[ENQUÊTE] - ILS VEULENT NOUS FAIRE MANGER DES INSECTES

Publié le jeu 20/09/2018 - 11:12

Par François Delotte

Pâtes à la farine d’insectes, terrine à base de grillons, barre chocolatée aux criquets, et bientôt « steak » mélangeant poudre de ténébrions et ingrédients végétaux. Le tout prochainement vendu en supermarchés. Des entreprises françaises travaillent sur l’élaboration de produits dans lesquels les « bébêtes » ne se voient plus. Ces stratégies marketing vont-elles parvenir à faire entrer sauterelles et autres larves dans notre alimentations courante ?

Au premier abord, il s’agit d’une épaisse galette végétale comme on peut en voir au rayon « végétarien » des supermarchés. Sauf que, aux côtés de la purée de pois chiches et autres épices figure dans cette préparation un ingrédient peu commun : des vers de farine. Ce steak aux insectes est actuellement développé par l’entreprise JIMINI’S en collaboration avec des chercheurs d’AgroParisTech. Et il pourrait bientôt atterrir dans nos assiettes. « Nous aimerions pouvoir le commercialiser avant la fin de l’année », indique Gautier Mahe, assistant de direction chez JIMINI’S. La start-up parisienne est un des leaders du petit milieu français de la vente d’insectes pour la consommation humaine. Elle a commencé à proposer des criquets et autre grillons entiers et séchés pour l’apéritif dès 2012 pour glisser progressivement vers la vente de produits où l’insecte est « caché » : barres énergétiques à la farine de grillon, et même pâtes à la « poudre de vers Buffalo » (petit cousin des vers de farine). Les acteurs du secteur essayeraient-ils de rendre invisibles ces petites bêtes pour mieux les intégrer progressivement dans notre alimentation ? 

Rendre l’insecte comestible

Les entreprises qui commercialisent des insectes ont toutes un discours bien rodé pour convaincre les consommateurs d’acheter leurs produits. Toutes s’appuient notamment sur un rapport de la FAO (Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture), paru en 2014, qui met en avant le potentiel intéressant de ces animaux pour nourrir une population mondiale qui pourrait compter 9 milliards d’individus en 2050. Les insectes, riches en protéines et en acides aminés permettraient de remplacer en partie notre consommation de viande. Ce que confirme Samir Mezdour. Ce chercheur à AgroParisTech a coordonné le projet de recherche DESIRABLE de 2013 à 2017. Objectif : tirer partie des potentialités nutritionnelles offertes par les insectes. « Certaines espèces, comme le vers de farine contiennent jusqu’à 60 % de protéines ainsi que des oméga 3, 6 et 9 », indique-t-il. Mais les insectes comestibles possèdent aussi des vertus environnementales. « Il faut infiniment moins de surface agricole et de matière première pour élever des insectes que pour des bovins, ovins ou autres porcs. Un insecte peut produire jusqu’à 8 kilos de protéines avec 10 kilos de matière organique. Un bœuf produit de son côté 1 à 10 kilos de protéines pour 10 kilos de matière organique », explique Samir Mezdour. Il faut ajouter à cela le fait que la consommation directe d’eau pour les élevages est quasi-nulle car les animaux s’abreuvent en consommant des végétaux « humides » (restes de fruits et légumes). De plus, les insectes « rejettent 10 fois moins de gaz à effet de serre qu’un bœuf », complète le chercheur.

Des arguments que le grand public, conscient de l’impact de ses pratiques alimentaires sur la planète, a fini par intégrer.  Comme l’atteste Gaëlle Pantin-Sohier, professeur de Marketing à l’Université d’Angers et co-auteure en 2015 d’une étude intitulée La comestibilité des insectes : étude exploratoire chez les jeunes consommateurs français, avec sa collègue nantaise Céline Gallen. « Les jeunes sont conscients des bénéfices écologiques et nutritionnels qu’apportent les insectes. Le défi principal, aujourd’hui, est de les faire passer dans la catégorie des comestibles », précise-t-elle.

