Les boudeuses : du théâtre de rue pour un dialogue citoyen

Publié le mer 18/07/2018 - 15:57

par Élodie Potente

Susciter une prise de conscience chez les spectateurs, tel est le pari de la compagnie de théâtre de rue les Boudeuses. Ces Aveyronnaises n'hésitent pas à faire passer des messages forts à travers un humour grinçant et un jeu grisant. Écologie, égalité, vie sexuelle et affective ou encore vivre ensemble, autant de sujets qui les animent. Reportage dans le village d'Arzens, dans l'Aude, au cœur de leur spectacle Retrouvailles.

Le monde se presse place de l'Europe à Arzens, dans la campagne audoise. Il est bientôt 18 h 30, et le village trépigne d'impatience pour accueillir le spectacle des Boudeuses. La compagnie aveyronnaise fondée en 2012 est composée de Maëva, Maëlle, Élodie et Claire-Pomme. Ces quatre femmes revendiquent un théâtre d'action, engagé et plein d'humour autour de valeurs communes comme l'égalité, la liberté et l'humanisme.

Dans la salle polyvalente de la commune, coincée entre l'église et la poste, les comédiennes se préparent. Ce soir, elles sont trois à interpréter leur dernier spectacle intitulé Retrouvailles. Une création inédite pour le projet annuel de territoire de Carcassonne agglo, qui met en lien artistes et habitants. Comme pour tous leurs spectacles, les Boudeuses ont inscrit ce projet en lien avec le territoire et l'actualité locale ou nationale. En pleine écriture ont eu lieu les attaques de Trèbes et Carcassonne à une vingtaine de kilomètres d'Arzens. Cet événement est venu renforcer le travail sur le vivre ensemble et l'acceptation de l'autre amorcé par les comédiennes.

Talkie-walkie à la taille, les bénévoles de l'association AVEC, co-organisatrice de l'événement, dirigent les participants. Ces spectateurs-acteurs seront divisés en trois familles rassemblées pour le cinquantenaire du patrimoine du village. Chacun enfile un signe distinctif d'appartenance à une famille et s'apprête à déambuler dans la commune au gré des scénettes de la pièce. Tailleur bleu et chignon serré, Bertille Tissordière, personnage loufoque interprété par Élodie Combes, entreprend de saluer tous les membres de sa famille. Les participants reçoivent avec étonnement et amusement une bise de leur supposée cousine qui leur invente une histoire commune : « C'est vrai que tu n'avais pas été très sympa au dernier repas de famille », rappelle-t-elle à un spectateur

Une compagnie engagée

Il a fallu quatre mois aux Boudeuses, dont trois semaines à Arzens, pour écrire et co-construire leur spectacle Retrouvailles avec les habitants du village. Tous ont été inclus : le comité des fêtes, les clubs de gym, de pom-pom girls, de musique et l'association des Estivales de la Malepère dont le président a été le liant entre les comédiennes et les villageois : « On est rentré chez les habitants. Pour nous, c'est magique. On fait notre travail de comédiennes et en même temps l'aventure humaine est extraordinaire. On a appris l'histoire du village grâce à eux », commente la comédienne Maëva Poudevigne.

La compagnie a démarré par un spectacle autour de la liberté d'expression sous forme de criée de rue populaire et participative. Cette première création intitulée Des bouts d'eux a été un tremplin : « La part de réécriture dans ce spectacle est de 40 % », expose la comédienne.
Car chacune de leurs performances est unique. Leurs spectacles Criée de rue verte, Décontes du quotidien ou Mission p(l)anète sont recontextualisés et reterritorialisés auprès de chaque public : « Pour qu'un spectacle ait du sens, on a le sentiment que plus on l'adaptera au territoire, plus le spectateur sera investi puisqu'on parlera de ce qui se passe chez lui », ajoute Maëva.

Le spectateur au centre de la pièce

Pour les comédiennes, le théâtre de rue permet une plus grande liberté, sans « prendre en otage » le spectateur. Elles ont choisi d'abattre le « quatrième mur » qui sépare la scène et le public dans le théâtre classique :
« Dans toutes nos créations, le spectateur est notre axe central. Le spectacle se passe presque autant au sein de l'auditoire que sur scène », explique Maëlle Marion, comédienne dans la compagnie. « On a l'impression que le public parfois, même en théâtre de rue, est consommateur », constate-t-elle. « Il prend sans chercher à comprendre. Nous, on en demande un peu plus aux spectateurs. Ils se déplacent, ils écrivent, ils sont au milieu de la scène, ils sont en déambulation, ils changent d'identité, on les prend à parti énormément. »

À Arzens, le pari semble réussi pour cette création originale. Une quarantaine de personnes ont pris part au spectacle en amont, sans compter la centaine de curieux qui se sont rassemblés autour des trois artistes en ce dimanche soir. La déambulation s'arrête au château du village et s'ensuit une scène sur le passé historique d'Arzens : « Imaginez vous en 1850… », commence Élodie, alias Bertille.

 

Élodie (qui joue le rôle de Bertille) présente l'arbre généalogique de la famille Tissordière aux spectateurs-acteurs. © E. Potente

« Dire la petite musique à l'intérieur des gens »

Postée devant l'église du village, Maëlle alias Sophie Bouffartigue, autre personnage descendant d'une famille arzenaise, montre quelles pierres ont façonné l'édifice. « J'aimerais que ce village soit comme cette pierre, soutenue par les autres », clame-t-elle du haut de son échelle. En utilisant l'humour comme levier, les artistes font passer des messages forts : « On ne pourrait pas traiter ces problématiques compliquées au premier degré. Si on prend la transition écologique ou l'égalité au premier degré, c'est morbide, c'est lourd », affirme Maëva.

Leurs créations se nourrissent également de recherches en amont. Elles n'hésitent pas à bien s'entourer : anthropologues, ethnologues, sociologues leur donnent des clés de compréhension. 
Quant à l'écriture des textes, elle peut être collective ou menée par Maëva Poudevigne :
« Maëva a une écriture très rythmée, imagée, qui va parler sur une forme légère de choses profondes. Qui dit beaucoup la petite musique à l'intérieur des gens. Ses textes proposent des personnages très dessinés », commente Maëlle. 

Il est 20 h 30, le spectacle touche à sa fin. Maëva s'est glissée dans la peau de Marie-Hélène de la Roche. Lunettes fines et jupe plissée lui donnent un air sévère et stressé. Elle a été le rythme de cette déambulation dans les rues d'Arzens hurlant des « dépêchez-vous », « on s'installe vite !» à des participants qui n'ont pas boudé leur plaisir. 


Le théâtre boude-t-il les femmes ?

Le Haut Conseil à l'Égalité a publié dans son rapport de 2018* des chiffres accablants mais révélateurs quant au sexisme dans la culture. Le théâtre n'est pas épargné : seules 22 % des compagnies aidées par l'administration centrale ou décentralisée étaient dirigées par des femmes en 2014. Sur 102 théâtres en France, 21 % d'auteures sont programmées. Ces discriminations se retrouvent dans les 19 % d'écart salarial entre hommes et femmes travaillant dans les métiers liés au théâtre. Toutes formées au théâtre « de salle », les Boudeuses ont su s'affranchir des carcans sexistes dans la culture en travaillant différemment et en investissant l'espace public. Elles constatent malgré tout que les programmateurs qu'elles rencontrent sont majoritairement des hommes.

*« Inégalités entre les femmes et les hommes dans les arts et la culture Acte II : après 10 ans de constats, le temps de l’action », Haut Conseil à l'Égalité, 2018. 

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