[DOSSIER] Automobile et aviation, sauver les emplois ou sauver la planète ?

Publié le lun 26/10/2020 - 07:56

Photo : Les Derichebourgs protestent devant leur entreprise juin 2020. crédit : G. Bernard

Par Guillaume Bernard

La crise sanitaire a mis à l’arrêt les industries automobiles et aéronautiques françaises. À l’heure de la reprise, alors que nombre d’entreprises de ces secteurs annoncent des plans de réductions d’emploi massifs, la question de restructurer ces filières polluantes autour d’un objectif écologique se pose. Au prix de milliers d’emplois ?

 

La quantité de fumée dégagée par la moto qui frotte ses pneus contre le bitume rivalise bientôt avec celle des fumigènes jetés sous les fenêtres de leur administration. Le vrombissement du moteur, destiné à impressionner la direction, se joint aux slogans scandés par des centaines de salariés. “Non à l’APC”, “Tous ensemble, tous ensemble, grève générale”.

Nous sommes devant le siège de Derichebourg aéronautique dans la banlieue toulousaine, aux premières chaleurs du mois de juin. Après plusieurs jours d’une grève reconductible finalement peu suivie, les salariés de ce sous-traitant d’Airbus se sont rassemblés en bas du bâtiment dans lequel leur syndicat majoritaire signera bientôt un accord de performance collectif (APC). Sous prétexte de sauver 750 emplois sur 1600, il réduira considérablement leurs salaires pour une période indéterminée.

Baroud d’honneur pour les Derichebourgs, cette journée ouvre une longue séquence de suppressions de postes pour la filière aéronautique. Quelques semaines plus tard, Airbus en annonce ainsi 15 000 dont 5000 en France pour un effectif total de 135 000 personnes à travers le monde. Elles viennent s’ajouter aux 7500 prévues chez Air France et enclenchent un véritable effet boule de neige. Les patrons de la sous-traitance aéronautique communiquent alors des chiffres de réduction d'effectifs colossaux qui peuvent varier entre 10 % et 50 % des effectifs totaux. Aussi bien pour ceux qui comptent plusieurs milliers de salariés que dans les TPE-PME.

L’automobile sous pression

Même constat du côté de l’automobile, autre pilier industriel français. Les ventes de voitures dans l’Hexagone ont plongé de plus de trois quarts pendant le confinement. Sur l’année 2020, elles devraient diminuer d'environ 20 % par rapport à 2019 selon le Comité des constructeurs français d'automobiles. Un manque à gagner qui se traduit rapidement chez Renault par une volonté de tailler dans les effectifs : une quinzaine de jours après le déconfinement, la marque au losange annonce la suppression de 15 000 emplois d’ici trois ans, dont 4 600 sur 48 000 en France. Plusieurs sites, comme ceux de Maubeuge ou de Flins, se sentent menacés de disparition et organisent des journées de contestation.

Premier à dégainer, le constructeur n'est néanmoins pas le seul à être touché par la crise. Chez PSA, aucune réduction d’effectif n’a encore été annoncée officiellement mais le groupe s’est déjà séparé de nombreux intérimaires. Sur le site Toyota d’Onaing, 5000 salariés retiennent leur souffle. « Toyota avait prévu, il y a quelques mois, de lancer Yaris 4 au printemps. Comme nous avons pris du retard la priorité du déconfinement a été de construire ce modèle et non de réduire les effectifs. Mais ce n'est qu'une question de temps », pronostic Eric Pecqueur, délégué syndical CGT sur le site.

Casse sociale, opportunité environnementale ?

Pourtant, la casse sociale en cours et le lot de reconversions forcées, de déménagements contraints, de divorces, de basculement dans la pauvreté qu'elle charrie peut, cyniquement, apparaître comme une opportunité environnementale. Avec la réduction drastique des productions non-essentielles et des déplacements domicile-travail dus au confinement, l’année 2020 a en effet été l'occasion d'une réduction des émissions de CO2 inédite.

À l'échelle mondiale, l’Agence Internationale de l’énergie (AEI) estime que les émissions de CO2 devraient baisser de 8 % en 2020. Une réduction six fois plus importante que celle, déjà record, mesurée après la crise financière de 2008. En France, c'est bien la baisse du transport routier et aérien qui est en grande partie responsable de la réduction de 30 % des émissions de tous les gaz à effet de serre pendant la seule période du confinement, révèle une étude du Haut Conseil pour le climat (HCC) menée de janvier à avril 2020.