Des produits préparés par Jimini’s, l’un des leader français de la filière insecte, seront en vente dès cette année dans des supermarchés Carrefour en Espagne. Ici, des granolas de la marque française. © Jimini’s

 

Des grillons en supermarché

Et, en la matière, l’expérience menée par les deux chercheures en 2015 sur un panel d’une vingtaine de jeunes de 20 à 30 ans est instructive. « Lorsque l’insecte est entier, le taux d’acceptabilité (nombre de personnes qui acceptent de goûter les échantillons) du produit par les participants va de 70 % pour les vers de farine à 50 % pour des insectes dont on voit la tête et ayant des pattes et des ailes, comme le grillon », note Gaëlle Pantin-Sohier. Un taux d’acceptabilité qui bondit pour atteindre « 90% lorsque les insectes sont cachés sous forme de farine dans des sablés au chocolat », expose Gaëlle Pantin-Sohier. Pour elle, cela ne fait pas de doute, les insectes pourraient progressivement entrer dans nos menus quotidiens. « Nous sommes persuadées qu’ils feront partie de notre alimentation d’ici 20 ans. Mais cela va se faire progressivement. Certainement par l’intermédiaire d’aliments transformés où l’insecte ne se voit pas », avance la chercheure. « Il y a un marché pour les insectes », assure-t-elle, citant Carrefour Espagne qui a décidé de mettre en vente dès cette année des produits préparés par JIMINI’S dans ses magasins. 

En France, les produits peinent à sortir des épiceries fines et des rayons virtuels des sites internet. Outre JIMINI’S, le marché est partagé entre des PME (Micronutris, voir focus p. xx) et des acteurs indépendants réunis au sein d’une Fédération (Fédération Française des Producteurs, Importateurs et Distributeurs d’Insectes - FFPIDI). Des « petits producteurs » qui travaillent de façon artisanale. Et qui, comme Virginie Mixe, porte-parole de la FFPIDI et éleveuse de vers de farine, criquets et grillons dans les Hauts-de-France, craignent parfois pour leur activité. Depuis janvier 2018, «avec la réglementation dit Novel Food de l’Union européenne, tous les nouveaux ingrédients mis sur le marché doivent être soumis à autorisation. Il faut faire un dossier pour prouver que le produit peut être consommé sans problème », grogne Virginie Mixe. Pour cause, le dossier d’instruction qui détaille les conditions d’élevage, les matières premières utilisées ou les propriétés nutritionnelles des insectes coûte cher, plusieurs milliers d’euros selon certaines sources. « Ces dossiers sont, il est vrai, onéreux, mais nous avons choisi d’investir dans leur réalisation », glisse Cédric Auriol, fondateur de Micronutris. Des dossiers qui pourront ensuite être repris par les petites entreprises du secteur. « Soit les petites boîtes se conforment à ce que l’on fait, soit elles montent leur propre dossier », commente le représentant de Micronutris. Voilà qui ressemble fortement à une normalisation du secteur par ses représentants les plus importants. Les entreprises ont deux ans pour se conformer à la réglementation. Une période durant laquelle les produits du marché devraient se standardiser. À vous de goûter !

 


Comestibilité des insectes : un manque de recul

Bons pour la santé et l’environnement, les insectes sont souvent présentés comme la « nourriture du futur ». Mais, comme pour tout nouveau produit arrivant sur le marché, il faut rester vigilant. « Nous avons encore peu de recul scientifique sur le sujet », confie Samir Mezdour, chercheur à AgroParisTech. Il explique que plusieurs questions restent en suspens : dans quelle mesure les insectes peuvent-ils stocker des métaux lourds néfastes pour la santé ? Les élevages peuvent-ils favoriser le développement de micro-organismes pathogènes ?  De plus, la domestication des animaux pourrait provoquer des modifications génétiques, ce qui est sujet à débat. Samir Mezdour demande plus de moyens pour faire avancer la recherche sur ces sujets. Mais aussi pour que les industriels ouvrent plus facilement leurs élevages aux scientifiques. 

