[INTERVIEW] L'après-pétrole, enfin, une économie du bien commun ?

Publié le ven 25/03/2022 - 08:00

Propos recueillis par Elodie Crézé

Trois auteures, trois visions de l'économie post-pétrole. Isabelle Delannoy, spécialiste du développement durable, Eva Sadoun, entrepreneuse et activiste écologiste et Aurore Lalucq, économiste et députée européenne. Toutes trois nous livrent les clés pour reconstruire une économie départie des excès d'une finance débridée, mais aussi plus respectueuse du Vivant et favorable au bien-commun.

Retrouvez aussi Eva Sadoun dans notre émission le Web sonne ce vendredi à 12h 30 !

Sans transition ! : Comment reconstruire une civilisation prospère à l'ère post-pétrole ?

Isabelle Delannoy : Il faut lier entre elles un certain nombre de logiques techniques, productives économiques et régénératives inventées depuis ces 50 dernières années.*Les fonctions (ou services) écologiques, gardiennes des limites planétaires que l'on a dépassé au ¾ aujourd'hui, sont bénéfiques pour les sociétés humaines et peuvent être mises au service de l'économie. Il y a les services d'approvisionnement comme la fourniture du bois, de fibres textiles ; les services régulateurs qui protègent des inondations, des sécheresses, régulent la quantité et la qualité des eaux. On a d'ailleurs tendance à remplacer ces services par des machines. Il y a aussi les services culturels, qui ont un impact social fort, en favorisant le lien des habitants à un même territoire. Et enfin, il y a les « services socles », qui déterminent la capacité de maintenir la fertilité des sols, celle de maintenir un équilibre climatique, à la base de tous les autres.
Or pour utiliser ces services, il faut développer des écosystèmes vivants. Ceux-ci vont à la fois favoriser les sociétés humaines, mais aussi les équilibres planétaires. Prenons l'exemple de l'agroécologie : c'est un système productif qui remplit aussi toutes les fonctions essentielles. Ces systèmes écologiques canalisent leur propre énergie.

Eva Sadoun : Je suis également d'accord pour dire qu'aujourd'hui, un seul récit économique est valorisé. C'est un récit productiviste, consommateur, consumériste, qui n'est pas celui de l'ère post-pétrole. Même ceux qui défendent la croissance verte se rendent compte qu'il faut nécessairement l'accompagner d'une politique de sobriété.
Le droit, qui encadre actuellement l'économie capitaliste, peut devenir un allié face à la création d'une nouvelle économie peu émettrice et protectrice du vivant. Par exemple, en favorisant une prime à la vertu. Les prémices se dessinent déjà au niveau européen avec notamment la taxe carbone ou encore la taxonomie verte(1). Toutes les nouvelles méthodologies d'évaluation extra-financières doivent également servir à bâtir un nouveau socle fiscal. Aujourd'hui, la fiscalité favorise la surproduction plus que la consommation raisonnée.  Pourtant, elle peut véritablement devenir un allié si elle est appréhendée sur le long terme ! Il faut également renouveler le leadership économique, qui est aussi politique. Il doit nécessairement être plus féministe et représentatif des minorités.

Aurore Lalucq : À mon sens, il faut plutôt parler de monde post énergies fossiles. Si on veut obtenir une prospérité sans croissance, commençons par se demander ce que l'on veut vraiment. Et ce qu'on souhaite, c'est vivre bien, dans les limites de la biosphère, sans descendre sous un certain plancher social, voire même en le rehaussant. Cela implique aussi de réévaluer la répartition des richesses. Ceci étant posé, la 1ère des mesures consiste à se donner de bons indicateurs. Cela peut apparaître très technocrate, mais c'est hautement politique car les indicateurs ont un effet performatif sur nos imaginaires, sur nos politiques publiques.
À présent, c'est la question de la dette, celle du déficit public ou de la croissance économique, qui vont guider l'ensemble de nos politiques économiques et nos politiques publiques. À partir du moment où vous décrétez que l'indicateur de dette ou de déficit est celui qui prime sur votre société, alors tout est analysé en termes de coût. Y compris l'éducation, la santé, qui ne devraient pas l'être !

 

Du coup, quels sont les changements à opérer en priorité ?