Or la nouvelle n'est qu'à moitié bonne seulement : les experts du HCC rappellent qu’un « effet rebond » n’est pas à exclure. Après la crise financière de 2008, les émissions mondiales de CO2 liées à l’énergie et au ciment avaient baissé de 1,4 % en 2009 avant d’augmenter de 5,9 % en 2010, rappelle le HCC.

Personne ne peut alors ignorer que le « rebond » des émissions de CO2 qui pourrait suivre la crise sanitaire sera l'autre nom de la « reprise économique ». De là découle une inévitable question : faut-il vraiment sauver les emplois dans l'automobile et l'aéronautique ?

Les travailleurs ne peuvent pas payer la casse

« On ne peut pas exiger de quelqu’un qui va perdre son emploi et se demande comment il va nourrir sa famille de se sacrifier pour l’écologie », recadre Eric Pecqueur de la CGT Toyota.

Aborder la problématique de cette façon c’est en revenir au débat qui avait animé le début de l’année 2019, lorsque les gilets jaunes étaient taxés par certains éditorialistes de pollueurs parce qu’ils protestaient contre une taxe carbone. Or la première erreur d’un tel jugement consiste à croire que les travailleurs de l’aéronautique et de l’automobile, comme les gilets jaunes avant eux, ignorent tout de la problématique écologique.

L’exposé de Maxime Léonard de la coordination CGT de l’aéronautique tend en effet à démontrer le contraire. Sur l’estrade de l’Université Populaire de Toulouse le 16 juin, il présente les premiers résultats d’une enquête sur l’avenir de la filière aéronautique. 1130 salariés du secteur, majoritairement des ingénieurs et des cadres (respectivement 42 % et 33 %), travaillant chez Airbus mais également chez ses sous-traitants ont répondu au questionnaire.

Parmi eux, 74,3 % des interrogés ne considèrent pas que « les perspectives de développement du modèle aérien avant la crise de la Covid-19 soient compatibles avec les enjeux climatiques et écologiques actuels ». En outre, lorsque le questionnaire leur demande s’ils pensent que « les savoir-faire développés par la communauté de travail Airbus sont utilisables pour d’autres secteurs d’activité », seuls 3,5 % répondent non, 38,7 % ne savent pas et 57,8 % disent oui. « Ces premiers résultats nous permettent de constater qu’une grande majorité de travailleurs de l’aéronautique a conscience que son industrie a des effets néfastes pour l’environnement mais également qu’ils estiment qu'une reconversion est possible », commente Maxime Léonard.

Or si les salariés envisagent eux-mêmes leur propre reconversion, cette hypothèse n'est absolument jamais envisagée ni par le gouvernement, ni par leurs patrons.

Une prime à la conversion pour écouler les stocks

Le transport représente 31 % des émissions de gaz à effet de serre en France selon le centre interprofessionnel technique d'études de la pollution atmosphérique (CITEPA). Pourtant, à aucun moment la réponse politique à cette pollution ne suggère de réduire la production d'avions et de voitures. Et pour cause : le transport c'est aussi 18 % du PIB, et 1,4 million d’emplois.

Alors qu’il présente son plan de relance de l’industrie automobile le 26 Mai à Étaples-sur-Mer, Emmanuel Macron tente de répondre à ces deux enjeux en annonçant une reprise « plus verte et plus compétitive ». Les 8 milliards d’euros d’argent public qu’il souhaite injecter dans cette industrie permettront, entre autre, la mise en place d’une prime à la conversion.

Le raisonnement du président se veut simple et efficace : les véhicules neufs sont moins polluants que les anciens, il faut donc aider les ménages à acheter de nouveaux véhicules. La prime à la conversion permettra ainsi d’écouler 200 000 des 400 000 véhicules invendus pendant la période de confinement.

Ce dispositif « semble avoir été pensé avant tout pour adapter la demande aux besoins à très court terme de l’industrie, c’est-à-dire à l’écoulement de véhicules thermiques invendus », dénonce l’association Négawatt. « La logique de sobriété énergétique nous invite au contraire à réfléchir avant tout à nos besoins de déplacement pour identifier la manière d’y répondre dans un cadre de moindre émissions et de moindre consommation énergétique », continue l’association.

La réponse apportée par le gouvernement consiste donc à privilégier le retour de la croissance à une éventuelle transition écologique.

L’avion vert pour continuer à croître

Dans l’aéronautique, un secteur d’autant plus critiquable que ses émissions de gaz à effet de serre représentent 5 % des émissions françaises totales (selon l’institut statistique du ministère du développement durable 2019) pour des trajets à 72 %  touristiques (direction générale de l’aviation civile 2017), la réponse apportée par le gouvernement est du même ordre.

