L’œuf dans la course à l’alternatif

Publié le mer 09/01/2019 - 16:27

par Caroline Trouillet

Les exploitations agricoles où sont produits des œufs estampillés plein air et bio fleurissent à bon rythme dans nos campagnes. Depuis deux ans, entre créations et conversions d’élevages, le marché de l’œuf alternatif (bio, plein air...) à l’élevage en cage est en pleine croissance. Un développement bienvenu, mais qui suscite des questionnements.

À la fin de l’été, une omelette géante est cuisinée sur une plage bretonne, près de Carantec, sous la banderole « Vivre, décider et travailler au pays ». On parle beaucoup d’œufs, depuis plusieurs mois, dans la commune située au nord du Finistère, tiraillée entre deux visions de la préservation du territoire. D’un côté, le monde agricole, qui soutient un projet d’élevage de 30 000 poules pondeuses en plein air, conforme aux attentes du marché. De l’autre, des riverains fermement opposés à ce projet, soucieux de préserver leur cadre de vie sur le littoral. Emblématique, ce conflit augure des crispations qui pourraient croître en France autour du développement de la production d’œufs plein air et bio à grande échelle. Selon les chiffres du Comité national pour la promotion de l’œuf (CNPO), la part des élevages plein air dans la production globale d’œufs en France est passée de 13 à 20 %, entre 2015 et 2017. En bio, elle est passée de 8 à 10 %. Parallèlement, la production d’œufs en cage aurait chuté de 69 à 63 %.

Un marché en mutation accélérée

Amorcée depuis 10 ans, cette tendance a pris un véritable élan en 2017, suite à la campagne de l’association L214, qui a conduit la grande distribution à exclure de ses rayons les œufs produits en cages, d’ici 2020 ou 2025, selon les distributeurs. En février 2018, le ministre de l’Agriculture, Stéphane Travert, a annoncé l’interdiction pour 2022 des œufs coquilles (vendus en boîte) pondus en cages. Le but : inciter à prendre un cap alternatif, et promouvoir les œufs de poules élevées au sol (code 2) ; le plein air (code 1) et les œufs bio et Label rouge (code 0). L’annonce, bien sûr, a suscité l’inquiétude des industriels (lire ci-dessous). Mais les députés ont finalement rejeté l'amendement, pour laisser le temps à la filière de se réorganiser. Cependant, les nouvelles installations seront concernées par cette interdiction.

« Nous nous dirigeons vers deux bios. Ceux qui seront capables de produire à bas coût pour les grandes surfaces, et les autres. » Bruno Graillat, qui élève dans la Drôme, depuis 2002, 6 000 poules pondeuses en système biologique. © Coordination rurale

Revenons en Bretagne, région qui concentre 42 % de la production d’œufs en France. Dans la campagne de Pleyber-Christ (29), les lignes d’une bâtisse imposante redessinent l’horizon. Alain Corbel, aviculteur de longue date, a construit un atelier de 39 000 poules pondeuses élevées en plein air. Depuis 1991, sa première exploitation de 110 000 poules en cages a suivi les aléas de la politique agricole européenne puisque, en 20 ans, il a effectué cinq mises aux normes. Et, au printemps 2019, tout son élevage basculera du conventionnel à l’alternatif. Parmi ses 150 000 poules en cage, 78 000 seront élevées au sol et 90 000 en plein air, sur quatre bâtiments. « Nous sommes conscients que le marché se détourne de la cage, donc on a pris le train en marche. Mais là, il ne s’agit plus d’une mise aux normes liée au bien-être animal, c’est un besoin sociétal », précise l’aviculteur.

Les 39 000 poules qui logent dans son atelier flambant neuf ont chacune 1111 cm² pour évoluer en volière et 4 m² en extérieur. « Cette mutation sur la totalité de l’élevage nécessitait de nous mettre à l’abri des aléas du marché, en travaillant avec un seul partenaire pour toute la production », explique Alain. Cet unique partenaire, c’est la société Sanders, leader de l’alimentation animale conventionnelle, qui a redéployé en un an sa stratégie vers la production alternative. Précisons que la marque appartient au groupe Avril, premier producteur d’œufs en France, qui a été épinglé en septembre dernier par L214 pour les conditions de vie de 150 000 poules pondeuses en cages dans l’Essonne.

