[GRAND ENTRETIEN] Luc Frémiot : la lutte contre les violences faites aux femmes est « une question d’engagement »

Publié le ven 17/07/2020 - 13:00

Crédit : DR : Luc Frémiot, aujourd’hui retraité de la magistrature et auteur de romans, poursuit son combat. 

Propos recueillis par Élodie Crézé

Chaque année en France, près de 220 000 femmes sont victimes de violences par leur conjoint ou ex-conjoint. L’ex procureur de la République de Douai Luc Frémiot en a fait son combat depuis plus de 10 ans. Alors que le confinement imposé dans le cadre de la crise sanitaire semble avoir exacerbé les violences au sein des foyers,  il estime que les institutions et les politiques s’engagent enfin dans la bonne voie.

Vous avez fustigé le manque d’ambition du Grenelle des violences conjugales, clôturé en novembre dernier. C’était un simple coup de communication ?

J’étais pessimiste au départ, car depuis des années je constate une inertie du gouvernement sur le sujet. Surtout, la secrétaire d’État chargée de l'Égalité entre les femmes et les hommes, Marlène Schiappa, refusait de créer des centres d’accueil pour les auteurs de violence. Cela obligeait les femmes à quitter leur domicile avec leurs enfants, alors que je considère que c’est aux auteurs de le faire ! Avec Eva Darlan(1), nous avons demandé une inspection des services judiciaires(2). Pour les années 2017 et 2018, nous nous sommes aperçus qu’une large majorité des enquêtes n’étaient pas traitées par les services de police et de gendarmerie. Les plaintes étaient transformées en mains courantes, voire non reçues. Les enquêtes envoyées au parquet étaient incomplètes, et celui-ci se contentait de classer sans approfondir le sujet. Enfin, des dispositions importantes comme l’éviction du domicile conjugal(3) de l’auteur des faits n’étaient pas appliquées, pas plus que la prise en charge de ce dernier par des psychiatres et des psychologues.

 

Ce rapport d’inspection et le Grenelle ont-ils tout de même provoqué un sursaut ? 

Oui, depuis, des mesures ont été annoncées, et confirmées après le confinement. Notamment la création de centres d’accueil pour les auteurs de violences - il est question d’en créer deux par région. Enfin, le gouvernement se décide à traiter les causes ! Cela signifie s’occuper des victimes mais aussi des auteurs, quand ils sont primo-délinquants, pour essayer de les responsabiliser. Mais aussi les amener à comprendre les conditions dans lesquelles ils deviennent dangereux. Permettre aussi aux victimes de rester chez elles. En décembre 2019, la loi Pradié, adoptée, va également dans le bon sens. (Elle prévoit, entre autres, de suspendre de plein droit l'autorité parentale en cas de crime ou de poursuites pour crime, NDLR). Même s’il faudra des mois pour mettre tout cela en place, pour une fois je suis optimiste !

 

Le confinement semble avoir exacerbé les violences faites aux femmes et isolé davantage les victimes. Quelles en seront les conséquences sur le long terme, pour la société ? 

Le confinement est un fait ponctuel qui a certes créé un cluster de la violence dans certains couples, mais cela nous fait oublier la réalité des choses : qu’il est vécu au quotidien par la plupart des femmes qui font l’objet de violences - même si le confinement tel que nous l’avons vécu et le fait de se trouver 24h sur 24 avec quelqu’un n’arrange rien. Le confinement permanent que vivent ces femmes résulte d’une camisole psychologique, qui les empêche d’annihiler une situation d’emprise, qui s’exprime par un contrôle des libertés. La plupart d’entre elles doivent rendre compte à longueur de journée de leur emploi du temps, minuté par le conjoint. Ce confinement doit nous faire prendre conscience, puisque les gens l’ont vécu, de ce que ça peut être lorsque l’on est au quotidien avec un mari violent.

 

L’arsenal judiciaire est-il globalement suffisant dans ce domaine ou faut-il encore légiférer ? 

On dispose déjà de tous les textes législatifs nécessaires ! (Lire Encadré - NDLR). Pour ma part, j’ai lancé un dispositif en 2003(4), et en 2020 le parlement a fait des propositions de loi(5). Le problème reste vraiment cette carence de certains services de police et de gendarmerie qui ne reçoivent pas les plaintes. Et ce laisser-aller de certains procureurs de la République, qui n’ont pas encore compris qu’il y avait là un enjeu sociétal. Souvent, des enfants sont présents et risquent de devenir eux-mêmes auteurs ou victimes de violences. Ils sont pris entre deux devoirs de loyauté, opposables : celui envers leur mère et celui envers leur père. Ces enfants servent aussi d’outils pour l’auteur de violences au moment de la procédure de séparation ou de divorce. Je reproche à certains magistrats, malgré tout, de classer le dossier ou de faire des médiations, ce qui est interdit par la loi.

