu’elles soient écologiques ou sociales. C’est l’objectif de la maison et de l’association Abraham Mazel, qui organise des rencontres du film documentaire « Luttes et Résistances » à Saint-Jean-du-Gard (30) les 6, 7 et 8 avril.

Par Pierre Isnard-Dupuy

De Saint-Jean-du-Gard au hameau de Falguières, la route slalome entre les châtaigniers. C’est après le pont sur le Gardon de Mialet, en surplomb du hameau, que se trouve « la Maison des résistances dhier et daujourdhui ». Autrement appelée Abraham Mazel, elle est animée par l’association du même nom. Expositions, rencontres et soutien des luttes locales font l’engagement de ses membres afin de faire infuser l’esprit de résistance. À propos de son engagement, Catherine Boucon exprime « un besoin de résister à tout ce que lon veut nous faire penser, de garder son libre arbitre ». Jean-Marie Delcourt veut « contrer la pensée dominante de lexploitation, engluée dans le matérialisme ». En moteur de son engagement, Jacques Verseils énonce la pensée de l’écologiste Jacques Ellul, « résister, cest exister ».


Affiche de l’exposition proposée par des élèves du collège Jean- Racine d’Alès actuellement à la maison Abraham Mazel. © Association Abraham Mazel

Un héritage pour la liberté de conscience

Dans la vallée voisine de la Salendrinque, l’association soutient une opposition à l’extension anti-écologique d’un camping. À Saint-Jean-du-Gard, elle participe, dans un collectif avec le centre social l’Oustal, la paroisse protestante et Cévennes Sans Frontières, à l’accueil de deux familles sans-papiers. Alix Gilles, présidente d’Abraham Mazel, est fière de préciser qu’il s’agit d’une initiative de désobéissance civile. « Cest aussi un bénéfice pour la mixité dans le village. Autour de ces familles se rassemblent les jeunes anars de Cévennes Sans Frontières et des protestants qui auparavant ne se parlaient pas », se réjouit-elle. Faire vivre la résistance en tissant du lien résumerait presque l’action de l’association. À Saint-Jean-du-Gard, elle propose « les rencontres du film documentaire Luttes et Résistance », dont la prochaine édition aura lieu début avril. En début d’été, elle organise « des rencontres et discussions ». Le thème 2018 : « Résister au temps ».

Le nom de la maison est emprunté à un simple cardeur de laine, qui y naquit en 1677. Abraham Mazel fut ensuite un héros de la guerre des Camisards (1702-1704). Révoquant l’édit de Nantes, Louis XIV entreprit de pourchasser les protestants huguenots qui avaient trouvé refuge en Cévennes. C’était sans compter la résistance de ceux qui se firent camisards. « Les camisards nont pas mené une guerre de religion. Ils ne voulaient simplement pas se soumettre au totalitarisme », défend Jean-Marie Delcourt, membre de l’association. Pour Robin Bonzon, qui nous entraîne à la visite du lieu, « lassociation se sert de ce nom pour sopposer à toute contrainte intellectuelle. Cest un prétexte pour faire vivre la maison de toutes les résistances. » Plus tard, la maison a été « un refuge pour les républicains espagnols, les juifs et les maquisards », raconte notre guide.

Agiter les mémoires et faire vivre les résistances

Dans les années 1990, la maison devint le cœur battant d’une opposition au barrage de La Borie, qui devait noyer la vallée. Le projet fut enterré en 1992 par une consultation qui donna plus de 90 % de voix défavorables. Le même jour, se tenaient les élections régionales, auxquelles le Front National engrangea 17 % des suffrages en Languedoc-Roussillon. « Aujourdhui on signerait pour un tel score, mais à lépoque cétait un choc », contextualise Jacques Verseils. Poussée par ces deux événements, l’association lançait une souscription afin de restaurer l’imposant mas en pierre. Pour garder la mémoire de l’opposition au barrage, les membres de l’association emmènent régulièrement des visiteurs en randonnée thématique dans la vallée. Un autre sentier, sur les traces des camisards, se termine à la maison Mazel.

Les étages du mas, jusqu’à l’ancienne magnanerie (pour l’élevage du ver à soie), servent de lieu d’exposition pour que ressurgisse la mémoire des résistances. L’exposition du moment, intitulée « De la résistance aux résistances », présente des figures du monde entier, telles que Nelson Mandela ou la militante pakistanaise des droits des femmes Malala Yousafzai. Visible jusqu’à fin mars, elle est réalisée par les élèves de l’atelier mémoire du collège Jean-Racine d’Alès. Bien d’autres thèmes sont aussi dans les préoccupations de la maison : grèves des fileuses de soie en 1906, maquis des Cévennes, action des justes pour cacher des juifs, luttes des mineurs cévenols… Histoire de rappeler que les événements d’hier résonnent aujourd’hui lorsqu’il s’agit de défense des droits et de protection des opprimés. « Les raisons de résister sont multiples et toujours plus nombreuses », expose Jacques Verseils.

