[REPORTAGE] LIBRAIRES DE VILLE EN VILLE

Publié le mer 28/11/2018 - 14:27

Par Jérémy Pain

Ils sillonnent l’Auvergne-Rhône-Alpe pour apporter la culture au plus près du public. Sur les marchés ou les événements locaux, les libraires itinérants viennent combler le manque d’offre culturelle, avec une volonté de lutter contre le commerce hors-sol. En ligne de mire, le géant du web Amazon.

En cette matinée de juillet, les températures grimpent déjà aux Ollières, commune ardéchoise de la vallée de l’Eyrieux, qui voit défiler durant l’été de nombreux touristes. Il est 10 heures et quelques passants déambulent dans les allées du marché. Un peu à l’écart, un véhicule baptisé le Mokiroule attire les regards. Le camion de 9 mètres de long, tout décoré de dessins aux couleurs vives, émerveille les enfants. Ces derniers ralentissent le pas des parents. « Ils ne se posent pas de questions, ils veulent monter dans le camion, les parents n’ont plus qu’à suivre », s’amuse Pascale Girard, la maître des lieux.

C’est le cas d’Albin, déterminé à emprunter des livres pour les vacances. Il a déjà dévoré la pile emportée la fois précédente. Pour la famille venue de Rennes, la librairie itinérante est une aubaine. « On voulait se renseigner au sujet d’une bibliothèque locale », explique le père de l’enfant. « C’est une librairie, pas une bibliothèque », corrige Pascale Girard, qui aime rappeler l’identité des lieux.

Combler un vide culturel

Cette ancienne intermittente du spectacle a embrassé son rêve il y a trois ans. Et, puisque la sédentarité ne l’a jamais intéressée, elle déplace son commerce de ville en ville, dans 13 communes et jusqu’à 50 kilomètres autour de son domicile. La libraire enchaîne les kilomètres sur les routes sinueuses de l’Ardèche. Elle ne compte pas ses heures. Pour suivre ses allées et venues, il suffit de se connecter sur sa page Facebook (« LeMokiroule »), afin de connaître son agenda de la semaine.

Le matin, elle est sur un marché ; l’après-midi, elle s’installe à la sortie d’une école. De temps en temps, elle passe par des événements autour du livre. Les 20 m² de surface de vente lui permettent d’embarquer jusqu’à 3 000 références : des livres de jeunesse — sa spécialité —, mais aussi des romans, des bandes dessinées, des documentaires... Dans un territoire rural qui compte peu de librairies — les premières sont à Privas (Ardèche) et Valence (Drôme) —, son activité vient combler la soif de lecture des habitants et des touristes de passage.

David Blouët se déplace à 50 kilomètres à la ronde autour de Bourbon-l’Archambault. © Stéphanie Vinot

La présence de la libraire profite aussi au réseau de bibliothèques de la région, qui bénéficie de ses connaissances relatives aux livres jeunesse. « Je n’arrivais pas à trouver de livres qui attirent les enfants, explique Chantal, bibliothécaire locale. Pascale m’a conseillée et, désormais, quand je raconte une histoire aux enfants, ils veulent immédiatement lire le livre. »

Des territoires sensibles aux alternatives

Comme Pascale Girard, nombreux sont ceux qui tentent l’expérience d’une librairie qui va à la rencontre des habitants. David Blouët est de ceux-là. Ni camion ni voiture pour ce quadragénaire. Il a choisi pour moyen de déplacement le tricycle et a créé la Libricyclette. Après avoir hésité à reprendre un café-librairie qui s’apprêtait à fermer à Bourbon-l’Archambault (Allier), il a aussi opté pour l’itinérance. Depuis plus d’un an, cet ancien éducateur spécialisé arpente la région entre Moulins et Montluçon, muni de son vélo cargo à assistance électrique, bien utile dans cette région vallonnée. Lui aussi possède une page Facebook, du même nom que sa librairie, sur laquelle on peut suivre ses déplacements. « Je suis un libraire de territoire, je participe à la vie locale, explique-t-il. La Libricyclette, ce n’est pas uniquement la vente de livres, c’est aussi du lien social ! »

Principalement situé sur le marché de Bourbon, David est capable de se déplacer dans un périmètre de 50 kilomètres à la ronde. Son tricycle pèse 120 kilos à vide et jusqu’à 250 kilos, lorsqu’il est chargé. « Je peux transporter 250 livres. Mais j’ai un stock de plus de 700 livres, dans lequel je puise », précise-t-il.

Le territoire bourbonnais est rural mais, à l’image de l’Ardèche, on y trouve une appétence pour les modes de vie alternatifs et l’innovation sociale, à l’image de ce que propose la Libricylette. « L’accueil y est chaleureux, appuie David Blouët. Lorsque je viens sur le marché, ça crée de l’animation. Ça attire les gens et les commerçants apprécient l’initiative. »

Retisser du lien social, voilà la motivation première de ces routiers de la culture. Dans le massif de la Chartreuse, en Isère, Sandrine Dubuc installe toutes les semaines son commerce, Les Pages libres, sur le marché de Saint-Pierre-d’Entremont. À 50 ans, cette professeur d’histoire-géographie veut désormais retrouver davantage de liberté grâce à ce projet : « La médiation culturelle m’intéresse beaucoup, explique-t-elle. Je rencontre des gens que je ne croise pas ailleurs : des auteurs, des éditeurs, des organisateurs de manifestations... J’essaye également de développer des animations autour de la vente de livres. » L’apprentie libraire embarque chaque semaine des centaines de références dans une grande voiture aux côtés de tréteaux, parasols et étagères.

Contre le « Goliath » Amazon

Circuits courts, éducation populaire, modes de vie alternatifs... Toutes ces valeurs sont partagées par ces libraires itinérants. Un combat commun les anime : faire face à Amazon, le géant du secteur. L’ombre du mastodonte du commerce en ligne, au catalogue pléthorique, plane en permanence sur les activités de ces petits commerçants. Mais en misant sur la proximité, l’expertise et la création de liens humains, les libraires itinérants tentent à leur échelle de s’extraire de cette concurrence féroce. « Beaucoup de lecteurs sont réfractaires à la commande sur internet. Du coup, ils ne lisent plus ou se tournent vers les brocantes, mais ils n’ont pas accès aux nouveautés », déplore Pascale Girard.

Jusqu’à 3000 références peuvent être embarquées dans le Mokiroule. © Jérémy Pain

Avec son Mokiroule, la commerçante ardéchoise promet les mêmes services que la multinationale. « Je suis dans le même réseau que les autres librairies, je peux passer commande et être livrée dans les mêmes temps. Avec des prix similaires, grâce à la loi du prix unique du livre, je gagne contre Amazon ! », assure-t-elle. Sur son site internet (voir « Plus d’infos »), elle annonce qu’on peut retrouver dans sa librairie « tous les éditeurs nationaux, mais aussi (et surtout !) beaucoup de maisons d’édition à taille humaine ».

Cet engagement des libraires se retrouve aussi chez les lecteurs, et se propage dans le choix même des références de livres. Les ouvrages de personnalités engagées sur le terrain de l’écologie, tels Marie-Monique Robin ou Pierre Rabhi, trouvent une bonne place dans le rayon « Lutter » du Mokiroule. « Je travaille également avec les éditions Terres Vivantes, basées en région, et j’ai tout un fonds sur l’agroforesterie », ajoute David Blouët. Une façon de concilier l’état d’esprit de sa librairie itinérante avec les produits qu’il vend.


Plus d’infos :

www.lemokiroule.fr
www.facebook.com/lalibricyclette/  

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