De son côté, Florence Foucault, nutritionniste indépendante, confirme que les insectes « pourraient devenir une alternative intéressante à la consommation de viande ». Mais elle attire l’attention sur le fait que tous les insectes « ne sont pas consommables ». Elle indique aussi que « l’exosquelette de certains animaux, comme le grillon, contient de la chitine, substance allergisante que l’on retrouve dans les crustacés notamment ». La spécialiste évoque aussi le « manque de traçabilité de certains produits ». Prudence, donc…

 Le grillon contient une substance allergisante que l’on retrouve dans les crustacés. © Minusfarm


Bientôt des insectes « bio » dans nos assiettes ?

Il n’existe pas encore de certification bio pour les insectes. Mais la plupart des producteurs et marques que nous avons interrogés assurent que les insectes que l’on retrouve dans leurs produits sont nourris avec des fruits, légumes et céréales bio. C’est le cas de Micronutris, premier producteur d’insectes français pour la consommation humaine. « Nous nous sommes rapprochés de différentes structures françaises et européennes de certification bio. Nous pourrons avoir des insectes bio sur le marché à partir de 2020 », assure son fondateur, Cédric Auriol. 


Végétarisme et entomophagie : compatibles ?

« Certains végétariens se rendent compte que manger des insectes peut être en accord avec leurs valeurs », assure Cédric Auriol, dirigeant de Micronutris, premier producteur d’insectes français pour la consommation humaine. Les insectes sont abattus par ébouillantage ou par le froid. « Ils n’ont pas de neurotransmetteur de la douleur. Ce sujet n’existe pas », poursuit Cédric Auriol.  Pas si sûr… « Notre point de vue est très simple : il n’est pas nécessaire de manger des insectes. Nous préconisons de consommer des protéines végétales. De nombreux éléments semblent indiquer que les insectes sont sentients (sensibles, doués de sensations, NDLR) », affirme de son côté Élodie Vieille Blanchard, présidente de l’Association végétarienne de France. « L’élevage et l’abattage des insectes posent moins de problèmes que ceux des mammifères, par exemple », indique l’entomologiste chercheur au CNRS Frédéric Marion-Poll. « Ils possèdent un système nerveux central, mais on considère qu’ils n’ont pas de conscience, ni de circuit de la douleur. En revanche, ils peuvent percevoir des signaux leur indiquant un danger : forte chaleur, froid… ». Le débat n’est pas tranché.

Virginie Mixe et Matthieu Colin, « petits producteurs » d’insectes dans le Nord © Minusfarm


Claude Fischler : « Ce qui est biologiquement mangeable n’est pas toujours culturellement comestible »

DR

Propos recueillis par FD

Claude Fischler est sociologue de l’alimentation et directeur de recherche au CNRS. Il est notamment l’auteur du très remarqué L’Homnivore (Odile Jacob, 1990) et a dirigé Les Alimentations particulières : Mangerons-nous encore ensemble demain ? (Odile Jacob, 2013).

La consommation d’insectes en Europe est-elle un simple phénomène de mode ou un véritable mouvement de fond ?

Le rapport à l’insecte tel qu’il est posé prend une forme nouvelle. Dans L’Homnivore (Odile Jacob – 1990), je mentionne l’existence de Sud-Américains qui proposaient de régler le problème de la faim dans le monde grâce à la consommation d’insectes. Mais on s’interrogeait alors sur la possibilité que des populations qui n’avaient rien d’autre à se mettre sous la dent puissent consommer des insectes. Ce qui est une forme d’ethnocentrisme. Aujourd’hui, on trouve des formes inversées de ce discours : des personnes produisent des insectes en demandant pourquoi nous n’en mangeons pas ? Quel est ce tabou ? En réalité, pour nous, cette catégorie d’êtres n’est pas de la nourriture. Cce qui est biologiquement mangeable n’est pas toujours culturellement comestible !

En Europe, a-t-on connu des moments dans l’Histoire où l’on a pu introduire de nouveaux éléments dans notre régime alimentaire ?