ID : On confond encore souvent l'énergie utile pour notre société, et celle nécessaire pour nos machines. Si l'on s'inspire de ce qui peut être fait par le vivant de façon ultra productive, on s'aperçoit qu'il est possible de réduire un grand pan de consommation énergétique. Au lieu de construire une centrale d'épuration des eaux zéro émission, construisons par exemple un jardin phyto-épurateur, extrêmement efficient. On a besoin de diminuer fortement nos impacts sur les écosystèmes vivants. C'est une partie importante de l'économie symbiotique que je prône.

ES : Je constate que ce sont toujours les mêmes personnes qui centralisent les décisions : des hommes blancs, d'une certaine classe sociale, partageant le même format éducatif. Le débat, même scientifique, reste impossible, tant l'incarnation est monochrome, infusée de dogmes et privilégiée par le modèle d'avant. Il y a un lien très fort entre le système économique actuel et la domination patriarcale. Celui-ci se retrouve à tous les niveaux, dans toutes les sphères de pouvoir.
On désigne aussi souvent la finance comme la nouvelle colonisation du monde, à l'ère postcoloniale. Le leadership doit davantage se situer dans la coopération, le partage, avec aussi une responsabilisation plus collective et moins verticale, pour une économie moins destructrice. Autour de nous, depuis une dizaine d'années, on voit des leaderships renouvelés par des femmes, des minorités, des personnes issues de pays en développement.

AL : Il est impératif, comme dit plus haut, de changer d'indicateur, pour définir ce qui compte vraiment dans nos sociétés. Le PIB demeure le symbole d'une prospérité d'un autre temps, celle de la reconstruction en Europe...
C'est pour cela que je suis favorable au Donut mis en place par Kate Raworth*. Il comprend les limites de la biosphère en plafond et en plancher, des indicateurs sociaux qu'on peut définir d'un point de vue démocratique. (lire encadré) De cette mesure découlera tout le reste. Cela peut être un Green New Deal(2), avec l'obtention d'un plan d'investissement massif dans les ENR, l'isolation thermique des bâtiments, et la nécessité à réorganiser l'ensemble de nos sociétés et notre métabolisme social en fonction d'objectifs sociaux et environnementaux.

 

Notre économie actuelle est basée sur l'épuisement des ressources. Vous vous prononcez -toutes - en faveur d'une métamorphose du système en place. Est-ce assez radical ?

ID : En réalité, c'est un changement radical ! Actuellement, nous sommes dans un modèle économique linéaire où on extrait, consomme, jette. Si l'on souhaite conserver un certain confort acquis avec internet, l'électroménager ou encore la voiture, il convient de renoncer à posséder nos équipements mais en louer l'usage, voire à les mutualiser. Il faut également que les entreprises s'ouvrent à leurs usagers en termes de gouvernance et d’actionnariat. Objectif : éviter une mainmise des fabricants sur le pouvoir d'achat. En outre, ce système créée de l'emploi au niveau local, réindustrialise les territoires. Vous créez en effet des bassins de consommation et de production, diminuez les besoins de trajets des habitants, mais aussi le transports des matériaux et des machines, pour lesquels on artificialise des berges, côtières ou fluviales. Renoncer à la propriété des biens permet de tendre vers le zéro extraction, en ré-assemblant les pièces un nombre de fois extrêmement élevé, et in fine vers le zéro déchet.
Cependant cela ne sera pas suffisant, car nous sommes arrivés à un stade critique du changement climatique. Il faut aussi de l'efficience, inspiré du vivant - très économe en énergie - en vue de diminuer le besoin d'énergie de nos objets, rendre plus économes nos infrastructures et nos machines. On peut les améliorer en prenant exemple sur l'aérodynamisme de certains oiseaux ou de poissons. Il est primordial d'associer le vivant comme acteur industriel à part entière. À condition d'en respecter l'intégrité.

ES : Pour être capable d'inventer cette économie du bien commun qu'on protège tous et sur laquelle on prend des décisions démocratiques, il est nécessaire qu'elle appartienne réellement à tous. Il y a donc un vrai travail à faire autour de la prise de décision, du partage du capital. Mais de part sa structure, cette économie ne nous appartient pas. La réponse réside ainsi dans un renversement de cette structure. Sans pour autant parler de révolution ! C'est tout l'objet de mon livre, montrer les différents leviers existants pour agir, à différents niveaux, pour chacun.

