[DOSSIER] - HANDICAP, LE GRAND OUBLIÉ DE L'EMPLOI ?

Publié le lun 19/11/2018 - 11:48

Par Cyprien Caddeo


Il est rarement sur le devant de la scène politique ou médiatique, ne s’invite jamais comme une thématique majeure lors des périodes électorales. Pourtant, le handicap concerne près d’un Français sur six, avec un taux de chômage important (lire page 46). Certaines initiatives montrent pourtant qu’il est possible de concilier emploi et handicap

L’emploi, un chemin de croix pour les handicapés ? Selon l’Agefiph, qui gère le fonds d’insertion professionnelle pour les personnes handicapées, 500 000 d’entre elles étaient inscrites au chômage en 2017. Le taux de chômage des personnes en situation de handicap atteint 22 %, alors que la moyenne nationale pointe à 8,9 %... « Des chiffres alarmants », commente Anne Baltazar, présidente de l’Agefiph. Mais celle qui est également en charge du handicap pour le syndicat Force Ouvrière, veut nuancer le tableau : « En revanche, le taux d’emploi des handicapés progresse tout doucement, de 0,1 % par an environ. »


Pour Anne Baltazar, ce taux très élevé de chômage s’explique de plusieurs manières : d’abord, la crise de 2008, qui a frappé tout le monde. Ensuite, le recul de l’âge de la retraite qui, mécaniquement, augmente le nombre de personnes handicapées sur le marché du travail : « On a de nouvelles personnes assez âgées qui se déclarent handicapées tardivement, lorsqu’elles se retrouvent par exemple au chômage, explique Anne Baltazar. Elles n’avaient pas eu besoin par le passé de la reconnaissance de travailleur handicapé. Mais, une fois au chômage, elles se rendent compte que cette reconnaissance peut présenter des avantages. »


Autre problème : le délai pour être reconnu handicapé, lorsqu’une maladie se développe, alors qu’on est salarié. Il peut parfois se passer un an entre les premiers symptômes, les arrêts maladie, le diagnostic et l’obtention d’un statut. Entre temps, l’entreprise a pu licencier son employé. « C’est un vrai problème : il y a trop de licenciements pour inaptitude », s’inquiète la présidente de l’Agefiph. Elle retient néanmoins un point positif : le nombre de procédures de reconnaissance du statut de travailleur handicapé s’avère en augmentation, « preuve que les gens ont de moins en moins peur d’évoquer leur handicap en entreprise ».

« Le milieu ordinaire doit être la norme »


Depuis 1987, la France dispose d’un arsenal réglementaire pour inciter les entreprises à embaucher des personnes handicapées. Un quota de 6 % est imposé aux entreprises de plus de vingt salariés, qui a été confirmé par la loi du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances. Les entreprises qui ne le respectent pas doivent verser une cotisation à l’Agefiph. Dans les faits, les 6 % n’ont jamais été atteints. Selon les chiffres de la Dares, le taux d’emploi dans le milieu dit ordinaire (en opposition au milieu adapté ou protégé), gravite autour de 3,4 %.



« Personne ou presque n’embauche des handicapés en milieu ordinaire »
Jean-Philippe Foa, syndicaliste CGT


En juin dernier, la secrétaire d’État en charge du handicap, Sophie Cluzel a pourtant réaffirmé que « le milieu ordinaire devait être la norme pour tous ». Cela implique aussi un changement de mentalité, en travaillant sur la perception du handicap et en formant salariés et employeurs. « La politique en vigueur a longtemps été “d’occuper” les handicapés plutôt que de les employer », ajoute Laurent Delannoy, à l’origine d’Avencode, une entreprise niçoise qui embauche en priorité des autistes Asperger (lire page 50).


Certaines entreprises du milieu ordinaire sont néanmoins de bons élèves. La plupart des grandes franchises françaises ont recruté des référents handicap et se sont saisies de la question. Carrefour, ou le Groupe Bertrand, sont régulièrement cités comme particulièrement volontaristes. Casino a, par exemple, crée la mission « Handipacte » et affiche un taux d’emploi des personnes handicapées qui atteint 13,22 %. Une politique bénéfique aux travailleurs handicapés, comme à l’entreprise, en termes d’image et d’aides perçues.