Dans des situations de pénurie, on a pu introduire dans nos régimes alimentaires de nouveaux produits qui ont pu, ensuite, être travaillés par la haute gastronomie. Mais il y a une sorte d’échelle en la matière, les végétaux sont plus simples à introduire, viennent ensuite les mammifères herbivores… Lorsqu’ils sont carnivores, c’est plus compliqué. Les produits qui rappellent l’animal vivant, comme la tête de veau ou la viande crue, cristallisent les plus grands dégoûts. Notamment parce que nous sommes désormais habitués aux produit transformés. On ne mange plus d’œil de bœuf et on veut nous faire manger des insectes. Étonnant !

Mais les insectes peuvent-ils finir par entrer dans notre alimentation courante ?

On peut peut-être en faire un produit oubliable. Cependant, nous craignons tout le temps de ne pas savoir ce que l’on mange précisément. Donc si l’on ajoute du « non-apparent » dans l’alimentation, je ne suis pas sûr que les gens vont apprécier. Nous avons toujours peur d’intégrer de mauvais objets sans le savoir. De plus, nous ressemblons à ce que nous mangeons. L’omnivore se méfie de ce qu’il ne connaît pas. On veut de la nouveauté tout en sachant ce que l’on mange. 

 


Focus : ces entreprises qui "cachent" les insectes 

La Freca, l’insecte en mode gastronomique

Lyon, ses bouchons, ses quenelles de brochet, sa charcuterie. Et ses terrines d’insectes. Depuis 2016, la Freca, maison créée par le Bressois Quentin Bozonnet, propose des préparations gastronomiques à base de vers de farine, criquets et grillons. « Nous avons mis au point de nombreux produits : des insectes entiers, mais aussi des cookies. Dans nos terrines, nous remplaçons la viande par des champignons et des vers de farine », explique l’entrepreneur. Des vers de farine qu’il élève lui-même avec des céréales bio et locales. Les autres espèces viennent des Pays-Bas. « Les producteurs avec lesquels on travaille se mettent petit à petit au bio », assure-t-il. De quoi poursuivre la quête que s’est fixée la Freca : mêler la cuisine française à la saveur des insectes. 

Plus d’infos : www.lafreca.fr

 Terrine aux insectes et aux champignons concoctée par la société lyonnaise La Freca. © La Freca

De l’insecte dans le poisson

Peut-être avez-vous déjà mangé des protéines d’insectes… en dégustant du poisson. Depuis février 2018, les pisciculteurs peuvent nourrir leurs truites, saumons et autres bars avec des produits contenant des larves de mouche. Une autorisation que Jérôme Costil et sa société Mutatec, basée à Chateaurenard (13), ont anticipée depuis 2013. L’entreprise expérimente l’élevage d’asticots de mouches soldats nourris avec des rebuts de l’agriculture ou de l’industrie agroalimentaire. Séchés et dégraissés, les animaux sont transformés en croquettes pour poissons. « Cela présente plusieurs avantages. Nous donnons de la valeur à des résidus dans une démarche d’économie circulaire », expose jérôme Costil. « Puis cela permet de remplacer une partie de la farine de poisson utilisée pour nourrir les poissons d’élevage », et donc de préserver les ressources halieutiques. Mutatec a pour objectif d’ouvrir une ferme de « taille industrielle », courant 2019. Et d’alimenter aussi des volailles avec des farines d’insectes. 

Plus d’infos : mutatec.com

Micronutris : du ver aux crackers

Micronutris se présente sur son site comme la « première ferme d’élevage d’insectes comestibles française ». « Nous avons produit 25 tonnes d’insectes en 2017. Depuis notre création, en 2011, nous avons multiplié par 5 notre production chaque année », détaille Cédric Auriol, cofondateur de cette entreprise basée à Saint-Orens-de-Gameville, près de Toulouse. Micronutris élève des grillons et des ténébrions (vers de farine). Des petites bêtes nourries « avec des produits bio ». Elles présentent « une teneur en protéines de 60 %. Nous avons aussi développé un savoir-faire permettant aux insectes d’augmenter leur teneur en oméga 3 et 6 via leur alimentation », assure le co-fondateur de la société. Les petites bêtes sont vendues séchées, entières pour l’apéritif, mais aussi incrustées dans des plaques de chocolat et de praliné. Micronutris propose aussi des crackers à la farine d’insectes et aux graines de pavot. Miam !

Plus d’infos : www.micronutris.com

 

 

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