AL : Pour ma part, à partir du moment où l’on construit des objectifs fermes, qu'on met en place les bons indicateurs et qu'ils deviennent contraignants, j'ignore si c'est assez radical mais il me semble que c'est ce qu'il y a de plus efficace. Le principal étant de commencer. Il nous faut de la planification écologique. Exactement comme au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, où on s'est dit qu'il fallait mettre toutes les forces de la nation autour de la table, pour fournir un effort de reconstruction. C'est cela dont on a besoin, que tous les acteurs, le patronat, les syndicats, les ONG discutent entre eux régulièrement. Il faut avoir un organe de dialogue social de long terme qui travaille la stratégie, applique et mette en œuvre celle définie par l’État.
On a aussi besoin, comme je l'ai dit, d'un Green New Deal. Ce qui signifie une sorte de Big Bang économique. Désormais, chaque texte doit être subordonné à des objectifs environnementaux et sociaux comme les accords de commerce, la régulation financière et bancaire : car beaucoup de banques sont exposées d'un point de vue systémique au risque fossile(3). Or, on ne peut pas affronter une crise écologique, financière et une crise bancaire à la fois ! Il nous faut sortir d'un certain nombre de traités – telle que la Charte de l'énergie(4), la Banque centrale européenne et sa politique monétaire doivent favoriser le développement des énergies renouvelables. En réalité, c'est toute la macro économie qu'il convient d’adapter aux questions environnementales. Heureusement, on a un grand nombre d'outils sous la main. À commencer par remettre en cause notre manière de vivre, puisque de toute façon celle-ci a atteint ses limites..

 

Comment généraliser cela à l'ensemble des territoires, voire à plus grande échelle ?

ID : Les collectivités peuvent co-investir dans les structures de production avec les usagers. La question écologique a beaucoup été traitée sous l'angle de la responsabilité du consommateur, alors que c'est bien au monde économique, politique local de se réinventer. C’est le moment de décentraliser les centres de pouvoirs, répartir la gouvernance. Regarder non plus seulement comment diminuer nos impacts mais aussi comment créer des impacts positifs à partir de ce que l'on produit. C'est la seule solution pour bénéficier d'une société encore prospère et pour que les pays qui n'ont pas encore accès à cette prospérité puissent y accéder. Il est impératif de sortir des postures idéologiques et d'être très pragmatique.

ES : Le capitalisme moderne n'est pas si vieux, il a seulement trente ans. On est capable de transformer cette économie assez facilement ! Du moins en Occident. On une structure politique qui fonctionne encore d'une certaine manière, mais demain la négociation peut être totalement différente. Si on le décide en décrets, tout simplement. De son côté, le secteur financier peut se doter d'une nouvelle évaluation. On peut générer un mouvement populaire sur la finance. En effet, pour 80 % des investisseurs présents dans les entreprises, l'argent provient de fonds de pension, autrement dit de l'épargne de citoyens... Ces leviers peuvent être activés sans être obligés de renverser tout le système !

AL : Sur les marché financiers, il y a un vrai sujet car il ne peut pas exister sans croître. Il va donc falloir le repenser en profondeur. À chaque fois qu'on a mis en place des indicateurs alternatifs, ils l'ont été à côté des textes de loi. Exemple, la loi Sas (Éva Sas)(5) qui a défini une dizaine d'indicateurs mais qui venaient en complément du PIB. Or, tout comme on peut trouver dans certains textes de loi la question du PIB et la façon dont, en fonction des variations attendues de celui-ci, on va définir des lignes budgétaires et des propositions économiques, il devient urgent d’ intégrer les indicateurs alternatifs dans nos lois. Et voir comment chaque proposition de loi, chaque politique publique et économique va impacter ces indicateurs.
A mon sens, tant qu'elles ne les impacteront pas positivement, elles ne devraient pas passer. On travaille déjà à cette idée au niveau européen. Nous intégrons des indicateurs environnementaux et sociaux au Semestre européen(6), qui coordonne les politiques économiques de l’Union. On réfléchit aussi à la mise en place d'un d'observatoire, pour pousser l'idée des politiques publiques européennes à l'aune de nouveaux indicateurs. En somme, la réduction des gaz à effet de serre et l'impact sur la biodiversité doivent conduire nos politiques publiques !
Pour conclure, je dirais que la question environnementale et écologique est une question de justice sociale. Premièrement, la transition écologique et sociale s'impose à nous. Deuxièmement, si on la mène bien, on a les moyens de la réussir et le pire n'est pas certain... on vivra même tous mieux.

