[BLOOM] Un rapport inédit pour la transition sociale-écologique des pêches

Publié le mer 24/01/2024 - 10:29

Face à l’urgence écologique et sociale et en l’absence de scénarios concrets pour penser l’avenir des pêches, BLOOM a lancé un groupement de recherche pluridisciplinaire dédié à la planification de la transition sociale-écologique des pêches. Ce groupement, constitué entre autres de chercheurs de L’Institut Agro, d’AgroParisTech et de l’EHESS-CNRS, en collaboration avec l’association The Shift Project et la coopérative L’Atelier des Jours à Venir, publie aujourd’hui le premier bilan scientifique multi-critères de la performance économique, sociale et écologique des pêches françaises, intitulé "Changer de cap. Pour une transition sociale-écologique des pêches".

D’une part, en mettant sur pied une méthodologie nouvelle pour établir un "bilan marin" exhaustif des activités de pêche, ce bilan révolutionne la façon d’évaluer les activités humaines en mer pour juger de leur "durabilité". De la même manière qu’un large courant de l’économie s'éloigne de l'idée que le PIB soit un indicateur adéquat pour mesurer la richesse des nations, le secteur de la pêche ne peut plus être uniquement examiné à travers le seul indicateur de la productivité. Le "bilan marin" plaide pour une grille de lecture écosystémique bien plus large que l’acception actuelle de la "durabilité" en prenant en compte l’impact des activités sur l’abondance des populations d’animaux ciblés, le maintien de la diversité biologique et de l’intégrité des habitats, ainsi qu’un ensemble de critères sociaux et économiques tels que les subventions publiques allouées aux activités ou les emplois créés par tonne de poissons pêchés.

D’autre part, cette évaluation inédite des activités de pêche en mer, fondée sur des données publiques européennes, fait apparaître une cartographie rationnelle de la performance des différents segments qui composent la flotte de pêche française, permettant de soutenir des choix publics rationnels et bénéfiques pour la société française, l'emploi, la santé des finances publiques, des écosystèmes marins et du climat ainsi que la reconstruction de notre souveraineté alimentaire. 

En analysant de manière simultanée les retombées ou impacts sociaux, environnementaux et économiques des activités de pêche, la direction rationnelle à prendre pour changer de cap et gagner sur tous les tableaux surgit pleinement. 

Des résultats très négatifs pour la grande pêche industrielle dominée par les arts traînants...

Les recherches mettent en évidence le bilan très clairement négatif de la pêche industrielle, notamment des chaluts et sennes de plus de 24 mètres. Les chaluts et sennes de fond industriels (1) cumulent les tares écologiques, économiques et sociales : destruction des fonds marins, surexploitation des espèces pêchées, captures massives de juvéniles, faible capacité à créer de l’emploi, faible valeur ajoutée, fort impact carbone et importantes émissions de CO2. D’un point de vue économique et à titre d’illustration : pour un même niveau de capture réalisé dans un milieu sauvage (l’océan), les chalutiers de fond industriels et hauturiers créent 2 à 3 fois moins d’emplois et presque 2 fois moins de valeur ajoutée que les flottes utilisant les arts dormants (les lignes, casiers et filets). 

...dépendante des subventions publiques

En outre, la rentabilité des flottilles utilisant des chaluts de fond est dépendante des subventions publiques : 1 kg de ressources pêchées est subventionné entre 50 et 75 centimes d’euros pour les flottilles utilisant des chaluts et sennes de fond, quand les autres flottilles sont subventionnées à moins de 30 centimes d’euros par kilogramme débarqué. La rentabilité des grands chaluts et sennes de fond est donc artificielle, avec un coût social et environnemental exorbitant, supporté par les contribuables et les écosystèmes naturels. A contrario, la rentabilité de l’ensemble des arts dormants (2) ne dépend pas des financements publics. A ce titre, le bilan multifactoriel établi par le groupement de recherche plaide pour un arrêt du subventionnement massif des navires industriels utilisant le chalut, en particulier le chalut de fond (3).

