[RECYCLAGE] Book Hémisphères remet les livres à la page

Publié le lun 22/03/2021 - 07:38

Crédit photo : Manon Boquen

Par Manon Boquen

Depuis 2010, l’entreprise morbihannaise Book Hémisphères récupère des livres de toute la région bretonne pour leur donner une seconde vie. Le tout avec un but social puisqu’elle accueille aussi des salariés en insertion.

Les cartons viennent tout juste d’arriver et s’empilent devant le hangar de la zone industrielle du Braigno à Kervignac, dans le Morbihan. Remplis jusqu’à ras bord, massifs, ils contiennent sans doute des trésors. « Tout est en vrac lorsqu’on les reçoit, nous devons tout trier »,lance Christelle - polaire orange et doudoune grise - en charge de la réception des livres dans l’entrepôt chargé de Book Hémisphères. Au sein de l’entreprise depuis deux ans, elle intervient ainsi lors de la première étape d’un cycle huilé, mis en place par l’établissement pour donner une deuxième vie à des livres délaissés par leurs propriétaires. Tout en sous-pesant des ouvrages, Christelle s’émeut : « Parfois, je tombe sur des perles comme les premières éditions des Éditions de Minuit, que j’adore. »

Des débuts lucratifs

À l’origine de l’initiative pourtant, il n’était pas question de revalorisation de recueils. « Même si, la passion de l’objet, je l’ai depuis tout jeune »,lance Benjamin Duquenne, le fondateur assuré de 45 ans aux cheveux poivre et sel, dans un sobre bureau des locaux de la boîte. Cet enthousiasme pour la littérature a fait de lui un collectionneur dès l’adolescence. « En 1998, j’ai mis en ligne ma bibliothèque, retrace-t-il. Là, d’autres amateurs ont commencé à me contacter. Je me suis dit qu’on pourrait s’acheter et se vendre des bouquins. »Vint alors la création d’un site web, livresenpoche.com, en 2002, puis la fondation d’une SARL à but lucratif deux ans plus tard.

« Un jour, j'ai trouvé que j’avais passé trop de temps à vendre et à acheter, alors j’ai fondé une association pour animer le territoire autour de la lecture »,détaille le bibliophile, qui a alors souhaité embaucher des salariés en insertion. En 2010, Book Hémisphères était née et avec elle un objectif d’inclusion sociale et de réemploi de livres. Mais l’activité lucrative de livresnepoche.com et l’activité non lucrative de Book Hémisphères ne semblaient pas se concilier parfaitement auprès du grand public, qui ne comprenait pas cette double casquette. D’où la réunion des deux entités en 2019 au sein d’une Société coopérative d’intérêt collectif (SCIC) dans laquelle chaque personne intéressée par le projet peut prendre une part et où l’intégralité des salariés participe. « Pour que chacun mette sa pierre à l’édifice »,professe Benjamin Duquenne.

Rien ne se perd

Par le froid hivernal de la matinée, Isabelle reçoit coup de téléphone sur coup de téléphone. Responsable de collecte pour Book Hémisphères depuis six mois, elle gère les tournées pour récupérer les livres grâce aux deux camions qui sillonnent la région. « Souvent on m’appelle pour me dire : «  Au secours, ça déborde ! »,alors j’organise un circuit en éliminant le plus possible de kilomètres inutiles », s’amuse la salariée, éternelle souriante, qui dit avoir rejoint l’entreprise pour concilier son travail avec ses valeurs. Convaincue, elle ajoute : « On y passe quand même une grande partie de notre vie. »

