[DOSSIER] Pollution urbaine : la délicate équation écologique et sociale

Publié le lun 22/11/2021 - 11:00
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Par Estelle Pereira

L’hégémonie du gazole entrave les tentatives politiques d’amélioration de la qualité de l’air en France. L’interdiction progressive du diesel dans les centres urbains via l’instauration de “zones à faibles émissions” impose de questionner la place de la voiture dans les villes, sans quoi les inégalités au sein de la population citadine risquent de s’accroître.

Le diesel, opium du peuple ? Augmentez son prix et c’est la révolte. Si, en novembre 2018, l’annonce de la hausse de la taxe de ce carburant n’était qu’une goutte d’eau dans un vase de revendications bien plus large, le soulèvement populaire des Gilets jaunes prouve l’importance occupée par la voiture dans le quotidien de la population française.

Avec l’arrivée des règles européennes, la sortie du diesel devrait pourtant s’accélérer. Et chambouler quelque peu la façon de nous mouvoir dans nos villes. D’ici fin 2021, huit agglomérations dont le seuil de concentration de polluants dépasse les normes fixées à l’échelle de l’Europe depuis 2008 (Grenoble, Lyon, Marseille-Aix, Nice, Paris, Reims, Strasbourg et Toulouse) ont l’obligation de mettre en place une zone à faibles émissions (ZFE).

Les véhicules les plus polluants seront peu à peu interdits dans un périmètre donné, selon un calendrier qui diffère en fonction des villes. À ce jour, il existe 250 ZFE en Europe, mais seulement quatre en France (Grenoble, Lyon, Paris et Strasbourg). Les restrictions s'appliqueront via un système de notation allant de 1 à 5 selon l’année de mise en circulation de la voiture et le carburant qu’elle utilise. Les automobilistes qui voudront rentrer dans une ZFE devront afficher sur leur pare-brise leur vignette Crit’Air. Cet outil va se généraliser puisque la loi Climat et Résilience prévoit que toutes les zones urbaines de plus de 150 000 habitants en soient dotées à partir du 1er janvier 2025, ce qui représente environ 35 agglomérations supplémentaires.

Crit’air en débat

Première étape : l’interdiction des véhicules Crit’Air 4 et 5, soit les véhicules diesel immatriculés avant 2006. Dans une ville comme Toulouse, cela représente 500 000 véhicules thermiques interdits à la circulation d’ici 2024, selon le ministère de la Transition écologique. Une coordination d’associations locales, dont Rallumons l’Étoile qui défend la mise en place d’un RER dans l’agglomération, alerte sur les risques d’accroissement des inégalités d’accès au centre-ville que ferait peser une telle politique sans mesure compensatoire. « Dans une étude nous avons constaté que les voitures notées 3,4 et 5 étaient plutôt situées dans les périphéries de la ville, tandis que les vignettes 1 et 2 concernaient majoritairement le centre-ville », décrit Nicole Asencio, coprésidente de l’Autate, association des utilisateurs des transports en commun de l’agglomération toulousaine.

Nombreuses sont les associations, à l’instar de France Nature Environnement (FNE), regrettant que les vignettes Crit’Air ne prennent pas en compte le poids des véhicules et le nombre de personnes transportées. « Il ne faudrait pas que certaines personnes, parce qu’elles ont les moyens de se payer une voiture neuve, continuent de voyager individuellement au cœur des villes », relève Nicole Asencio, également membre de FNE Midi-Pyrénées, ajoutant que l’État n’a pas pris en compte les véhicules concernés par l’affaire du Dieselgate, la falsification des émissions réelles de polluants des voitures récemment mises sur le marché (1) organisée par certains constructeurs automobiles.

La voiture, symbole populaire, pourtant inégalitaire

Concernant les craintes en termes de justice sociale autour de l’instauration des ZFE, Valentin Desfontaines, responsable des mobilités durables au sein du Réseau Action Climat (RAC), rappelle que « en tant que telle, la mobilité tout voiture est très injuste socialement ». Son raisonnement s’appuie sur une étude réalisée par le Laboratoire de la mobilité inclusive en 2016 : 23 % des personnes interrogées déclaraient avoir déjà refusé un travail ou une formation faute de pouvoir s’y rendre en voiture, et surtout faute d’alternative de transport accessible. Ce taux monte à 43 % chez les jeunes.

Une inégalité d’accès à la mobilité entre les personnes habitant le centre et la périphérie est également constatée à Toulouse. « Pour que la ZFE n’aggrave pas la situation, il faudrait accélérer la mise en place d’alternatives, en réservant par exemple des voies au covoiturage, aux cyclistes ou encore en augmentant la fréquence de passage des bus. Aujourd’hui, les gens prennent la voiture parce que les temps de parcours en transport en commun sont trop longs », estime Nicole Asencio, qui plaide pour des zones à faibles émissions les plus larges possibles afin que les effets sur la qualité de l’air ne soient pas uniquement ressentis par la population des hypercentres.

