[LYON] DONNER DU SENS A L'IMMOBILIER

Publié le jeu 29/11/2018 - 09:21

Par François Delotte
Appart & Sens incite des propriétaires et investisseurs à louer leurs biens à des personnes aux revenus intermédiaires, mais ayant des difficultés à accéder au logement. Reportage à Lyon. 

C’est un appartement flambant neuf, situé dans le quartier de Gerland, dans le 7e arrondissement de Lyon. 72 m² lumineux avec véranda. Il y a quelques mois, Léopoldine Angot, 33 ans, et son compagnon David Marion, 32 ans, n’auraient jamais imaginé accéder à un tel logement. Si leurs revenus oscillent « entre 2500 et 3000 euros mensuels », selon Léopoldine, tous deux ont des situations professionnelles qui ont tendance à faire fuir les propriétaires. « Je suis pianiste, intermittent du spectacle. Léopoldine est aussi musicienne. Elle donne des cours et dirige des chorales, avec le statut de micro-entrepreneur », précise David. En témoignent claviers, partitions et autre guitare miniature que l’on retrouve ici et là dans l’habitation.

Aider les catégories « intermédiaires »

Le couple a aménagé en mai 2018. Cette location a été possible grâce à une agence immobilière atypique : Appart & Sens, qui a été fondée à Lyon il y a deux ans par Caroline Liby. Cette professionnelle aguerrie bénéficie d’une expérience dans le logement « classique », dans l’habitat social et dans la réinsertion par le logement.

Elle précise : « C’est en étant nourri par ce parcours que j’ai décidé de monter ce projet d’agence solidaire. » Pour cela, elle a été accompagnée par Alter'incub, un incubateur de projets axés sur l’innovation sociale. « Je suis partie du constat de la crise du logement en cours à Lyon, où peu de locations sont disponibles, poursuit-elle. Ce contexte peut rendre difficile l’accès au logement pour des personnes solvables, mais victimes de discriminations, sans garants, ou dans des situations professionnelles qui ne leur permettent pas de trouver facilement un appartement. »

Si les personnes au RSA sont dirigées vers le parc social, voire très social, « il y a peu de solutions qui s’offrent aux catégories dites “intermédiaires” ». Léopoldine et David se sont retrouvés dans ce cas de figure. « J’étais ingénieur avant d’être intermittent, raconte ce dernier. L’entreprise pour laquelle je travaillais m’a trouvé un appartement de 60 m², alors que je n’avais pas encore reçu ma première paye. Puis, j’ai décidé de me lancer dans la musique. »

Gaëlle Duranton, développeuse commerciale pour Appart & Sens devant Les Girondines, Ephad dans lequel l’agence solidaire loue un appartement © François Delotte

Une fois ce changement de cap opéré, le jeune homme passe plusieurs mois à « galérer » pour trouver un logement, malgré d’importantes allocations. « J’ai fini par trouver un 35 m², parce qu’un propriétaire m’a fait confiance », poursuit-il. « Tu n’as pas changé, tu es le même David. Mais pour les propriétaires, il y a eu le David ingénieur qui payera son loyer, le chômeur qui ne le payera plus et l’intermittent aux revenus instables », relève Léopoldine, avec un sourire malicieux.

« Cela démontre l’absurdité du système, dénonce Gaëlle Duranton, développeuse commerciale d’Appart & Sens. Nous, nous prônons la discrimination positive pour tous les dossiers de personnes solvables aux revenus “intermédiaires”. C’est-à-dire, devant s’inscrire dans une fourchette de ressources allant de 1650 euros à 2200 euros mensuels pour une personne seule. Au regard de la pénurie de logements, ces profils ne sont pas prioritaires dans l’accès aux logements sociaux », explique-t-elle.

Gagner la confiance des propriétaires

Le défi de l’agence : convaincre propriétaires et investisseurs de s’engager avec elle. Elle avance pour cela de solides arguments. « Nous avons monté une garantie “loyer impayé”, avec un assureur spécialisé. Celle-ci est adaptée à des personnes qui ne sont pas couvertes habituellement par ce type de produits : intermittents, indépendants, personne qui subissent une forme de précarité du travail, détaille Caroline Liby. Nous nous appuyons aussi sur un dispositif appelé Visal, proposé par Action Logement ».

Appart & Sens a aussi des arguments fiscaux. « Pour les logements anciens, les propriétaires investisseurs bénéficient de l’abattement “Anah”, qui correspond à un abattement fiscal de 30 % du revenu locatif pour des logements de catégorie intermédiaire, comme ceux que nous proposons. Ils peuvent recevoir une subvention pour travaux et une exonération de taxe foncière », explique Gaëlle Duranton. « Dans le neuf, notre particularité est d’avoir couplé les avantages Anah et un abattement de TVA de 10 % relatif à la construction dans le logement social », poursuit la conseillère immobilière.

Mais un autre argument est mis en avant par Caroline Liby : « Comme notre nom l’indique, il s’agit de donner du sens à investissement immobilier. Nous amenons les propriétaires à réfléchir au type de public qu’ils veulent aider en priorité : famille monoparentale, personne en situation de handicap... » C’est ce qui a séduit Florence Béduneau-Chassaing. Avec son mari, cette cheffe d’entreprise a acheté un appartement pour le mettre en location. « Je n’étais pas complètement à l’aise avec cette logique. Cela renvoie au fait que nous sommes favorisés, que l’on peut se le permettre », confie-t-elle. « Appart & Sens nous permet d’investir avec cette logique de contribution. La démarche m’a tout de suite parlé », affirme cette femme qui travaille dans la responsabilité sociale des entreprises.

L’été dernier, l’agence leur a présenté une dizaine de candidatures. « Nous avons été particulièrement touchés par l’histoire d’un couple. Lui travaille et bénéficie d’un titre de séjour. Elle est étudiante et se prépare à devenir professeur. Elle était enceinte. Or, il venait de perdre leur logement », raconte Florence Béduneau-Chassaing.

Guillaume Moulet, consultant pour Alter incub, a suivi le projet de Caroline Liby durant 18 mois. « À terme, l’un des objectifs d’Appart & Sens est de disposer d’un local où seraient organisés des temps d’échanges et de rencontres entre propriétaires, locataires et futurs locataires », explique-t-il. Le statut de la société pourrait aussi évoluer, passant d’une société par actions simplifiée (SAS) vers une société coopérative d’intérêt collectif (Scic), afin d’avoir « une entreprise partagée entre ses différentes parties prenantes », souligne-t-il. L'entreprise dit se laisser le temps de la réflexion sur ce point.

Pour l’un des grands acteurs locaux de la lutte contre le mal-logement, la fondation Abbé-Pierre, Appart & Sens répond à un « besoin », « mais ça ne va pas tout régler, estime Véronique Gilet, directrice régionale de la fondation en Auvergne-Rhône-Alpes. Il faut voir les effets dans le temps. Et Appart & Sens ne pourra pas régler seule le problème des prix dans le parc privé. »

Aujourd’hui, Appart & Sens loue entre 25 et 30 logements pour une dizaine de propriétaires. Son défi : trouver davantage de personnes décidées à lui confier leurs biens. Et continuer ainsi d’apporter une réponse à un marché du logement particulièrement tendu. 

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