[ BIO & ÉTHIQUE ] Nourrir la France en bio, mission impossible ?

Publié le lun 18/11/2019 - 11:38

Par Anaïs Maréchal.

Le marché du bio explose, et la grande distribution s’engouffre dans la brèche en pratiquant des marges abusives. La filière doit choisir son camp : prendre la même direction que l’agriculture conventionnelle, ou conserver son éthique. Producteurs, chercheurs, transformateurs de nos régions … tous se mobilisent pour dépasser les limites actuelles du bio, dans un modèle vertueux pour l’Homme et l’environnement.

La filière bio est face à un tournant : face à une demande toujours croissante, comment intensifier la production sans mettre de côté ses valeurs ? Si les rendements de l’agriculture biologique seront toujours en moyenne inférieurs à ceux du conventionnel, une adaptation de la société peut permettre d’équilibrer l’équation. Des leviers agronomiques voient également le jour pour accompagner cette transition. Pour une bio pour tous !

L’expansion de la bio condamne-t-elle celle-ci à abandonner toute éthique ? En ce début d’année, le débat sur l’autorisation du chauffage des serres biologiques révélait l’ampleur de la crise dont souffre le secteur. En 2018, les français ont augmenté leur budget de produits alimentaires bio de 15 % par rapport à l’année précédente, d’après le dernier rapport de l’Agence bio. Excellente nouvelle pour la santé de nos concitoyens, de nos producteurs et pour la planète !

Mais maintenant, il faut que la production suive. Et si la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA) défend la compétitivité de la production française, proposer des tomates bio en hiver fait bondir la Fédération nationale d’agriculture biologique (Fnab). La raison ? Depuis les premiers cahiers des charges dans les années 70, la bio intègre en toute cohérence des notions de préservation des ressources naturelles et de respect des cycles naturels. Des valeurs un peu moins chères aux cœurs des consommateurs, d’après le baromètre de consommation publié par l’Agence bio en 2019 : la raison principale qui les pousse à manger bio est la préservation de leur santé… l’environnement n’étant cité qu’en troisième position ! Et l’arrivée massive de la grande distribution, qui représente désormais la moitié du marché, inquiète. Les prix cassés cachent parfois des conditions inhumaines de travail sur les exploitations espagnoles, ou des produits à la qualité en baisse. La rançon inévitable du succès ? Non, selon notre enquête : la bio a les moyens de passer à la vitesse supérieure sans laisser ses valeurs sur le bas-côté.

Le scénario du 100% bio

Premier challenge de ce développement : garantir le respect de l'environnement. C'est quand même un minimum diront certains ! Donc aller simplement à l'encontre de l'agriculture conventionnelle promue depuis l'après-guerre : pas d'intrants de synthèse évidement, pas de hors-sol ni de serres chauffées, diversifier les cultures, limiter la viande et les importations... En 2013, l’association d’ingénierie Solagro démontrait déjà la faisabilité d’une alimentation 100 % bio en publiant Afterres 2050, un scénario prospectif à l’échelle du territoire. Le défi est de taille : nourrir une population grandissante dans un contexte de changement climatique. « Nous avons évalué une version 100 % bio du scénario, qui est tout à fait cohérente avec nos objectifs environnementaux et de santé publique, détaille Philippe Pointereau, directeur du pôle agroenvironnement de l’association. Elle est complètement faisable, ce sont maintenant des choix politiques à prendre. » La cohérence du scénario repose en effet sur des changements sociétaux profonds. En cause ? Les rendements plus faibles de l’agriculture biologique – en moyenne 20 ([1]) à 25 % ([2]) –impliquent une augmentation significative de la superficie des terres agricoles. Des chercheurs suisses estiment qu’environ 30 % de terres supplémentaires sont nécessaires pour nourrir la population mondiale en bio en 2050 ([3]). Ce chiffre grimpe même à 80 % quand les scientifiques prennent en compte un réchauffement climatique majeur ! Un objectif inconcevable face à l’artificialisation grandissante des terres françaises et du reste du monde.

