[REPORTAGE] A Jouques, on ne chôme pas !

Publié le mer 10/11/2021 - 11:00
© Quentin Zinzius

Par Quentin Zinzius

Fabrication de toilettes sèches, restauration de meubles anciens, réparation de vélos, mais aussi déménagement ou surveillance de la cantine scolaire du village… A Jouques, les personnes privées d’emploi n’ont pas le temps de chômer ! Elan, l’Entreprise à But d’Emploi (EBE) lancée en 2017 dans la commune a réussi son pari : leur fournir du travail tout en répondant aux besoins du territoire.

Nos chômeurs ont du talent ! Et non, ce n’est pas un slogan publicitaire. Car à Jouques, petite commune rurale des Bouches-du-Rhône, l’expression prend tout son sens. Située à 30 km du bassin d’emploi le plus proche et éloignée des grands axes routiers, la commune est largement défavorisée en terme d’accès à l’emploi, en particulier pour les foyers modestes. En 2016, 8 % de la population active étaient privés d’emploi de manière durable, soit 169 habitants et habitantes. Une situation qui a motivé la commune à candidater pour participer au lancement du dispositif Territoire Zéro Chômeur de Longue Durée (TZCLD) en 2016. Le principe : financer des emplois répondant aux besoins du territoire grâce aux indemnisations chômage.

Élan solidaire

Porté par plusieurs habitant·es de la commune et le conseil municipal de l’époque, le projet se concrétise en avril 2017 par la création d’une Entreprise à But d’Emploi (EBE) sous forme d’une association nommée Elan (acronyme pour Entreprise locale d’activités nouvelles). Aujourd’hui installée dans deux locaux, une boutique en centre-ville et un atelier plus à l’écart, l’EBE compte aujourd’hui 46 salarié·es, issu·es du chômage de longue durée.

« Il n’y a que deux critères de sélection pour nos salarié·es : vivre sur la commune depuis au moins six mois et être en recherche d’emploi depuis un an », précise Ludwig Rouault, le directeur de la structure depuis 2018. L’accès à l’EBE se fait uniquement sur la base du volontariat, sur un temps choisi. « Tout le monde ici est là par choix. Personne n’est contraint de venir, ni de rester », insiste le directeur. D’ailleurs, en quatre ans, l’entreprise a enregistré 23 départs, le plus souvent pour des reprises d’activité, mais aussi pour des départs en retraite. « Au-delà d’offrir un emploi, le cœur de notre mission est là : être une passerelle pour un retour réussi à la vie active », explique Ludwig Rouault.

Des débuts compliqués

Une passerelle qu’il a néanmoins fallu construire : entre les personnes à l’origine du projet et celles qui le mettent en œuvre, les visions ont pu différer, d’où certaines tensions. « Le comité local [composé des membres fondateurs, NDLR] pousse constamment l’EBE à faire « plus » : recruter plus vite, développer de nouvelles activités, (…) imprimant une cadence infernale aux directeurs successifs de l’entreprise », juge un rapport (1) du Ministère du Travail paru en mai 2019. Entre 2017 et 2018, deux directeurs se sont succédé à la tête de l’EBE. Depuis l’arrivée de Ludwig Rouault, la situation semble s’être apaisée et stabilisée. « Il a fallu faire des compromis entre les objectifs d’utilité sociale et celui de rendre cette structure pérenne, reconnaît le directeur. Nous sommes loin d’être parfaits, mais nous cherchons constamment à nous améliorer ».

Services indispensables

Aujourd’hui, après plus de quatre ans, la structure est organisée en cinq pôles : tourisme, atelier bois, travaux agricoles, recyclerie et multi-services. Tous non-concurrentiels sur le territoire. Car c’est un autre principe de l’expérimentation : « les activités que nous développons ne doivent pas entrer en concurrence avec d’autres entreprises locales et doivent répondre aux besoins du territoire », détaille Ludwig Rouault. Ainsi, une bonne partie des activités de l’EBE consistent en des prestations de services auprès de particuliers ou de la municipalité : surveillance des cantines scolaires, ramassage des déchets, entretien des espaces verts, petits travaux à domicile, déménagements... « Il faut déconstruire ce mythe du chômeur fainéant qui ne sait rien faire de ses mains », souligne Ludwig Rouault.