Le milieu protégé en question


Si le milieu ordinaire « doit être la norme », c’est aussi parce que le milieu protégé pose question. Les Établissements et services d’aide par le travail (ESAT) soulèvent quelques critiques. Les handicapés — souvent lourds — n’y sont pas salariés et sont appelés communément des « usagers ». Ainsi, ils ne bénéficient pas de toute la protection due aux salariés par le code du travail et n’ont par exemple par le droit de se syndiquer. Une situation que dénonce Jean-Philippe Foa, syndicaliste CGT, dans une entreprise du réseau ANRH (association d’insertion des travailleurs handicapés qui embauche 1500 handicapés dans 25 établissements, dans toute la France). Lui-même malentendant, il regrette que « dans notre société, personne ou presque n’embauche des handicapés en milieu ordinaire », conduisant à des « abus aberrants » : « Même en entreprise adaptée, on se rend compte que les employeurs se servent souvent du handicap comme d’une main-d’œuvre bon marché, à travers des contrats de sous-traitance », souligne-t-il.


Alternative au milieu ordinaire, les entreprises adaptées jouissent d’un statut particulier, car elles emploient plus de 80 % de travailleurs handicapés. Elles sont aussi censées servir de passerelles vers le milieu ordinaire. « Cette passerelle ne marche pas très bien, concède Anne Baltazar. Les entreprises adaptées ont plutôt intérêt à garder leurs salariés, pour doper leur activité. » 


Peut-être qu’une partie de la solution se cache de l’autre côté des Pyrénées. En Espagne, depuis 2004, il existe des « enclaves professionnelles » dédiées aux handicapés. Elles consistent en des groupes d’au moins cinq salariés, en provenance de CET (l’équivalent hispanique des ESAT), qui travaillent en entreprise ordinaire pour un contrat d’au moins trois ans, avec une possibilité d’embauche à l’issue de cette période. Ce dispositif permet de faire le lien entre entreprise adaptée et ordinaire, et n’a pour le moment aucun équivalent en France.


Plus d'infos: www.agefiph.fr et www.anrh.fr/


Serge Ebersold : « le milieu ordinaire est la clef » pour les personnes handicapées


Propos recueillis par Cyprien Caddeo


Professeur au Conservatoire national des arts et métiers et chercheur au Laboratoire interdisciplinaire pour la sociologie économique, Serge Ebersold travaille sur les questions d’accessibilité, notamment scolaires et professionnelles.


Quels sont les principaux obstacles qu’une personne handicapée peut rencontrer dans son cursus scolaire puis professionnel ?


Ils sont nombreux ! Mais il est évident que la sous-qualification est le principal obstacle pour les personnes handicapées. Cela renvoie à la manière dont on pense leur scolarisation, qui n’est pas couplée avec l’obtention de qualifications. C’est-à-dire que, même s’il y a beaucoup plus d’enfants handicapés scolarisés en milieu ordinaire aujourd’hui, cela n’est pas forcément synonyme de réussite scolaire ni de qualification professionnelle. Environ 30 % des enfants en situation de handicap entrant en primaire atteignent le lycée. Et sur ces 30 %, 4/5 atterrissent dans des filières professionnelles, qui sont les plus disqualifiées, dans le contexte français. Cela ne les conduit que très marginalement à l’emploi.


Le milieu ordinaire est-il la solution ?


Oui, bien sûr : il est la porte d’accès aux droits communs et à l’emploi. À ceci près qu’il faut penser l’aspect social, relativement secondaire aujourd’hui. Nous avons aussi une conception trop techniciste de l’accessibilité, qui ne se résume pas à une rampe d’accès et un ordinateur. Il faut penser l’environnement scolaire comme permettant de construire les conditions de réussite de l’élève. Nous sommes seulement dans une logique de compensation. Et c’est la même chose pour l’emploi : nous sommes dans une logique de placement.


L’une des raisons à ce manque de prise en compte n’est-elle pas la mauvaise représentation du handicap en France ?


