[ VALLÉE DE LA ROYA ] Un retour à la terre pour s’enraciner

Publié le lun 28/10/2019 - 16:35

Par Sandrine Lana.

Il y a deux ans, des milliers de migrants arrivaient chez Cédric Herrou, agriculteur de la Vallée de la Roya. Aujourd’hui, sa ferme-refuge devient une communauté agricole de la fédération Emmaüs.

La ferme de Cédric Herrou est accessible par un chemin de pierres et de terre, dans un renfoncement de la route départementale qui relie Vintimille (Italie) à Breil-sur-Roya dans les Alpes-Maritimes. Trente mètres plus haut, des restanques abritent des poules, des potagers, des oliviers… Depuis quelques mois, une dizaine de personnes s’y active : bienvenue dans la 120e communauté Emmaüs de France, la première communauté entièrement paysanne, Emmaüs Roya.

« C’est lors de la tournée du film Libre[1], en 2018, que l’on s’est aperçu qu’il existait beaucoup de lieux d’accueil alternatifs des migrants et ce qu’étaient vraiment les communautés Emmaüs. », relate Marion Gachet, qui a rejoint Cédric Herrou sur la ferme comme bénévole puis membre de l’association Défends ta citoyenneté (association créée en 2017 par des habitants de la vallée solidaires des migrants). En échangeant avec des responsables de l'association, les deux militants se sont rendu compte que, dans les faits, la ferme de Cédric était en train de devenir une communauté… « avec plus d’animaux de compagnie ! », lance la jeune femme.

La même année, dans la ferme d'élevage avicole et de production d'huile d'olive, les exilés en transit régularisent leur situation, partent petit à petit vers les villes pour rejoindre des membres de leur famille, pour être scolarisés ou pour trouver un travail. D’autres décident de rester là, soit par choix, soit en dépit d’un autre lieu d’accueil. Il y a aussi beaucoup moins d’arrivées d’Italie (voir encadré). « Les gens se sentaient bien ici mais étaient malgré tout ghettoïsés », se souvient Marion. « On ne savait pas comment cadrer l’activité de ceux qui restaient. Certains passaient leur nuit sur facebook ou messenger. Or l’activité, c’est aussi un moyen de lutter contre la dépression, les souvenirs, le traumatisme... »

Yohannes Teklay et Patrick sont en pause devant la cuisine collective où tout le monde partage ses repas. Photo : Sandrine Lana.

C'est à ce moment-là que l’agriculteur et les bénévoles choisissent de construire des bâtiments pour un accueil plus durable et pour l'activité avicole. Tout le monde jardine, bricole. « Mais on avait peur de se faire arrêter pour travail dissimulé ! », note Cédric Herrou, habitué aux contrôles de police et aux gardes à vue pour suspicion d’aide à l’immigration illégale. Tout le travail était bénévole, donc non-rémunéré, et sans cadre légal. « On est sorti de la logique d’assistanat et on a souhaité donner des clés aux exilés pour qu'ils puissent se prendre en main. », poursuit-il.

« Emmaüs ou rien »

Comment faire alors pour continuer à gagner de quoi vivre tout en poursuivant l’accueil sur ses terres et en garantissant une activité à tous ? « C’était Emmaüs ou rien. On n’avait pas le choix. Nous sommes allés rencontrer des membres de la fédération Emmaüs au printemps et ils ont été très réactifs », explique Marion Gachet qui gère, en plus de son travail de la terre, la partie administrative de la nouvelle communauté.