Sauver les meubles

Et entre les murs de l’atelier, difficile de le contredire. De l’administratif à la restauration de meubles en passant par la gestion du site internet et de la boutique de l’entreprise, tout est géré par les salarié·es. « Certaines personnes arrivent à Elan avec des compétences qu’elles veulent mettre à profit, d’autres se découvrent des vocations », explique le directeur. Comme Elena Manson, ex-employée dans la finance en Russie, qui retouche aujourd’hui d’anciens tableaux avec une grande minutie. « Quand je suis arrivée ici, je ne parlais pas très bien français, raconte-t-elle, et je n’y connaissais rien en peinture. Mais en me renseignant sur les peintres et en racontant l’histoire de ces tableaux à la clientèle, je m’améliore de jour en jour ».

A deux pas de là, Muriel Martial entame le relooking d’une vieille chaise. Elle qui « n’y connaissait rien il y a trois ans seulement » est aujourd’hui formatrice auprès de ses collègues. Elle manie le bois d’une main sûre. « C’est quelque chose qui m’a toujours attiré, mais que je n’avais jamais osé faire. Maintenant, je ne m’imagine pas faire autre chose ! », se réjouit-elle, avec un sourire jusqu’aux oreilles. De l’autre côté de l’atelier, André Guinot, ancien militaire et « homme à tout faire », remet sur roues un vélo d’enfant, tout en guidant son collègue dans la réparation d’un modèle pour adulte. « Ici, j’ai surtout appris à communiquer avec les autres, moi qui ai toujours été très sec dans mes propos », reconnaît l’ancien militaire. Après quatre années passées à se reconstruire, il rêve aujourd’hui de lancer sa propre entreprise avec sa femme. « Ce n’est pas encore fait, mais c’est en projet et j’y crois », rêve-t-il.

Apprendre à se reconstruire

Car meubles et vélos ne sont pas les seuls à trouver une seconde vie dans ces locaux. « Ici, on apprend aussi aux gens à se reconstruire, explique Ludwig Rouault. Pour des personnes brisées physiquement ou mentalement par leurs précédents emplois ou pour des raisons personnelles, il faut savoir prendre le temps. » En effet, sortir d’une longue période de traversée du désert n’est pas de tout repos, et tout le monde ne l’appréhende pas de la même façon. « On ne s’entend pas forcément bien entre nous, reconnaît Muriel. On a des caractères très différents. Mais on est une équipe. On est solidaires. Si on ne l’est pas entre nous, qui le sera ? » Car le lien social fait partie des objectifs du dispositif. « C’est la grande différence entre une entreprise à but social et une entreprise à but purement financier, reprend le directeur, on n’est pas ici pour créer du profit, mais de la cohésion sociale ».

Un bilan prometteur

Une vision qui s’est heurtée à celle d’Eric Garcin, nouveau maire de la commune depuis les dernières élections municipales. « Nous avons quelques attentes qui divergent, car le service rendu doit être à la hauteur de ce qu’il coûte à la municipalité », souligne l’édile. Mais ce différend ne menace pas la pérennité du projet. « Je suis attaché à l’idée que toute personne sortant de l’EBE soit satisfaite de son passage et puisse retrouver pleinement la vie active », rassure-t-il.

Pour le directeur de la structure, « le projet est viable, même si on ne peut pas parler de rentabilité dans le social. » La preuve : Elan devrait atteindre l’équilibre financier cette année, pour la première fois depuis sa création. Un signe de bonne santé pour le territoire pilote qui confirme les résultats des autres territoires. « Malgré la crise sanitaire, ce premier bilan positif montre que cette expérimentation est un succès », se félicite Ludwig Rouault. Un succès d’ailleurs reconnu par l’État qui a validé cet été le lancement de la phase 2 du programme, étendant l’expérimentation à 50 nouveaux territoires. De quoi imaginer l’avenir sur un élan positif !

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Note de bas de page :

(1) dares.travail-emploi.gouv.fr

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