 

Avec l’idée sous-jacente que ce qui se passe dans l’intimité d’un couple ne concerne pas la justice ?

Cette idée subsiste oui, alors qu’à partir du moment où une violence est commise, cela concerne la justice ! Il y a aussi la crainte de se faire manipuler avec une procédure de divorce qui pourrait s’engager derrière. Ce sont également des contentieux chronophages, et parfois il est plus simple de ne pas les traiter. Aujourd’hui, la justice doit gérer des flux au détriment, parfois, de la qualité.

 

N’est-ce pas en partie dû à un manque de moyens alloués à la justice ?

Si, mais on ne peut pas se réfugier derrière cela. Je rappelle qu’en 2003, quand j’ai lancé mon dispositif, je n’avais ni financement, ni textes légaux, et nous y sommes parvenus quand même ! C’est une question d’engagement. On sera efficace si on travaille en réseau, en définissant clairement les politiques pénales, en y associant les services de polices et de gendarmerie, avec les médecins légistes, les psychiatres, mais aussi les différentes juridictions. Il faut sensibiliser les juges d’application des peines, ceux du tribunal correctionnel, les juges aux affaires familiales, pour qu’ils travaillent ensemble, avec le parquet également. Aujourd’hui, il n’y a pas de politique de juridiction.

 

Peut-on se fier aux statistiques officielles en matière de violences faites aux femmes ? Il est question de 220 000 victimes(6), chaque année en France… 

Les chiffres sont faux car ils ne recensent pas toute une partie des victimes qui ne portent pas plainte, notamment en matière d’agressions sexuelles. C’est ce que l’on appelle le chiffre noir(7). Les seules statistiques fiables sont malheureusement celles des décès, en augmentation. (Entre 122 et 149 féminicides(7), selon les sources, ont été recensés en 2019 – NDLR).

 

Il faut dire que la parole des femmes est souvent remise en cause par les institutions…

Oui. Les femmes sont souvent mal reçues lors de leur dépôt de plainte. Il y a aussi un manque de confiance envers les institutions. Parfois, la peur les paralyse. L’emprise et le déni expliquent également le refus de porter plainte. Ce déni est d’ailleurs ce qui relie l’auteur à sa victime : souvent celle-ci est sous emprise, ou aime encore son bourreau, et elle finit par se persuader que tout est de sa faute. Ces questions sont ravageuses. De l’autre côté le même déni anime le bourreau : « je ne suis pas dangereux, c’est ma femme qui me rend violent ». Lorsque ce déni commun s’installe, il est très difficile d’en sortir. C’est la raison pour laquelle il faut traiter les violences dès les premiers coups. Si on attend que le couple se cristallise dans une relation de violence, cela sera plus complexe à résoudre.

 

Pensez-vous que nous vivons dans une société patriarcale, voire machiste ?

Il y a en effet de vrais relents de machisme dans notre société, et une violence –omniprésente-  banalisée. En 2003, j’avais reçu une lettre fort bien écrite, d’un homme qui maniait la syntaxe, me reprochant d’être une menace pour la société car je remettais en cause le « droit de correction » d’un mari sur sa femme… Je suis persuadé que beaucoup pensent encore comme cela, même si les choses changent.

 

  1. Une pétition a été lancée avec la comédienne et réalisatrice Éva Darlan intitulée « Non-assistance à femmes en danger ». À retrouver sur change.org.
  2. L’inspection générale de la justice exerce en France un contrôle sur les services liés à la justice, au nom du ministre de la justice et garde des sceaux pour s’assurer de leur bon fonctionnement.
  3. Le juge aux affaires familiales peut prescrire l’éloignement du domicile du conjoint violent et encadrer l’éventuel droit de visite des enfants.
  4. Création d’un foyer pour les auteurs de violences à Douai, 2003. Les résultats sont édifiants : la récidive pour les hommes passés en foyer tombe entre 6 à 8% quand elle stagne à 45% ailleurs. L’expérience inspire même le Japon et le Canada.
  5. Il est notamment question de mettre en place des bracelets anti-rapprochement, ou encore d’assouplir le secret médical pour permettre aux médecins de signaler des « cas d’urgence absolue ».
  6. Source : www.stop-violences-femmes.gouv.fr
  7. Le chiffre noir représente la différence entre la délinquance réelle et la délinquance connue au travers des statistiques officielles. Ce sont les délits qui « échappent » à la police.
  8. Le terme « féminicide » désigne le meurtre d’une femme pour le simple fait qu’elle est une femme.

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