[DOSSIER] Devoir de vigilance : la fin de l'impunité pour les multinationales ?

Publié le jeu 17/03/2022 - 13:00
© Clean clothes. Sitting des survivantes du Rana Plaza.

Par Elsa Gautier

Face à la guerre en Ukraine, des grandes entreprises ont fait le choix de se retirer de la Russie. Respect des droits humains, lutte contre les désastres écologiques : depuis 2017, une loi française oblige d'ailleurs les multinationales à un devoir de vigilance tout au long de leur chaîne d'approvisionnement. Alors que s'ouvrent en France les premiers procès pour défaut de vigilance, une directive contraignante pourrait voir le jour à l'échelle européenne. Véritable avancée ou trompe-l’œil? Le droit peut-il vraiment rendre la mondialisation plus éthique ?

24 avril 2013. Le Rana Plaza, un immeuble vétuste de huit étages, s'effondre dans la banlieue de Dacca, capitale du Bangladesh. 5000 ouvrières travaillent alors dans les six ateliers de confection textile qu'il abrite. 1138 n'en sortiront pas vivantes. Dans les décombres, on trouve des étiquettes de grandes marques occidentales de prêt-à-porter : Benetton, Primark, Mango, In Extenso (Auchan), C&A... Aucune loi n'oblige ces puissants donneurs d'ordre à s'assurer de la sécurité des employé·es de leurs sous-traitants ni à indemniser les personnes blessées et les familles en deuil. Deux ans de mobilisation des ONG et de l'opinion publique vont être nécessaires pour obtenir de géants de la mode comme Benetton qu'ils contribuent au Fonds d'indemnisation des victimes. Les sommes versées restent à la discrétion des entreprises et leur montant n'est pas divulgué.

La loi "Rana Plaza "

Le drame du Rana Plaza survient alors qu'en France un trio de députés et une coalition d'associations bataillent pour mettre à l'agenda parlementaire une loi consacrant la responsabilité des multinationales sur l'ensemble de leur chaîne d'approvisionnement. « On a échangé avec des survivantes qu'on a reçues à l'Assemblée nationale, raconte Philippe Noguès, alors député socialiste du Morbihan. C'était un moment assez émouvant. » Avec l'allongement et la complexification des chaînes de sous-traitance, la mondialisation a en effet dilué les responsabilités des acteurs économiques. Les multinationales échappent aux poursuites en se cachant derrière l'autonomie juridique de leurs filiales et de leurs fournisseurs. Contre la négligence criminelle des entreprises mondialisées, l'idée d'un devoir de vigilance, née au sein de l'association Sherpa [voir encadré], est défendue auprès des élus par le CCFD-Terre Solidaire, les Amis de la Terre, le Collectif Ethique sur l'étiquette, Amnesty International, ainsi que des syndicats, réunis au sein du Forum citoyen pour la RSE.

La bataille législative va durer pendant tout le quinquennat Hollande. « Ça a été épique !, raconte Philippe Noguès, socialiste frondeur qui a porté pendant quatre ans et demi le projet de loi avec son collègue Dominique Potier et l'écologiste Danielle Auroi. Le dépôt de la proposition de loi a commencé à inquiéter les organisations patronales : le Medef, mais surtout l'Afep. Ils dénonçaient un danger mortel pour la compétitivité des entreprises françaises. Ce sera leur argument tout le temps. » L'influence de ces lobbys patronaux conduit en 2015 au rejet par l'Assemblée d'une première version du texte.  "L'Afep agissait directement auprès du gouvernement, poursuit-il. J'ai eu entre les mains un courrier adressé par Pierre Pringuet, le président de l'Afep, à Emmanuel Macron, qui était alors ministre de l'économie, où il nous traitait clairement de "fous furieux" ! La version de compromis votée par les députés en 2015 rencontre ensuite l'opposition du Sénat dominé par la droite. « Malgré les efforts de quelques sénateurs comme Joël Labbé, le Sénat va jouer la montre en espérant qu'on ne puisse pas voter le texte avant la fin du mandat », ajoute-t-il. La loi est finalement adoptée in extremis en 2017, un jour avant la clôture de la session parlementaire.