Du besoin sociétal à la veille citoyenne

À 20 kilomètres, le projet de la famille Le Bian, installée depuis un siècle dans la commune de Carantec, ne verra quant à lui peut-être pas le jour. Quand Serge et Guillaume, père et fils, ont souhaité diversifier leur production légumière, le modèle poules pondeuses plein air, avec un bâtiment de 30 000 têtes, leur a semblé le plus adapté au marché, et le plus équilibré pour subvenir aux besoins de leurs deux foyers : « Le plein air, dans l’air du temps, répond à la demande actuelle des consommateurs. Et, avec ce bâtiment, sur 12 hectares, je pouvais passer ensuite en bio, à la retraite de mon père », explique Guillaume.

Mais, mené conformément à la réglementation, le projet est devenu rapidement la cible de riverains qui ont déposé trois recours contre les autorisations délivrées aux agriculteurs. « L’impact environnemental de ce projet a été sous-estimé par l’administration », estime Marie-Catherine Le Coq, de l’association Eau et Rivières de Bretagne. Cette dernière s’inquiète de la proximité de l’élevage avec un affluent de la baie de Morlaix, dont la toxicité est déjà alarmante. Anticipant un risque de lessivage des sols, chargés de l’azote contenu dans les fientes des poules, « un principe de précaution devrait s’appliquer », explique-t-elle. Tandis que le dossier repose entre les mains de la justice, les syndicats agricoles craignent qu’une jurisprudence ne soit mise en place, entravant à l’avenir nombre d’initiatives sur le littoral.

Dans le Creuse, dans la commune de Moutier-Rozeille (23), un père et son fils portent un projet d’élevage de moindre ampleur – 12 000 poules pondeuses –, mais qui suscite pourtant les mêmes oppositions. Le point commun avec le projet de Carantec : il relève, comme toute exploitation de 5 000 à 30 000 poules, d’un régime qui n’oblige pas à réaliser une étude d’impact environnemental ni une enquête publique. Les riverains, soutenus par l’association LPEA (Lumière sur les pratiques de l’élevage), dénoncent la proximité de l’élevage avec les habitations, occasionnant nuisances sonores et olfactives, et perte de valeur immobilière. Ils craignent les impacts environnementaux des produits phytosanitaires et des antibiotiques utilisés dans l’exploitation. Et, selon eux, ce modèle agricole, considéré comme « alternatif », peut entrer en contradiction avec la notion de bien-être animal, pensée hors de tout schéma industriel. L’œuf bio, qui a le vent en poupe, n’échappe pas davantage à ce paradoxe.

Une production bio à deux vitesses ?

En 2017, le marché de l’œuf bio représentait 370 millions d’euros, contre 287 millions d’euros en 2015. Une évolution liée à la création de nouvelles exploitations, mais aussi à leur agrandissement : « Jusqu’en 2015, 80 % des élevages en bio étaient de moins de 6 000 poules pondeuses bio en Bretagne. À partir de 2016, et en particulier 2018, le nombre d’élevages de plus de 12 000 et 18 000 poules a atteint une petite dizaine de fermes en Bretagne, contre une en 2014 », explique Niels Bize, de la Fédération régionale des agrobiologistes de Bretagne (FRAB).

Même tendance en Auvergne-Rhône-Alpes, où la moyenne des élevages est pourtant inférieure à 3 000 volailles. Quand les 6 000 poulettes de Bruno Graillat sont arrivées dans ses ateliers en 2002, il était un des premiers à se lancer dans un élevage bio de cette échelle, avec la coopérative Valsoleil. Depuis, l’éleveur observe avec inquiétude le développement de grandes exploitations bio, dont déjà cinq comptent 24 000 poules, entre la Drôme et l’Isère : « Nous allons vers deux bio : ceux qui seront capables de produire à bas coût pour les grandes surfaces, et les autres, observe Bruno Graillat. Le sens intelligent du bio est de travailler sur des échelles humaines, même si 6 000 poules nourries via des chaînes d’alimentation gérées par ordinateur, c’est déjà de l’industriel, pour celui qui arrive chez moi avec en tête des images de basse-cour. »