Au Réseau Action Climat, on défend également la réhabilitation du transport ferroviaire dans les villes. « Sans forcément partir sur des projets d’aménagement très coûteux, précise Valentin Desfontaines. Dans un premier temps, il s’agirait de rouvrir certaines haltes ferroviaires pour permettre à des villes périphériques d’être de nouveau reliées au cœur de la métropole ».

La voiture reine de l’espace urbain

Mais ce sont des habitudes bien ancrées qu’il va falloir changer. Selon l’Insee, en 2017, 84% des foyers disposaient d’un véhicule et 95 % en ruralité. Mais à quel prix pour la santé ? Selon les méthodes de calcul, entre 46 000 et 100 000 décès prématurés seraient imputables à la mauvaise qualité de l’air, avec un coût pour la société évalué à 100 milliards d’euros par an, en incluant les impacts sanitaires, économiques et environnementaux (2).

Le transport routier est en partie responsable de cet air délétère : le secteur émet 63 % des émissions de NOx (3) et 18 % des particules fines PM2.5 (4). À eux seuls, les véhicules diesel représentent 90 % des émissions de NOx dans le transport (5). Une exposition régulière à ces molécules, notamment dans les villes, décuple le risque de maladies cardio-vasculaires et respiratoires.

Lutter contre la pollution sans s’attaquer à la voiture est donc peine perdue. Mais, avec sept personnes sur dix en France qui se rendent au travail en voiture, comment procéder pour ne laisser personne au bord de la route ? D’autant que cette reine de métal a déterminé pendant longtemps la façon dont ont été aménagées les villes, y compris dans les territoires où les transports en commun sont les plus utilisés. « À Paris, 50 % de l’espace public est consacré à la voiture alors qu’elle ne représente que 13 % des déplacements. Un tel modèle de construction n’incite pas à se déplacer autrement », illustre Valentin Desfontaines.

Pour autant, la stratégie de financement qui devait améliorer la situation est longtemps restée centrée... sur la voiture. En 2018, 392 millions d’euros ont été dépensés, à coup de primes à la conversion et autres bonus écologiques qui pouvaient servir, jusqu’à l’année dernière, à acheter des véhicules diesel, au même titre que des hybrides et électriques.

Repenser l’aménagement pour une ville plus inclusive

On est encore loin d’une remise en cause de la suprématie du véhicule individuel. « Il y a une réalité économique et sociale à prendre en compte », préconise Tony Renucci, directeur de l’association d’aide aux victimes de la pollution de l’air Respire. « On a pendant des années incité les gens à s’équiper d’une voiture. Il faut un cadre qui va permettre d’en sortir progressivement ».

Et pourquoi ne pas repenser complètement la façon dont s’organise la vie urbaine ? « La généralisation des ZFE est une opportunité à saisir pour transformer notre système de transport et sortir du modèle du tout voiture, pour aller vers un modèle plus actif et plus collectif », veut croire le Réseau Action Climat (6). Selon le collectif d’associations, la moitié des déplacements effectués en voiture dans les villes font moins de trois kilomètres. Les cités sont-elles à ce point inhospitalières que s’y déplacer à pied ou à vélo est devenu impensable ?

« Ce n’est pas une guerre contre la voiture, mais un combat pour la qualité de vie », résume Carlos Moreno, urbaniste, défenseur de la « ville du quart d’heure », soit l’accessibilité rapide aux six fonctions sociales urbaines essentielles : l’habitat, le travail, l’approvisionnement, l’éducation, la santé et les loisirs (7).

« La question est : dans quelle ville voulons-nous vivre ? Voulons-nous continuer à vivre dans une ville minérale, polluée, où l’on passe son temps dans les transports ? Ou une ville transformée, rendue au citoyens, polycentrique, multiservices, végétalisée et apaisée », interroge-t-il. Les travaux d’aménagement, au profit de la circulation routière n’ont pas uniquement eu un effet néfaste sur la qualité de l’air. L’étalement urbain, l’artificialisation et la bétonisation ont rendu les villes vulnérables aux changements climatiques et aux phénomènes météorologiques qui en découlent. En témoignent les inondations de juillet dernier, dévastant plusieurs villes belges et allemandes. L’urbanisme doit être repensé, il en va de la viabilité des cités.

 

Notes :

(1) Selon l’ONG Transport & Environnement, 43 millions de véhicules diesel aux quantités d’émissions au moins trois fois supérieures aux normes européennes seraient toujours en circulation aujourd'hui.

(2) « Les politiques de lutte contre la pollution de l’air », enquête de la Cour des comptes demandée par la Commission des finances du Sénat, juillet 2020. urlr.me/MwQCT

(3) NOx : addition des émissions de monoxyde d’azote, NO et de dioxyde d’azote (NO2).

(4) Dont le diamètre est inférieur à 2,5 micromètres.

(5) Chiffres CITEPA 2020 pour l’année 2019.

(6) « Rendre la sortie du piège diesel socialement, écologiquement et économiquement acceptable », Réseau Action Climat, bit.ly/3lSZVjh

(7) Droit de cité : de la « ville monde », à la « ville du quart d’heure », Carlos Moreno, Éditions de l’Observatoire, 2020.

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