 

économie symbiotiqueÀ lire : l'économie symbiotique, Isabelle Delannoy, Actes sud, 2017 

Ingénieure en agriculture, Isabelle Delannoy a co-écrit le film Home et La Terre vue du ciel avec Yann Arthus-Bertrand. Elle est l'auteure de L'économie symbiotique, paru chez Actes Sud. Elle y démontre comment une nouvelle forme d’économie est en train d’émerger, imitant le fonctionnement naturel des écosystèmes. Une voie à emprunter au crépuscule du monde du pétrole. 

une éco à nousÀ lire : Une économie à nous, Eva Sadoun, Actes Sud, 2022 

Eva Sadoun est une entrepreneure et activiste en faveur de la transformation sociale, écologique et féministe du secteur financier, des modèles économiques et du leadership. Elle est aussi coprésidente du Mouvement Impact France, qui porte la voix des entreprises engagées en faveur de la transition écologique et sociale et co-fondatrice de LITAco. Cette plate-forme d’investissement responsable permet aux particuliers d’investir dans des entreprises à impact social et environnemental positif.

 

reconquêteÀ lire : Reconquête, au nom de l'intérêt général, Aurore Lalucq, Les petits matins, 2020

Économiste française et députée européenne (liste Envie d'Europe), Aurore Lalucq est spécialiste de la transition sociale-écologique et de la régulation bancaire. Elle a cofondé le think thank Institut Veblen, qui a pour but de produire des idées afin de mettre l'économie au service de la transition écologique et sociale. Elle a notamment écrit, avec l'économiste Jean Gadrey, Faut-il donner un prix à la nature ? , qui a été récompensé du prix de la Fondation de l'écologie politique en 2015. 

 


*Logiques régénératives

 Les logiques techniques, productives et économiques régénératives auxquelles fait référence Isabelle Delannoy sont par exemple : l’agro-écologie, l'ingénierie écologique (les jardins de pluie, les jardins phytoépurateurs, les toits végétalisés….) l’écoconstruction, les modèles d'économie circulaire, les énergies renouvelables en zéro, les modèles d’économie de l’usage (on ne possède pas ses objets mais on les loue), les modèles d’open source, d’économie du pair à pair, d’économie contributive, d’économie sociale et solidaire, de gouvernance des communs…

*Le Donut de Kate Raworth

Économiste anglaise Kate Raworth estime que le développement économique doit être contenu entre les deux bornes du « donut » : le fondement social et le plafond écologique. Cette théorie nous enjoint à abandonner l’idée que l’on mesure le progrès et le développement d’une nation en observant l’évolution de son PIB. Elle offre un cap à l’économie pour pouvoir répondre aux besoins de l'humanité dans la limite de ce que la planète peut offrir.

 

Notes de bas de page
(1)La taxonomie verte vise à se prémunir contre les activités qui s’appuient sur du greenwashing et les acteurs dont la reconnaissance d’une activité « verte » découle davantage d’un lobbying efficace que d’une réelle préservation de l’environnement. (définition de Novethic)
(2)Green New Deal : En français pacte vert - est le nom donné à plusieurs projets globaux d'investissement, notamment dans les énergies décarbonées, visant à répondre aux grands enjeux environnementaux et climatiques, tout en promouvant la justice sociale
(3)D'après Aurore Lalucq, « les actifs financiers liés aux énergies fossiles ne vaudront plus rien au bout d'un moment, compte tenu de l'évolution des législations. Ils vont devenir des actifs échoués. (Investissements ou actifs dont la valeur est dévalorisée par une évolution de la législation, des contraintes environnementales ou des technologies -NDLR). Ils constituent un risque systémique pour le système bancaire et financier, donc à la fin des fins pour tout le monde ».
(4) Union commerciale visant à protéger les investissements privés étrangers dans les énergies fossiles en Europe. Ce traité est considéré par les écologistes comme menaçant pour les objectifs climatiques de l'UE.
(5) Éva Sas, députée et membre d'EELV, est l’auteure d'une loi portant son nom, adoptée le 2 avril 2015, et visant à l’intégration de nouveaux indicateurs de richesse. Elle fonde la nécessité d’intégrer de nouveaux indicateurs de richesse sur l’imperfection du PIB qui ne prend pas en compte l’emploi, la qualité de vie, le revenu réel des concitoyens et la préservation de l'environnement.
(6)Aurore Lalucq est rapporteure du groupe S&D sur un texte concernant le Semestre européen. Elle travaille dans ce cadre à obtenir des indicateurs sociaux et environnementaux au même niveau que les indicateurs économiques.

Garantissez l'indépendance rédactionnelle et financière de Sans transition !