 

Dans le nouveau bâtiment en production plein air d’Alain Corbel, à Pleyber-Christ, ses 39 000 poules pondeuses ont chacune 1111 cm² pour évoluer en volière. © Caroline Trouillet

Distinguer une échelle humaine de l’industriel n’est pas si évident même si, selon la certification en agriculture biologique, le maximum autorisé est de 3 000 poules par bâtiment. Le flou qui entoure toutefois le terme de bâtiment a permis de passer d’un modèle dominant de deux unités de 3 000 poules, à des bâtiments séparés en quatre lots, puis en huit, pour arriver à 12 000, puis 24 000 poules. « Ce modèle est porté depuis un an par des industriels qui appliquent le modèle conventionnel, avec un regroupement de la production dans des logiques d’amoindrissement des coûts, du transport et de la logistique », dénonce Niels Bize, pointant du doigt le manque de cohérence de ces exploitations : « L’œuf bio augmente. Très bien, mais ces projets de 24 000 poules reposent uniquement sur l’élevage et le parcours. Les principes d’autonomie alimentaire et de lien au sol en bio sont laissés de côté », pointe-t-il du doigt.

Pour un nouveau cahier des charges

Préoccupée à l’échelle nationale, la Fédération d’Agriculture biologique souhaite définir un schéma de production en adéquation avec ses valeurs, rappelant que « l’enjeu n’est pas tant une question de taille que de cohérence ». La ferme de Gildas le Bars est un bon exemple. Agriculteur à Plouisy, dans les Côtes-d’Armor, Gildas élève 9 000 poules sur deux bâtiments, avec un parcours extérieur de quatre hectares et un jardin d’hiver. Il alimente son cheptel avec un tiers de céréales produit sur son exploitation, le reste provenant de collègues du réseau, et travaille comme éleveur indépendant, commercialisant à la fois en circuit court et long. En fin de matinée, des grappes de poules s’aventurent déjà au loin, dépassant la haie d’arbres à une centaine de mètres des trappes d’ouverture. Elles restent par milliers toutefois à l’intérieur, au chaud, affairées à leur pondoir automatique, à proximité de l’eau et de leur nourriture. Lui-même administrateur du réseau FRAB, Gildas regarde d’un œil inquiet la massification des élevages : « Comment se différencier de ces fermes qui ne nous correspondent plus ? Et si nous parvenons à définir un autre cahier des charges, le consommateur sera perdu. »

Dernier label en date justement, l’œuf « Bleu Blanc rouge » ou « Œuf de France », créé en septembre sous l’impulsion de l’interprofession des Œufs (CNPO). Or, pour obtenir ce label, le seuil des 24 000 poules pondeuses maximum par exploitation a été fixé, apparaissant ainsi comme une limite tacite, et officielle, à l’acceptable.


Plus d'infos :

www.fnab.org
œuf-info.fr
www.l214.com


Inquiétudes chez les éleveurs de poules en cage

L’interdiction annoncée des œufs « coquilles » (vendus en boîte) produits en cage, d'ici 2022, a inquiété la filière avicole. « Nous étions préoccupés, parce que 43 % des emprunts contractés pour les productions en cages ne seront pas remboursés avant 2026, explique Maxime Chaumet, secrétaire général du Comité national pour la promotion de l’œuf (CNPO). Et les œufs de poules élevées en cages font partie d’un marché important qui s’exporte au Moyen-Orient et au Japon. »

Pour autant, des objectifs sont fixés : « Dépasser les 50 % de production alternative d’ici 2022, augmenter de 50 % la production en biologique et de 20 % en label rouge. » Maxime Chaumet espère cependant que ces objectifs « conviendront au marché, il ne faudrait pas une surproduction globale », ajoute-t-il, observant l’empressement des coopératives et des industriels. À l’image, par exemple, de la société Cocorette qui dans le Grand Est, entend passer de 55 millions d’œufs à 200 millions d’œufs plein air, Bio et Label rouge par an.

Garantissez l'indépendance rédactionnelle et financière de Sans transition !