Jamais il n’est question de modérer l'expansion d’un secteur dont le nombre de passagers double pourtant tous les 14 ans pour atteindre 1,3 milliards en 2018. On pense au contraire à trouver le salut de la filière dans « l’avion vert », qui devrait être développé d’ici 2035 selon le PDG d’Airbus lui-même.

Or promettre un « avion vert » volant à l'hydrogène sonne, aux oreilles de nombreux observateurs et membres avisés de la filière, au mieux comme une utopie désirable, au pire comme une vaste fumisterie. « Si de réels progrès ont été accomplis, les ingénieurs s’accordent pour constater que les avions actuels y compris leurs moteurs, atteignent une limite technico-industrielle, qui ne sera vraisemblablement pas dépassée », commente le shift project, think tank qui milite pour une économie décarbonnée. De fait, le plan permettant de produire le providentiel avion paraît encore bien flou. « Nous préparons le successeur de l'Airbus A320 vers 2030, il devrait consommer 30% de carburant en moins. L'avion à l'hydrogène sera développé en parallèle », tentait de préciser la ministre de la Transition écologique en juin.

L’acharnement des patrons du secteur à évoquer ces solutions technologiques incertaines masque mal une volonté de repousser ad vitam eternam la question de l’écologie dans l’aéronautique, développe Sébastien Porte dans son livre Le dernier avion. L’entreprise Daher aéronautique, qui communique amplement sur son engagement écologique a d’ailleurs refusé de répondre à nos questions concernant la forme que cet engagement pourrait prendre dans l’entreprise. Signe d'un malaise ?

Enfin, les 1,5 milliard d’euros sur trois ans octroyés par l’État au Conseil pour la Recherche Aéronautique Civile (Corac), pour développer le nouveau moteur, font bien pâle figure comparé aux 12 milliards de dollars injectés par les Etats-Unis pour financer les projets en R&D dans l'aéronautique.

Reconversion et changement des pratiques ?

« L'avion vert n'est pas une stratégie, juste une promesse en l'air. On ne peut pas compter sur des technologies nouvelles qui d'ici 10, 20 ou 30 ans nous permettraient d'inverser la courbe des émissions de CO2 dans le secteur. » Pour Jean-Michel Hupé de l’Atécopol, collectif de 130 scientifiques résolus à inverser la courbe des émissions de CO2, la solution ne peut se trouver que dans la réduction du trafic aérien et donc, inévitablement dans une reconversion partielle des travailleurs du secteur.

Les espoirs sont d'ailleurs permis en la matière : en mai 2020, une tribune signée par 700 étudiants du secteur aéronautique,  plaide en faveur d’une réduction du trafic aérien et d’une reconversion industrielle. « Nous sommes convaincus que le ralentissement de cette industrie constitue une opportunité pour convertir une partie de notre savoir-faire vers les activités à même de porter la transition écologique, comme le ferroviaire ou l’efficacité énergétique », écrivent ces salariés de demain.

L’association Négawatt tire un bilan semblable dans l'automobile. « Remplacer l’ensemble du parc automobile par des voitures électriques ne peut pas être un horizon écologique satisfaisant car ces voitures sont toujours polluantes. Les batteries consomment des métaux rares (lithium) et l’abrasion des freins constitue une pollution non négligeable. Notre scénario de transition, tout en s’efforçant de maintenir de l’emploi prévoit ainsi que la voiture individuelle ne représente plus que 60 % des déplacements en 2050 contre 85 % aujourd’hui », explique Stéphane Chatelin, directeur de l’association.

Pour éviter les pertes d’emplois massives tout en baissant l’activité de l’automobile et de l’aéronautique, une voie, complexe et exigeante s’offre donc à nous : la reconversion.

Gabriel Colletis, économiste spécialiste de l’industrie aéronautique estime ainsi que les compétences développées dans l’aéronautique pourraient servir demain à créer des objets écologiques. « Chaque année, les Français consomment 2,5 millions de lave-linges du fait de leur obsolescence programmée et de notre incapacité à les réparer. On pourrait imaginer produire demain des lave-linges recyclables, qui pourraient durer 20 ou 30 ans. Ils auraient une haute valeur ajoutée écologique. On aurait là un nouveau modèle de développement. » Sobriété, efficacité. Loin de la prétendue « croissance verte ».

Plus d’infos

https://negawatt.org/Plan-de-relance-pour-l-industrie-automobile
 

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