Or les communautés Emmaüs sont des communautés où les revenus sont essentiellement issus de la revalorisation d’objets donnés, recyclés. Ici, l’enjeu est agricole et vivrier. « Nous faisons du maraîchage en agriculture biologique, c’est nouveau pour Emmaüs. Mais nous apportons notre expertise agricole à l'association qui nous fournit un cadre légal », poursuit-elle. Le 5 juillet, Cédric Herrou, exploitant agricole, a donc cédé ses terres à son association Défends ta citoyenneté (DTC) qui est devenue Emmaüs Roya. Un autre terrain agricole a été prêté à la communauté par la famille de l’agriculteur. Aujourd’hui, quelque 5 000 m² sont exploités par six compagnons, Cédric Herrou et Marion Gachet, tous deux co-responsables de la communauté. Comme les autres communautés Emmaüs, la ferme devient un « OACAS », un organisme d’accueil communautaire et d’activité solidaire qui permet aux compagnons d’obtenir un pécule d’environ 340€ par mois et d’être nourris et logés. Les OACAS ouvrent aussi une porte vers la délivrance d’une carte de séjour temporaire salarié ou travailleur temporaire, sous conditions.

« Ce que je fais ici me plaît mais j’aimerais évoluer, avoir un meilleur travail et retrouver ma famille. », Yohannes Teklay, un compagnon de la Roya

Pour Yohannes Teklay, la quarantaine, la communauté est une solution provisoire, qui lui permet de se reconstruire. « Avant, je n’avais pas d’endroit où vivre. Ici, je me sens bien », explique le compagnon érythréen lors d’une pause dans une journée dédiée à la préparation des terres du potager. « Ce que je fais ici me plaît mais j’aimerais évoluer, avoir un meilleur travail et retrouver ma famille. Pour l’instant, c’est bien et je suis aidé dans mes démarches administratives ». Yohannes a obtenu le statut de réfugié en France pour dix ans. Bien que trilingue, sa faible maîtrise du français l’empêche encore de postuler là où il voudrait, comme chauffeur de taxi peut-être, métier qu’il a déjà exercé.

Ne plus être considérés comme migrants

Après un mois d’activité paysanne effective, les cultures de chacun s’entremêlent dans les champs, à table, lors de la vente des produits de la ferme : nigériane, française, iranienne, sénégalaise, guinéenne, érythréenne… La communauté qui se crée entend aussi ouvrir ces hommes à la société et leur rendre une dignité par le travail. Afin de ne plus être de simples « migrants » aux yeux de beaucoup.

Les compagnons et bénévoles travaillent généralement en binômes qui varient de jour en jour « pour éviter que des clans de communauté ne se forment », explique Cédric Herrou. « La vie ensemble est toujours compliquée aujourd’hui, mais on est sorti de l’hébergement d’urgence des années précédentes. On avait appris à gérer ça, mais pas à vivre sur le long terme avec des populations différentes », ajoute Marion Gachet autour d’un café devant la cuisine collective de la ferme.

Patrick est pour l’instant le seul compagnon français. Il est arrivé sur l’exploitation début 2019 pour effectuer un wwoofing (bénévolat dans une ferme, ndlr), après sa formation agricole. « Je suis venu ici sans connaître l’histoire militante de Cédric», explique-t-il, « On parle français, parfois anglais. Ou on ne parle pas du tout. Avec Yohannes, c’est silencieux quand on bosse mais on se comprend. » L’attitude pragmatique de Patrick résume bien l’état d’esprit de l’exploitation : l’action militante passe d’abord par l’action physique, commune pour vivre ensemble.

Début août, les premiers légumes sont sortis des champs et ont été livrés aux clients, qu’on appelle ici « partenaires » : épiceries, magasins de producteurs, restaurants et grandes surfaces bio dans la vallée de la Roya et à Nice. « Plus que l'étiquette Emmaüs, ce sont les produits bio et locaux qui plaisent à nos clients », explique François, responsable du Petit Primeur à Breil-sur-Roya. Son magasin a déjà écoulé en quelques jours une cinquantaine de kilos de tomates, des fraises et du basilic en provenance de la ferme. Dans la vallée, l’arrivée d’Emmaüs Roya amène aussi des messages de soutien et d'espoir. L'initiative pourrait se reproduire ailleurs en France.

Plus d'infos : https://defendstacitoyennete.fr/emmausroya

 


[1] Libre, de Michel Toesca, met en lumière le combat de Cédric Herrou et des habitants de la Roya pour le respect du droit d’asile des migrants

 

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