Première mondiale, cette loi « imparfaite » est néanmoins, selon Philippe Noguès, « un pied dans la porte ». « Cette loi ouvre une brèche », confirme Juliette Renaud, chargée de campagne sur la régulation des multinationales aux Amis de la Terre. Les grandes entreprises doivent désormais établir et mettre en œuvre un plan de vigilance dans leur chaîne de valeur pour « prévenir les atteintes graves envers les droits humains et les libertés fondamentales, la santé et la sécurité des personnes ainsi que l’environnement ». Surtout, la loi ouvre la possibilité pour les victimes d'obtenir réparation devant un tribunal français. En revanche, elle ne s'applique dans sa version finale qu'aux firmes françaises comptant plus de 10 000 salariés dans le monde. Un seuil très élevé qui permet à des entreprises de secteurs à haut risque de passer à travers les mailles du filet. Swann Bommier, chargé de plaidoyer sur la question de la régulation des multinationales au CCFD-Terre Solidaire, pointe ces "petites" entreprises qui "ont des impacts massifs sur les droits humains" comme le pétrolier Perenco, dont l'opacité est régulièrement dénoncée, ou des entreprises du secteur de la cyberdéfense comme la société Amesys, qui a vendu des logiciels de surveillance au régime libyen. La loi a d'autres défauts : "lapidaire" ou "mal foutue" selon lui, elle donne lieu à de véritables batailles juridiques qui retardent les procédures engagées ces dernières années par les ONG contre de grands groupes comme Total.

Bras de fer à Bruxelles

Aujourd'hui, la bataille du devoir de vigilance est portée au niveau européen par l’eurodéputée insoumise Manon Aubry. « Il a fallu se battre pour obtenir un rapport sur ce sujet ! », déplore l’ancienne porte-parole de l'ONG Oxfam France. Fruit d'un long travail de négociation et d'alliances, un rapport proposant une version ambitieuse du devoir de vigilance a été adopté par le Parlement européen le 10 mars dernier à une très large majorité (504 voix sur 705). « On a travaillé main dans la main avec les socialistes et les Verts avec qui on avait une ambition commune », se félicite l'eurodéputée. La balle est dans le camp de la Commission européenne qui doit rendre publique en juin sa proposition de directive sur le devoir de vigilance. Selon elle, les lobbys s'activent et « le bras de fer est loin d'être terminé ».

Les propositions du rapport européen vont plus loin que la loi française. Toutes les entreprises présentes dans un des 27 pays de l’Union réalisant plus de 40 millions de chiffre d'affaires, ainsi que les PME cotées en bourse ou opérant dans des secteurs à risque, seraient concernées. Pour s'assurer de la mise en œuvre réelle du devoir de vigilance, une autorité administrative verrait le jour aux échelons nationaux. Côté sanctions : des amendes dissuasives pouvant aller jusqu'à 10% du chiffre d'affaires ainsi que l'exclusion des aides et des marchés publics. « L'ambition est de mettre la protection des droits humains a minima au niveau de la protection du droit de la concurrence ou des données personnelles », précise Adrien Le Louarn, collaborateur parlementaire de Manon Aubry. Enfin, le texte comporte "une petite révolution", selon l'eurodéputée, puisqu'il prévoit "le renversement de la charge de la preuve". En cas de dommage avéré, c'est l'entreprise qui devrait démontrer qu'elle n'est pour rien dans les atteintes constatées aux droits humains ou à l'environnement.  "C’est logique quand on a une telle divergence dans le rapport de force, avec des victimes de l'autre bout du monde qui portent plainte devant un tribunal dont elles ne parlent pas la langue", insiste Manon Aubry.

L'intérêt que suscite aujourd'hui le devoir de vigilance signe-il la fin du mythe de la "mondialisation heureuse" ? « La crise du Covid a montré nos vulnérabilités liées à la mondialisation. Il y a une prise de conscience générale, même à droite. Mais derrière les beaux discours sur la question de la relocalisation, on continue à signer des accords de libre-échange au niveau européen", dénonce Manon Aubry. Aujourd'hui négociés sans tenir compte de leurs impacts écologiques et humains, les accords commerciaux signés par l'UE devraient à l'avenir intégrer des obligations en matière sociale, environnementale, de droits humains. C’est en tout cas ce que préconise le rapport des eurodéputé·es sur le devoir de vigilance.

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Sherpa, un acteur-clef

Détournement de fonds au Congo et en Guinée, travail forcé au Qatar sur les chantiers de la Coupe du monde 2022... Depuis 2001, l'association de juristes et d'avocat·es Sherpa s'est fait un nom dans la lutte contre la corruption et la criminalité économique globalisée. Avec moins de dix personnes salariées, Sherpa utilise un réseau d'avocats pour apporter un soutien juridique aux victimes. C'est aussi un laboratoire juridique où s'élaborent de nouvelles normes, défendues auprès des élu·es, en France et en Europe à travers l'European Coalition for Corporate Justice (ECCJ).

Plus d'infos

www.asso-sherpa.org

plan-vigilance.org/

jeanfrancoisfortphotographies.com/rana-plaza/

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