[DOSSIER] Reconnecter le citoyen à la démocratie

Publié le sam 04/05/2019 - 16:43

Par Nicolas Troadec

De Kingersheim, dans la banlieue de Mulhouse, à Grenoble en passant par Rennes et Paris, les expériences de démocratie participative et locale se heurtent à une réalité difficile à transformer : dévoiement, manque de temps ou de motivation des citoyens… Mais le succès des budgets participatifs municipaux montre qu’une co-construction d’actions publiques entre habitants et représentants est possible.

 

Le mouvement des gilets jaunes, qui agite le pays depuis le mois d’octobre 2018, vient une nouvelle fois illustrer la crise de la démocratie représentative à la française. Au cœur des revendications, transparaît une volonté de prendre part aux grandes décisions, avec le référendum d’initiative citoyenne. Mais aussi de donner son avis hors des temps électoraux. De co-construire avec les élus. La démocratie participative, un mode de partage du pouvoir qui intègre les citoyens dans les prises des décisions, peut-elle remplir ce rôle ? Pour le sociologue Michel Fize, retraité du CNRS et auteur de L’individualisme démocratique : les défis de la démocratie participative (2010, L’Œuvre), « il faut opérer le mariage des deux démocraties, leur donner d’égales responsabilités, parce que c’est une attente des citoyens ».

Mais comment développer une démocratie participative qui en est encore à ses balbutiements à l’échelon local, au sein d’institutions inadaptées à sa pratique ? À Grenoble, la majorité de gauche, menée par Eric Piolle (EELV), a voulu lancer un « droit d’interpellation et de votation d’initiative citoyenne ». À partir de 2000 signatures, cet outil devait permettre d’inscrire un sujet à l’ordre du jour du conseil municipal, voire de l’imposer au moyen d’une votation citoyenne. Le tribunal administratif, saisi par la préfecture, a annulé le dispositif. Et ce, parce qu’il n’est pas possible d’outrepasser le pouvoir exécutif du conseil municipal. Second argument du tribunal : la votation était ouverte aux personnes non inscrites et aux mineurs de plus de 16 ans.

Mais Eric Piolle ne compte pas en rester là et porter l’affaire devant la cour administrative d’appel. « On a été attaqués par le gouvernement Macron, on n’a pas le droit de déléguer trop de pouvoir aux citoyens », estime-t-il. Pour Paul Bron, élu d’opposition faisant partie d’un « mouvement citoyen local », l’équipe d’Eric Piolle s’est de toute façon « cachée derrière un processus inaccessible » : une majorité de 20 000 voix était nécessaire pour que la votation citoyenne s’impose au conseil. Un palier inatteignable, pour l’élu d’opposition.

L’essor des budgets participatifs

Néanmoins, toutes les initiatives de démocratie participative ne connaissent pas ces difficultés. À la tête des réussites grenobloises se trouve le budget participatif. En place depuis 2015, il rassemble toujours plus de votants : 5625 en 2018, contre 3548 en 2017. Ce mode de gestion de la dépense locale, né au Brésil, attire de plus en plus de municipalités. En 2017, 45 villes françaises avaient mis en place le dispositif. Dès 2018, elles avaient presque doublé, avec 80 communes. À Paris, l’investissement est conséquent : 5 % du budget se veut participatif, ce qui représente 100 millions d’euros. Des départements et des régions, comme le Gers et l’Occitanie, s’y mettent aussi. La plupart du temps, les réalisations portent sur de l’aménagement urbain ou des projets culturels.


Lire l'entretien : Yves Sintomer, "La démocratie participative peut conduire à une écoute sélective des décideurs"
 


Pour le chercheur Loïc Blondiaux, professeur de Sciences politiques à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, le budget participatif offre une « garantie forte » aux citoyens de peser sur les décisions. Même si les projets sont validés en amont par les municipalités, et qu’ils ne touchent pas « les projets structurants », ajoute Yves Sintomer, politologue classé à gauche (lire l’interview page 52).