Moins de gaspillage et de viande

Mais alors, comment parvenir à ce 100% bio ? En premier lieu, Afterres s’appuie sur la réduction du gaspillage alimentaire, responsable chaque année de la perte d’un tiers de la production mondiale d’aliments. Des pratiques assez simples comme la redistribution dans les banques alimentaires ou la réduction des surconsommations permettraient de réduire de moitié les pertes. Question éthique, Solagro pointe également du doigt les échanges commerciaux et leurs besoins en énergie, incompatibles avec l'urgence climatique. « Dans Afterres, nous prenons le parti de réduire les flux d’import-export et de relocaliser en partie la production », détaille Philippe Pointereau. Le scénario fait ainsi le choix de diviser par trois les exportations de céréales et maïs pour libérer des terres pour la production de fruits et légumes locaux, et ainsi en diminuer nos importations.

Réduire de moitié notre consommation de viande : un prérequis indispensable pour nourrir le monde en bio d'après Solagro. Photo : Pixabay

Selon les auteurs, seul un dernier levier rend ce scénario plausible : le changement des régimes alimentaires. « Car en remplaçant une partie de notre alimentation animale par des protéines végétales, on peut récupérer des terres pour de l'agriculture bio », explique Philippe Pointereau. Autrement dit, les terres libérées pour l'alimentation animale (cultures fourragères essentiellement) permettent de cultiver plus de végétaux (fruits, céréales, légumes) pour l'alimentation humaine. Et le levier est considérable ! Car de deux à dix kilos d’aliments végétaux (à donner aux animaux) sont nécessaires pour produire un kilo de viande. Solagro estime à deux millions d’hectares les surfaces libérées, dont la moitié pourrait être convertie en cultures destinées à l’alimentation humaine.Au final, l’assiette du scénario Afterres est plus riche en céréales, fruits, légumes et fruits à coques, et contient deux fois moins de lait et de viande. Un préalable sociétal indispensable. A l'instar du Giec dans son dernier rapport, Philippe Pointereau l'assène donc : « Rendre la bio accessible à tous passe avant tout par l’État. Plus la politique globale sera systémique, plus la transition pourra être rapide. »

Diversifier pour produire plus

En attendant ces actes politiques forts, dans les champs, la communauté s’active elle aussi pour trouver des solutions pour augmenter la production en aliments bio, sans pour autant avoir recourt au chauffage, au hors-sol... Car les faits sont là : les écarts de rendement entre l’agriculture conventionnelle et biologique varient selon le type de production. S’ils sont en moyenne faibles voire négligeables pour certaines cultures comme le soja ou les oléagineux (2), ils peuvent aller jusqu’à 45 % pour le blé cultivé en France ([4]). Ils s’expliquent évidement par l’interdiction des engrais et pesticides de synthèse, qui permettent d’assurer aux cultures conventionnelles de pousser plus vite et d'être mieux résistantes aux agressions (physiques et chimiques). Agriculteurs et agronomes doivent donc trouver d’autres armes pour protéger les cultures sans s’éloigner des valeurs du bio. « Depuis l’après-guerre, les systèmes agricoles se sont fortement simplifiés, explique Laurent Bedoussac, chercheur en agronomie à l’Inra ([5]) et l’ENSFEA ([6]). La diversification des cultures, qui est aux fondements de l’agriculture, est le premier levier pour augmenter la production en bio. » Ainsi, cultiver sur une même parcelle plusieurs espèces en simultané permet de diminuer la pression de certains agresseurs. « Nous observons aussi que le mélange de deux espèces produit plus de quantité que de les cultiver côte à côte, détaille l’agronome. Dans le Gers, nous avons par exemple travaillé avec la coopérative Qualisol, pour développer sa production de lentilles bio en associant 15% de semences de blé. Celui-ci facilite la récolte et diminue fortement la présence des mauvaises herbes. » En outre, augmenter le nombre d’espèces végétales cultivées sur une exploitation réduit aussi sa vulnérabilité face aux aléas climatiques et aux variations du coût des matières premières. On dit que cela « sécurise la production », précise le scientifique. Et permet donc de fournir, de manière plus fiable, plus de produits bio et locaux aux consommateurs !

« Nous avons évalué une version 100 % bio du scénario, qui est tout à fait cohérente avec nos objectifs environnementaux et de santé publique », Philippe Pointereau, directeur du pôle agroenvironnement de l’association

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