Il ne peut y avoir qu’une mauvaise image du handicap, puisque personne ou presque ne recrute de personnes handicapées. Avoir une bonne image du handicap, au contraire, ce serait réfléchir à la manière de légitimer socialement et professionnellement ces personnes. Or en France, ce n’est pas fait : le système de Cap Emploi ou des MDPH (Maison départementale des personnes handicapées) transforme la personne handicapée en personne dans le besoin. Dans les politiques inclusives, il y a quelque chose qui relève de la négation de la question sociale. C’est-à-dire que, si vous ramenez le handicap à une affaire de situations individuelles, vous n’interrogez plus le rapport de la société au corps autre. Et vous en faites un simple problème de management. La loi de 2005 sur l’égalité des droits et des chances a organisé l’intervention sociale autour de la notion de besoins, ce qui revient à dire que les pouvoirs publics n’entendent plus mener d’action a priori, mais seulement a posteriori.


Lire : Trajectoires postscolaires, transition juvénile et accessibilité : perspectives internationales, Cairn, 230 p, 5 euros


Avencod, l’entreprise qui affirme que l’autisme est une force

 

Le café Joyeux, à Rennes, emploie principalement des personnes en situation de handicap. Il fait figure d'exception sur le marché de l'emploi. © Benoit Vandestick

Par CC

À Nice, l’entreprise d’informatique Avencod embauche quasi exclusivement des autistes Asperger. Alors que le spectre autistique souffre encore d’ignorance et d’une mauvaise image en France, son patron veut démontrer les extraordinaires performances des Asperger, pour peu que l'on comprenne leurs besoins.

À l’origine d’Avencod, un constat. En France, entre 450 et 650 000 personnes sont atteintes de « troubles du spectre autistique », à divers degrés, la grande majorité sans déficience intellectuelle. Sur la totalité des personnes autistes, seules 20 % seraient « occupées », c’est-à-dire salariées ou placées dans des établissements sociomédicaux. « Cela veut dire qu’il y a 80 % d’autistes avec de grandes capacités, qui sont chez eux à ne rien faire, alors qu’ils ont un besoin primordial de travailler », regrette Laurent Delannoy, cofondateur d’Avencod avec son épouse Laurence Vanbergue. 


En 2016, le couple veut créer une « entreprise innovante avec un impact social réel », et décide de s’intéresser plus particulièrement à l’autisme, un handicap qu’ils connaissent alors mal. Ils savent seulement que de grandes sociétés, comme le géant allemand du logiciel SAP, ont constaté la cohésion de l’autisme avec les métiers informatiques, principalement les métiers de testeurs et de développeurs. Les Asperger sont ainsi reconnus pour leur sens quasi obsessionnel du détail, et leur minutie.


S’adapter aux besoins de l’autisme


En deux ans et demi d’existence, Avencod a créé onze emplois pour des personnes atteintes d’Asperger. Sa démarche a déjà séduit de grands groupes comme Amadeus, Thalès ou la Caisse d’Épargne. « Nos partenaires suivent les collaborateurs sur le long terme, et peuvent leur proposer un CDI au bout de deux ans. C’est l’objectif royal », détaille Laurent Delannoy. Un ancien salarié commence ainsi à la rentrée une alternance dans « une entreprise internationale du milieu ordinaire ».


« C’est faux de croire qu'en situation de handicap, on ne peut pas coacher ou manager »
Laurent Delannoy, cofondateur d’Avencode


Là où les handicapés se retrouvent souvent à des postes subalternes, Avencod travaille aussi à former des cadres. « C’est faux de croire que parce qu’on est en situation de handicap, on ne peut pas coacher ou manager d’autres personnes », se désole le chef d’entreprise. Ainsi, une des équipes est dirigée par Isabelle Richez, diagnostiquée Asperger en 2015. Elle se charge de prendre en compte et de faire remonter les besoins des salariés. Parmi ceux-ci : un environnement de travail stable, des casques antibruit, un agenda fixe des tâches sans changement impromptu, pas de postes téléphoniques... Une méthode mise en place avec le concours du Centre ressources autisme et de neuropsychologues, après que les salariés eurent été consultés. « Ils en avaient marre que ce soient nous, les neurotypiques (le nom donné aux non-autistes, NDLR) qui leur disent quoi faire, sans leur demander », explique un cadre de l’entreprise. Une manière d’intégrer les personnes autistes aux processus de décision. 


Plus d’infos 
www.avencod.fr

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