À Rennes, qui faisait partie des villes pionnières avec Paris, Grenoble et Metz, 5 % du budget, soit 3,5 millions d’euros, y est consacré. « Le budget seul est limitatif », précise Jean-Marie Goater, adjoint délégué à la démocratie locale. Il a contribué à créer la Fabrique Citoyenne, « label » regroupant tout un panel de dispositifs de co-construction et de concertation : « Il faut un ensemble de dispositifs qui concourent. À lui seul, le budget participatif ne peut pas aborder toutes les problématiques », estime l’élu.

« Démocratie de construction »

Changement d’échelle à Kingersheim, commune de 13 000 habitants, dans la banlieue de Mulhouse (Haut-Rhin). Dans cette ville, inspiratrice du mouvement Place publique porté par Raphaël Glucksman et Claire Nouvian (lire l’interview page 38), dont le maire Jo Spiegel est l’un des co-fondateurs, les États généraux permanents de la démocratie (EGPD) ont été mis en place dès 1998.

Une quarantaine de projets ont été portés par les conseils participatifs, des instances qui existent pour des durées limitées, sur des thématiques précises. Pour Jo Speigel, ces critères sont la garantie du maintien de la motivation des participants. Ces conseils se veulent différents des conseils de quartier, mis en place avec la loi Vaillant de 2002, relative à la démocratie de proximité, que le maire estime « relativement figés ».

Pour chaque projet porté par la ville, une « séquence démocratique » s’ouvre, au cours de laquelle la question du budget est aussi traitée. « Je parle plus de démocratie de construction que de démocratie participative », estime le maire, ancien membre du PS. Son objectif : que les consensus soient établis « sur la base démocratique la plus large possible. S’il n’y a pas d’opposition à un principe, on avance ». Toute la population est invitée à participer à ces conseils qui, à chaque fois, attirent des profils différents selon les sujets (la création d’un parc public ou d’un lieu de culte...).

Mais la démocratie participative intéresse majoritairement les personnes bien insérées dans la société, « les inclus et les retraités », estime Jo Spiegel. Pour pallier ce problème, 40 % des participants aux conseils sont tirés au sort : « Une personne sur six accepte de participer, explique le maire. L’idée est de rencontrer un maximum de gens. » Et pour tenter de « toucher les invisibles », l’équipe municipale a de nouveau sillonné les rues, comme elle l’avait fait en 1998. L’idée : « Suggérer aux habitants de porter eux-mêmes des projets ». « En réalité on ne les a pas touchés tant que ça », évalue, en demi-teinte, le maire.

« Sentiment d’illégitimité »

D’autres exemples illustrent la difficulté des collectivités à mobiliser les citoyens, quelle que soient leur taille : à Saillans et ses 1200 habitants en Auverne-Rhône-Alpes, en 2017, seulement 24 % de la population majeure participaient aux commissions et aux groupes Action-projet. Sabine Girard, conseillère municipale, relevait lors d’une interview vidéo avec Sans transition !, lors du festival Res Publica à Lyon, qu’il fallait « donner plus de moyens pour permettre aux habitants d’être citoyens, de leur donner du temps, pour exercer leur citoyenneté ». Autre exemple : dans la métropole de Nantes, seulement 5000 habitants sur 620 000 ont contribué à la consultation « Nantes, la Loire et nous ».

Pour Loïc Blondiaux, trois raisons empêchent les citoyens de participer activement aux dispositifs de démocratie participative. Leur disponibilité est « limitée », accaparés qu’ils sont par le travail, les loisirs, le quotidien… Ensuite, « toute une partie de la population a cessé d’avoir confiance en elle-même, ainsi que dans les institutions, pour pouvoir participer à ce type d’exercice. Il y a un sentiment d’illégitimité à dépasser, notamment dans les catégories sociales populaires ». La dernière raison réside dans le fait que, hormis les budgets participatifs, la plupart des dispositifs ne permettent pas de peser réellement sur les décisions.

Pourtant il y a urgence. Pour Gérard Onesta, président du bureau de l’assemblée régionale d’Occitanie, qui tente d’installer durablement des dispositifs de démocratie participative à l’échelon régional (lire page 56), « les populistes surfent sur les mécanismes démocratiques actuels, qui sont datés » et nécessitent une refonte. Pour l’élu régional, une véritable « course contre la puissance de la démagogie » est lancée.



Plus d’infos :

www.grenoble.fr

www.ville-kingersheim.fr

fabriquecitoyenne.rennes.fr

 

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