L’amitié entre les peuples se forge aussi à la maison Mazel. Le Kanak Jean-Pierre Weneguei, résidant en Cévennes, y est venu une première fois en 2016 pour parler émancipation de son peuple et écologie. Désormais habitué du lieu, le chef de l’île d’Ouvéa, en Nouvelle-Calédonie, veut y planter un champ d’igname. Il s’apprête en outre à ériger une case kanake. Elle permettra de « faire la coutume », comme le veut la tradition spirituelle de son peuple.

Plus d’infos :
www.abrahammazel.eu
www.facebook.com/associationabrahammazel


En avril : « Résister au temps »

« Prendre son temps, gagner du temps, perdre son temps, vivre avec son temps… Le temps est au cœur de nos vies, il irrigue notre langage », écrit l’association Abraham Mazel pour illustrer sa thématique de l’année, fil rouge de ses rencontres du film documentaire « Luttes et Résistance » à la salle Stevenson de Saint-Jean-du-Gard les 6, 7 et 8 avril prochain. Construction de l’Histoire, rapport au temps dans nos vies, réponses aux défis de l’avenir : ses propositions seront autant de moments de s’interroger. « Limportant, cest l’échange avec les réalisateurs et les témoins », précise Jacques Verseils. La rencontre sera donc mise à l’honneur, avec un repas entre les films. 


INTERVIEW

Patrick Cabanel : « De 1702 à 1944, il y a en Cévennes une tradition de résistance à l'État »

Historien et directeur d’études à l’École pratique des hautes études (EPHE), Patrick Cabanel revient sur les grandes luttes qui ont marqué l'histoire des Cévennes.

Propos recueillis par Virginie Guéné


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On parle des Cévennes comme d’une terre de lutte. Mais quel est le premier événement remarquable sur le territoire ?

La guerre des Camisards, entre 1702 et 1704, est l'événement fondateur de l'identité des Cévennes. Ce qu'il faut bien retenir, c'est que ce n'est pas une guerre de religion. Mais la révolte d'une infime minorité – à l'époque il y avait 2 % de protestants en France – qui prend les armes non pas pour imposer sa religion à autrui mais pour essayer d'obtenir un minimum de liberté de conscience, l'autorisation de se réunir pour prier Dieu. Rien de plus. La modernité de la révolte tient à deux aspects : c’est d'abord la technique de lutte, qui est une forme de guérilla, comme on dira beaucoup plus tard. Et c’est surtout le fait que les Camisards se sont battus pour une valeur universelle : la liberté de conscience. Leurs descendants n'obtiendront victoire que sous la Révolution française.

C'est aussi une terre de lutte politique ?

C'est vrai qu'à partir de là les Cévennes passeront aux yeux des Français et de l'administration pour une terre de rébellion. Au XIXe siècle, dès qu'il y a des menaces contre la laïcité ou la République, notamment le 2 décembre 1851 lorsque Louis-Napoléon Bonaparte supprime la Seconde République par un coup d'État puis met en place le Second Empire, on voit de nouveau les Cévennes s’agiter. Non plus pour des questions de religion, mais pour une question politique : la défense de la République.

Les Cévennes deviennent une terre de gauche, républicaine et laïque, ensuite une terre socialiste et enfin, dans la deuxième moitié du XXe siècle, une terre communiste. Pour l'historien, cette sorte de « mariage » entre le protestantisme et le communisme est quelque chose de très étonnant.

Justement, comment expliquez-vous ce mariage ?

On explique le vote communiste qui a marqué les vallées méridionales des Cévennes à partir des années 1930 par l'idée que, pour un Cévenol, le communisme est la façon la plus pleine de se montrer républicain, sans avoir personne sur sa gauche. Il ne s’agit pas, dans ce pays où il a été si difficile, pour chacun, de construire et d’entretenir sa parcelle de propriété et de paysage, d’envisager quelque collectivisation des terres ! Il faut ajouter l’influence du bassin houiller, qui « remonte » les vallées : communisme ouvrier et urbain et communisme rural et huguenot se sont renforcés mutuellement, vers le milieu du siècle dernier.

Les Cévennes, c'est aussi la terre des Justes…

Oui, la dernière lutte, très connue, a lieu dans les années 1940. Les Cévennes ont été un des hauts lieux qui ont refusé Vichy, la collaboration, le nazisme, l'antisémitisme. C’est la seconde grande page de leur tradition de résistance. Avec à nouveau une résistance spirituelle et une résistance politique, dans une région qui est à la fois terre de maquis et terre de refuge pour les juifs. Plus d'un millier de juifs ont été sauvés ici, notamment par des pasteurs qui ont été particulièrement actifs et courageux.

À lire : Histoire des Cévennes, Patrick Cabanel, coll. Que sais-je, PUF.

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