Chaque jour, les vingt employés de l’établissement recueillent des livres dont les propriétaires se séparent. Pour les collecter, l’équipe a mis en place des boîtes à culture, 186 au total, dans toute la Bretagne, installées sur demande d’acteurs locaux telle que des mairies ou des médiathèques. Certains particuliers profitent par ailleurs de leur passage à Kervignac pour déposer leurs ouvrages. Si la plupart sont en bon état, d’autres arrivent en fâcheuse posture. La règle qui prévaut chez Book Hémisphères ? Rien ne se perd, tout se transforme. « Même les plus abîmés, les cassés sont récupérés et recyclés lorsqu’il n’est pas possible de les revendre », se réjouit Matthieu Jahan, le directeur de production, en farfouillant dans les caisses placées devant l’entrepôt pour illustrer ce principe. Sa collègue directrice administrative Laure Le Maréchal précise d’ailleurs : « Nous ne refusons aucun livre, mais nous n’avons pas besoin de plus pour le moment tant les stocks sont grands ! »

De l’inclusion sociale

L’équipe de réception se charge de faire le tri. Les livres sont scrutés, pesés, puis parfois même classés par couleur lorsqu’ils sont vendus à des professionnels, souvent pour de la décoration. « J’effectue une sélection pour des hôtels, des boutiques ou des centres commerciaux »,indique Christelle en rassemblant les recueils. L’ancienne éditrice fatiguée du gâchis apprécie d’autant plus cette réutilisation qu’elle a vu dans son précédent métier la course à l’impression d’ouvrages : « On commandait sans cesse de nouveaux exemplaires alors qu’il y en avait de nombreux en circulation. »

Outre son adhésion au projet, Christelle a pu reprendre contact avec le travail grâce à Book Hémisphères, après un temps en insertion dans l’entreprise. Sur les vingt salariés actuellement en poste, onze sont d’ailleurs en contrat d’insertion pour deux ans maximum. Pour les accompagner, Juliette Eme les rencontre une fois par semaine. « Il faut que cette expérience soit un tremplin pour eux »,assure la conseillère en richesses humaines, entre deux entretiens. Si le monde du livre offre peu de perspectives d’emploi, les compétences acquises leur permettent de s’intégrer dans divers métiers. Ainsi, un ancien chauffeur de camion est devenu ambulancier, une chargée d’accueil secrétaire…

Des concurrents de taille

Une fois les livres triés, une partie peut être remise en vente via le site web, livresenpoche.com, ou via la Bouk ‘ique installée dans un local jouxtant l’entrepôt. Dans un renfoncement derrière les bâtiments administratifs, la zone d’e-commerce contient les ouvrages mis en vente en ligne. Dans les dizaines de rayons de bibliothèques pleines, des salariés se promènent avec un téléphone pour répondre aux commandes passées sur le site. Avec près de 305 000 références stockées ici, les achats s’enchaînent. Yann, en charge des envois de livres, est arrivé à Book Hémisphères par choix, « l’objet-livre me plaisait »,assure-t-il. Pêchu, le quadragénaire en CDI depuis 2017 voit dans le projet un parallèle avec la situation actuelle : « Book Hémisphères correspond à l’évolution de la société. Les choses bougent et on essaie de les faire bouger à notre échelle ici. »

Pourtant, la concurrence s’endurcit. Malgré un taux de sortie de 45 %, les temps sont rudes. « Amazon, Momox ou Recyclic ont considérablement fait baisser le prix du livre », regrette le président et fondateur Benjamin Duquenne. Nous sommes implantés localement, nous promouvons des valeurs écologiques et sociales, mais il n’est pas simple de le faire comprendre aux consommateurs. » Les réflexions, encore en cours, vont bon train pour trouver de nouveaux débouchés, toujours dans une démarche de circuits courts et durables. « Il nous semble en tout cas important de montrer qu’il n’y a pas qu’un méchant e-commerce »,ajoute de son côté le directeur de production Matthieu Jahan.

Démocratiser la lecture

De l’autre côté du mur, la boutique ouvre tout juste ses portes. Geneviève et Isabelle, des habituées, fouillent à la recherche de la perle rare. « Les livres neufs coûtent cher mine de rien »,avance la deuxième en parcourant le rayon jeunesse. Trois euros pour un roman, et même moins lors des braderies organisées tous les mois… Difficile de trouver plus accessible. Comme à chaque visite, les deux amies repartent les mains pleines.

Plus d'infos : www.bookhemispheres.org

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