[THEMA] Et si les castors étaient autorisés à remodeler notre monde ?

Publié le ven 19/05/2023 - 10:00

Entretien dans le cadre du podcast de Rob Hopkins From what if to What’s next (De Et si à Et ensuite)

Rob Hopkins : Cet été, j'ai vécu l'une des expériences les plus magiques de ma vie. Je suis allé en Cornouailles, dans la ferme de Chris Jones, pour voir les castors qu'il y a réintroduit il y a cinq ans. Nous sommes arrivés au crépuscule, le meilleur moment pour les voir. Notre première observation de ce grand mammifère jamais vu auparavant dans un habitat qu'il a lui-même créé a été extraordinaire. Je suis tombé amoureux des castors !

Leur présence a considérablement augmenté la biodiversité, la taille des poissons, la capacité de la terre à retenir de l'eau, tout en réduisant le risque d'inondation en aval. C’est un peu miraculeux et ça l’est encore plus quand, au plus chaud de l’été, j'ai vu des photos de champs jaunes desséchés avec, au milieu, le vert profond de l'espace transformé par les castors. Cela m’amène à poser la question : et si les castors étaient autorisés à remodeler notre monde ?

Pour y répondre, je suis accompagné de deux personnes qui passent beaucoup de temps avec les castors. Eva Bishop est une écologiste qui se consacre à l'action climatique et au renforcement de la résilience naturelle. Elle s'intéresse à la restauration de la nature et des sols, à la production alimentaire à petite échelle, à l'éducation et à la transformation systémique. Elle a travaillé sur des projets d'énergie renouvelable au Royaume-Uni, à des systèmes de compensation du carbone à l'étranger, et a fondé un important projet de conservation des zones humides. Elle est actuellement responsable de la communication au Beaver Trust où elle informe le public sur la restauration des rivières et la coexistence avec les castors.

Chris Jones est originaire de Cornouailles et a vécu régulièrement à Woodland Valley Farm depuis 62 ans. Il a aussi été officier de police en Afrique, forestier dans le sud-ouest de l'Angleterre, officier de réserve. Dernièrement, il a contribué à la création du Beaver Trust dont il est membre du conseil d'administration. D’une exploitation d'élevage conventionnelle, avec une incursion désastreuse dans la production industrielle de jonquilles, il a transformé sa ferme en une ferme mixte biologique et, finalement, uniquement constituée de pâturages pour séquestrer le carbone. Il a également créé le Cornwall Beaver Project en 2014 et accueille une famille de castors à Woodland Valley depuis 2017.

Rob Hopkins D’où vous vient cet amour des castors et à quoi ressemble votre relation avec eux ?

Chris Jones : Nous avions eu deux inondations en un mois dans notre village en 2012, puis encore deux l'année suivante. Il était clair pour moi que nous devions apprendre à retenir plus d'eau dans nos terres. L'Agence pour l'environnement donnait beaucoup de conseils mais n’avait aucune ressource à mettre en œuvre, alors j'ai pensé : pourquoi ne pas utiliser des castors pour le faire à notre place ? Il y en avait encore quelques centaines en Grande-Bretagne. Ce que j’ai fait, c'est leur donner toutes les possibilités d'exprimer leur nature en retenant, stockant et déplaçant l'eau, ce qui a préparé le terrain pour d'autres processus. Non seulement nous avons plus de nature et moins d'inondations en aval, mais aussi une grande quantité de limon retenue.

Eva Bishop : Pour moi, tout a commencé à Noël 2019. Nous nous sommes promenés près de la ferme de Chris et j’ai entendu le claquement de queue d’un castor. Deux heures plus tard, alors que la nuit tombait, je me suis retrouvée à quelques mètres de cette créature gracieuse et magnifique. Un grand mammifère herbivore que l'on n'a pas souvent l'occasion de côtoyer. C'était un moment fascinant. En faisant des recherches sur les castors et leur impact, je suis tombée amoureuse de ce qu'ils peuvent accomplir. C'était la première fois que j'avais l'espoir que nous puissions faire quelque chose pour remédier à l'état catastrophique de la biodiversité dans ce pays et aux conséquences désastreuses de l'ignorance de la santé de nos rivières. Aujourd’hui, beaucoup de nos cours d'eau sont en meilleure santé et de nombreuses personnes savent que c’est grâce aux castors.

