[CULTURE] Etablir les mots dans un quartier populaire

Publié le mer 21/07/2021 - 13:10
© Manon Bocquen

Par Manon Bocquen

A Rennes, les librairies sont dans le centre-ville. Mais depuis septembre 2020, le quartier populaire du Blosne a lui aussi son paradis des mots en version coopérative grâce au pari de trois libraires et à la participation de la population.

Des petits immeubles se suivent et se ressemblent, puis des maisons pavillonnaires s’agglomèrent et, autour, des tours s’élèvent dans les airs. Au milieu, un bâtiment rutilant où l’on aperçoit, à l’angle gauche, des livres dans une devanture. Une rareté au Blosne, ce quartier populaire à l’architecture hétéroclite au sud de Rennes qui n’avait jusqu’à présent jamais vu de librairie. Classé prioritaire de la politique de la ville, il rassemble 17 000 habitant·es des classes moyennes et populaires aux origines multiples. C’était donc un peu un pari pour les trois libraires qui ont créé L’Etabli des mots de s’y installer en septembre 2020. « Toutes les autres librairies sont dans le centre-ville », souligne Gabriel Leroy, qui a rejoint l’équipe en janvier 2020 pour participer à sa création. « Ici, il y a un enjeu commercial pour s’intégrer dans ce quartier populaire où règne une vraie mixité sociale », complète sa collègue Nadège Lucas, arrivée au même moment et qui vit dans le quartier.

Laurent Prieur, troisième membre du trio, auparavant à la tête d’une librairie spécialisée dans l’économie sociale et solidaire, a commencé à rêver à ce projet en discutant. « Avec Benjamin Roux, le fondateur des Editions du commun, on s’est dit : pourquoi ne pas créer une librairie de quartier ? », raconte ce quinquagénaire loquace. Claire Agnès Froment, initiatrice de la conciergerie solidaire Au p’tit Blosneur, est venue confirmer la première envie de ces connaisseurs du Blosne. « Les bonnes personnes se sont retrouvées au bon endroit au bon moment », résume Laurent Prieur, qui dit carburer aux rêves. Après trois années de réflexion et de préparation, L’Etabli des Mots a pu ouvrir ses portes en septembre 2020, d’abord dans un local prêté par la conciergerie solidaire, puis depuis avril 2021 au 51 boulevard des Pays-Bas.

Décider de manière coopérative

Dans cette librairie de 60 m², tout a été minutieusement pensé avec les 215 coopérateurs et coopératrices, dont 80% sont du quartier : les rayons, aérés pour permettre du passage, ou les noms de chaque secteur (Idées, Lettres, Image, Egalité…). « Tout s’est fait en concertation », affirme Laurent Prieur, convaincu des capacités d’émancipation de la lecture. Ce statut coopératif a fait partie de la démarche dès le départ. « Grâce à lui, chaque personne peut participer au projet », explique-t-il. Au sein de cette Scic (Société coopérative d’intérêt collectif), toute personne ou structure sociale désirant s’investir peut le faire en achetant une part sociale à 20€. Tous et toutes ont la possibilité de participer à des commissions pour choisir les livres, les animations ou réfléchir à l’avenir de l’Etabli des Mots. Même l’identité graphique et le nom de la librairie ont été choisis en commun.

Les choix éditoriaux de l’équipe de libraires et les suggestions des coopérateur·rices témoignent d’une grande ouverture. Les questions sociales, le multiculturalisme ou la lutte contre les représentations dans la société occupent une place importante dans les rayons. Une bonne pile de livres dans les bras, Emilie, cheveux courts et veste léopard, apprécie la variété des titres en parcourant des yeux le rayon BD. « Il y a une sélection intéressante, que je ne retrouve pas partout, apprécie cette psychologue de 24 ans. Ici, j’ai réussi à trouver facilement Le Manuel d’écologie urbaine, un ouvrage pointu. » On trouve même des œuvres réalisées dans le quartier, comme ce Boulevard de Yougoslavie, écrit dans le cadre d’une résidence au Blosne et qui trône fièrement sur l’étalage en arrivant dans la boutique.

Tirer le fil de la lecture

Le pari semble en passe d’être gagné. Ce vendredi après-midi, la librairie fourmille de clientèle. Les regards se posent sur les couvertures ornées des recommandations de l’équipe, qui ne se prive pas de donner des conseils aux curieux et curieuses en quête d’un bon roman. Ici, on trouve des petits prix, des livres en grands caractères, des succès populaires comme le dernier Musso ou le prix Femina, une grande sélection de mangas et de BD. Nadège Lucas y voit une opportunité d’ouvrir les gens à la lecture. « Nous voulons éviter une image élitiste de la librairie où il n’y a que des gros livres ennuyeux, assure la quadragénaire au regard rieur. Peu importe par où les personnes commencent du moment que nous pouvons tirer un fil. »

Luc découvre l’Etabli des mots pour la première fois. « J’ai été très bien conseillé, sourit cet employé de Pôle emploi de 58 ans. Cela me fait plaisir de voir une librairie s’installer dans ce quartier où je travaille depuis longtemps. » Morgane, habitante du quartier, est enchantée de pouvoir y amener ses enfants. « En termes de commerce culturel au Blosne, il n’y avait pas grand-chose jusqu’à présent... », remarque cette enseignante. Nora, future assistante de direction de 23 ans qui a grandi juste en face, déplorait aussi le manque de lieux comme celui-ci. « Quand j’étais petite, je passais mon temps à la bibliothèque, juste à côté. Je sais que ça sera ici maintenant », se réjouit cette amoureuse des livres.

Ouvrir la librairie sur l’extérieur

Le trio de libraires veut aussi ouvrir l’Etabli des Mots sur l’extérieur, par exemple en exposant sur ses murs où on pouvait voir, en avril, les autoportraits du dessinateur de BD local Laurent Houssin. La librairie accueille aussi des stagiaires de tous âges pour leur faire découvrir le milieu, comme Alice, qui suit une formation de libraire et a longtemps vécu au Blosne. « J’ai choisi cet endroit pour mon stage parce que c’est une structure différente, avec un aspect collaboratif, explique cette ancienne rédactrice indépendante de 38 ans qui a eu envie de revenir à ses premières amours pour la lecture. « De nouvelles structures s’installent, ça bouge ! », se réjouit-elle.

L’équipe souhaite également organiser des animations, des conférences et des spectacles : trois par semaine, dès que les conditions sanitaires le permettront. « On veut s’intégrer dans le quartier », souligne Gabriel Leroy. L’équipe a d’autres projets comme la création d’un service de librairie ambulante pour aller à la rencontre de la population du quartier. Une idée imaginée avec les coopérateurs et les coopératrices.

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