Changer de cap : la nécessité d'accompagner le secteur de la pêche vers la transition

La transition du secteur doit permettre de conserver son segment le plus vertueux et durable : la petite pêche côtière (navires de moins de 12 mètres), soit plus de 70% des navires, utilisant majoritairement les arts dormants, dont le déclin est aujourd’hui tel qu’on peut parler d’une menace de disparition. Si la petite pêche côtière est plus performante sur l’ensemble des indicateurs, elle comporte toutefois un problème essentiel à régler : son impact sur les espèces "sensibles" comme les oiseaux ou les mammifères marins. L’analyse ne distingue pas les métiers de la petite pêche qui ont à cet égard des performances très différentes, mais donne une indication globale : même les segments les plus vertueux des flottes côtières doivent progresser sur le problème essentiel des captures accidentelles (certains engins dits "dormants" tels que les filets ou les palangres génèrent des captures d’oiseaux ou de dauphins qui doivent être évitées).

Majoritaire en nombre de navires, la petite pêche côtière (navires de 0 à 12 mètres) aux arts dormants, représente un faible volume des captures (10% du total), mais sait créer de la valeur ajoutée et de l’emploi (19 et 21% du total, respectivement). A titre d’illustration, la flottille des chalutiers pélagiques industriels génère 10 fois moins d’emplois par tonne débarquée, alors même qu’elle reçoit 7 fois plus de subventions par emploi. Quant à la flottille des chalutiers de fond industriels, elle touche 5 fois plus de subventions par emploi que les navires côtiers utilisant des arts dormants, et presque deux fois plus par kilo débarqué.

La puissance publique soutient ainsi depuis des décennies les pêches les plus impactantes d’un point de vue social, économique et écologique au lieu de soutenir la pêche aux arts dormants, majoritairement côtière, dont la performance selon la grande majorité des critères est indéniablement plus vertueuse.

Le bilan dressé par les chercheurs alerte sur le non-sens économique, social et écologique de la gestion actuelle du secteur de la pêche et montre la voie d’un futur possible, tant en France que dans d’autres États membres de l’Union européenne. Le secteur de la pêche peut inverser les tendances à l’œuvre et mettre fin à sa faillite structurelle à condition que les moyens soient déployés pour accompagner le développement d’une pêche véritablement "durable", une "pêchécologie" (5), c’est-à-dire une pêche minimisant les impacts sur le climat et le vivant tout en contribuant à la souveraineté alimentaire européenne, en maximisant les emplois et en offrant des perspectives socio- économiques et humaines dignes.

Lire le rapport "Changer de cap. Pour une transition sociale-écologique des pêches".

NOTES

(1) La senne démersale ou senne de fond est une évolution technologique du chalut de fond. Elle consiste à placer un filet en forme d’entonnoir dans le fond marin, relié par ses deux extrémités à un câble qui est déployé sur le fond encerclant une surface de 3 km2. Le câble est ensuite mis en vibration pour créer un mur de sédiments et rabattu de manière à concentrer les poissons sur une zone de plus en plus réduite. La dernière étape piège les poissons dans le filet.

(2) En termes d’engins, les métiers de la pêche se divisent entre arts dormants (les filets, casiers et lignes) et arts traînants (les dragues, chaluts, et sennes). Source : https://archimer.ifremer.fr/doc/00784/89603/96190.pdf. Les arts dormants piègent les espèces ciblées de manière passive, en s'appuyant sur leurs comportements de déplacement ou de chasse.

(3) Le chalut démersal ou chalut de fond est un filet de forme conique remorqué par un navire qui capture des espèces commercialisables situées sur ou à proximité du fond, comme la sole, la morue, la baudroie ou la langoustine. Cet engin qui racle donc les fonds marins ne doit pas être confondu avec le chalut pélagique, trainé en pleine eau et qui capture des espèces comme le hareng, la sardine, le maquereau...

(4) L'Institut Rousseau est un think tank créé par des hauts fonctionnaires en 2020. Il rassemble "des intellectuels, des chercheurs, des fonctionnaires et des travailleurs du secteur privé et du secteur public. Son objectif est de produire des propositions de politiques publiques innovantes, ambitieuses et opérationnelles".  Site officiel disponible à l'adresse suivante : https://institut-rousseau.fr/.

(5) Gascuel Didier, La Pêchécologie. Manifeste pour une pêche vraiment durable, Quae, 2023.

 

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