Rob Hopkins :  Où en sommes-nous en termes de retour des castors ?

Eva Bishop : Il y en a des dizaines de milliers maintenant à travers la Grande-Bretagne. Ils sont beaucoup plus communs. Et les interventions de gestion qui doivent être faites lorsque les castors causent un conflit avec l'agriculture sont beaucoup moins nombreuses grâce aux politiques mises en place. Les populations de castors sont saines et continuent à se développer.

Chris Jones : L'élément critique a été l'acceptation croissante des castors par la population ainsi qu’une meilleure compréhension des endroits où ils peuvent causer des conflits. En concentrant les castors dans les endroits où il y aura peu de conflits, nous avons réussi à les assimiler dans nos paysages avec un minimum d'ennuis. Toute réintroduction d'espèce, en particulier avec un impact comme le castor, est plus une question sociale qu'une question d'écologie ou de science. Cela a nécessité un énorme travail de sensibilisation depuis 2013 mais nous sommes vraiment sur la bonne voie maintenant, avec peu d’argent.

Rob Hopkins :  Étant donné les défis auxquels nous sommes confrontés, comment les castors peuvent-ils aider ?

Chris Jones : La façon dont ils peuvent atténuer les pics d'inondation est extraordinaire. Avec juste un peu d'aménagement du paysage, en fournissant des zones tampons pour que les rivières puissent s'étendre de part et d'autre de leurs berges et en permettant aux castors d'avoir de l'espace pour faire leur travail, nous avons considérablement réduit les risques d'inondation. Et nous avons probablement rattrapé dans tout le pays des millions de tonnes de sédiments qui, autrement, seraient dans la mer où ils poseraient des problèmes pour la pêche et le rétablissement des herbiers marins. Malgré de plus en plus d'épisodes de sécheresse, nous avons beaucoup plus d'eau dans nos paysages, qu’on peut utiliser pour l'irrigation. Mais nous pouvons aussi conserver ces refuges pour d'autres espèces sauvages et le bétail. Ces étonnantes zones humides contribuent aussi à limiter la propagation des incendies qui augmentent avec la sécheresse.

Eva Bishop : Ce que les castors ont réalisé et continueront à réaliser, c'est une bonne résilience du système du cycle de l'eau, qui est si nécessaire mais coûteuse à mettre en place avec des interventions humaines. Les castors apportent une solution naturelle à un système naturel. Mais le problème systémique de nos voies d'eau sur-ingénieriées, c’est de leur donner de l'espace. Nous avons commencé à le faire avec succès. Grâce à la politique de protection des cours d'eau qui a été acceptée et qui commence à être mise en œuvre dans tout le pays, nous disposons de ces corridors naturels dans lesquels vous pouvez vous rendre lors de journées chaudes pour voir l'abondance de la faune et de la flore qui n'existait pas il y a dix ans. Cela commence également à influencer notre santé mentale. Alors que de plus en plus de personnes sont conscientes des conséquences désastreuses du dérèglement climatique, nous avons besoin de sources d'espoir et de réconfort, comme les marais de castors.

Rob Hopkins :  Mais si je comprends bien, vous ne pouvez pas les lâcher partout. Il y a des endroits appropriés et d'autres non.

Chris Jones : vous ne pouvez pas simplement les mettre au fond de votre jardin car ils peuvent se retrouver n'importe où, de la source à l'embouchure de la rivière, en un laps de temps assez court. Nous devons comprendre cette capacité du castor à se déplacer au sein d'un bassin versant. Lorsque nous avons des bassins versants qui mènent à des endroits où il y a beaucoup de terres agricoles de très grande valeur, introduire des castors, c'est s'attirer des ennuis. Mais pour beaucoup d'autres zones, ils ne peuvent causer que peu de problèmes sérieux.

Rob Hopkins : Qu'est-ce que vivre dans un monde de castors nous procure ?

Chris Jones : Quand j'ai vu pour la première fois des castors libérés de leurs cages pour aller dans notre ruisseau, c'était comme embrasser quelqu’un pour la première fois : une émotion extraordinairement puissante. Cela change la vie que ce grand mammifère, longtemps absent, revienne dans un endroit où il devrait vraiment être et qu’il s'approprie très rapidement. Et voir cette même étincelle dans les yeux des gens qui observent cette improbable créature se dandiner ou nager gracieusement devant eux donne un immense plaisir. Un sens de la joie et de l'émerveillement dans la nature.

Eva Bishop : Ce que font les castors, peut-être de manière assez unique, c'est nous forcer à réévaluer notre relation avec la nature et notre contrôle de la nature. Pour moi, une partie de la solution pour survivre à l'urgence climatique et aux défis auxquels nous sommes confrontés est de mieux lâcher prise, de travailler avec la nature plutôt que contre elle. L’une des choses que j'ai vraiment aimé faire au cours de la dernière décennie est d'aider les enfants à s'engager pour la nature, d'amener des gens au bord de la rivière. Je pense que s'asseoir pour regarder les castors est un excellent moyen de résoudre nos problèmes.

Rob Hopkins : Ce podcast est consacré à l'imagination, à son importance et à la façon dont nous pouvons la reconstruire. Comment le fait de vivre dans un monde où il y a beaucoup plus de castors pourrait nous rendre collectivement plus imaginatifs ?

Eva Bishop : J'espère que les gens verront le retour des castors comme une chose d'une beauté potentielle énorme. J’aimerais voir plus de connexion avec les arts et la nature en général, pas seulement l'agriculture et la finance. Je pense qu'il y a un lien avec le mouvement de réensauvagement. Il y a un besoin de réimaginer ce à quoi notre monde pourrait ressembler. Et les castors permettent ça. Si vous allez dans une zone humide de castors, vous savez que ce sera sauvage, naturel, propre, frais et sonore grâce au chant des oiseaux. Un monde d'émerveillement.

Chris Jones : Les castors ont été une fabuleuse réintroduction parce qu'ils ne sont pas le genre d'animal qui a un impact sans créer de panique massive. Ça permet de se dire : et si nous réintroduisions les chats sauvages ? Ou même les loups ou les ours ? Je suis agriculteur, éleveur, donc j'ai des sentiments assez forts à propos de ces animaux, mais maintenant que j'ai mis un orteil dans l'eau, je peux vraiment commencer à penser à comment cela serait avec le retour de certains de ces autres grands animaux. Nous suivons ce qui se passe en Europe depuis des décennies. Les loups ont fait un retour incroyable au cours des 25-30 dernières années dans presque tous les pays d'Europe. N'est-il pas temps que les îles britanniques se joignent à cet incroyable festival de vie sauvage ?

Rob Hopkins : Récemment, la loi a été modifiée pour que les agriculteurs puissent tuer les castors sur leurs terres. Ce programme de réintroduction n'est pas allé sans une certaine résistance de la National Farmers' Union (syndicat des fermiers britanniques) et de certains membres les plus conservateurs de la communauté agricole. Qu'est-ce qui est au cœur de ce type de résistance ? Qu'est-ce qui inquiète vraiment les gens ?

Chris Jones : il y a un spectre de points de vue au sein d'une organisation comme la NFU et ils représentent certaines personnes qui ont des raisons d'avoir du ressentiment envers l'introduction des castors (ces gens qui sont dans ces paysages très plats), mais ils généralisent. Et plutôt que de parler de systèmes de rivières et de lieux spécifiques, ils parlent de tout le pays comme s'il était totalement homogène. Et nous savons que ce n'est pas du tout le cas. Les agriculteurs ne sont pas homogènes. Il s'agit de savoir comment nous travaillons sur ces questions et arrivons à des conclusions qui conviennent à tout le monde.

Eva Bishop : Le cœur de l'enjeu est essentiellement le capitalisme et la perte potentielle de contrôle d'une espèce qui va agir sur vos terres. C'est la peur de l'inconnu. Il faut absolument le comprendre et soutenir le changement plutôt que de créer un conflit. Je pense que tout est lié à notre relation avec la terre et à la façon dont nous devons évoluer en tant que société pour aider à trouver des solutions ensemble, de façon systémique, et les financer.

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