[DOSSIER] Méthanisation : il y a de l’eau dans le gaz !

Publié le lun 20/09/2021 - 14:00
© Solagro

Par Christophe Pelaprat

La France s’est lancée dans le développement de la méthanisation et le nombre de méthanisateurs augmente rapidement. Mais si cette solution semble intéressante à l’échelle de la ferme pour valoriser les déchets et produire de l’énergie, elle inquiète lorsqu’elle prend des dimensions industrielles. Des collectifs citoyens et des scientifiques alertent sur les risques.

« Le seuil des 1000 méthaniseurs a été dépassé cette année en France, annonce Jérémie Priarollo, responsable ingénierie méthanisation à Solagro (association menant des expertises dans les domaines agricoles et énergétiques) : 90% de ces installations sont agricoles. Cela permet aux élevages de valoriser leurs fumiers et lisiers, d'en faire un digestat qui va favoriser leur autonomie en fertilisants, et aussi d'avoir un revenu complémentaire sécurisé. » Effluents et déchets d'élevage, mais aussi végétaux et, dans certains cas, boues d'épuration, déchets verts et agroalimentaires, sont ainsi valorisés en devenant sources d'énergie. Le gaz et l'électricité qui en sont issus peuvent être consommés sur place, mais sont généralement revendus et réinjectés dans les réseaux.

Solagro considère cette technologie comme essentielle à la transition énergétique. Dans son scénario Afterres 2050 associé à celui de Négawatt (1), la méthanisation est amenée à devenir un standard de toute production agricole, comme outil de production d’énergie mais aussi d’optimisation de la fertilisation, tout en diversifiant le revenu des exploitations. Afterres projette une production de biogaz de 124 térawatts-heures (2) en 2050, essentiellement d'origine agricole. Une perspective en phase avec les objectifs nationaux et régionaux en terme d'énergies renouvelables. « La méthanisation pourrait fournir 30 à 40 % du gaz consommé actuellement », affirme le technicien.

Vigilance face aux gros projets

Les projets de méthanisation ne font pourtant pas l'unanimité. Parties du Lot, de Bretagne ou d'Anjou, les oppositions se sont renforcées (lire encadré), jusqu'à la création d'un Collectif national vigilance méthanisation (CNVM), dont la voix porte désormais jusqu'aux ministères. « Nous ne sommes pas contre le principe même de la méthanisation, mais nous voulons le débat », plaide le groupe.

Outre des nuisances de voisinage et les risques d'accidents, la méthanisation inquiète celles et ceux qui s’y opposent sur des questions de fond. Souvent vantés au titre de l’économie circulaire et des circuits courts, les méthaniseurs ne tiennent pas toujours leurs promesses. Ces installations, notamment celles de grande dimension, doivent être alimentées par un important volume de déchets pour produire de l'énergie en continu. Cet appétit constant peut inciter à drainer des déchets sur plusieurs départements, voire plusieurs régions : les nombreux transports qu'induisent ces collectes réduisent donc les bénéfices du bilan carbone.

Cette exigence, augmentée par le nombre croissant de méthaniseurs, fait aussi craindre au CNVM ainsi qu'à la Confédération paysanne des dérives d'intensification. N’y a-t-il pas un risque que l'attrait de cette nouvelle manne oriente et augmente les productions au seul profit de la méthanisation ? « Aujourd'hui, cette activité est en passe de fournir aux exploitations agricoles un revenu plus important que l'élevage », alerte le CNVM, qui craint aussi que la concentration des projets n'entraîne une concurrence d'approvisionnement et une « guerre des déchets » sur certains territoires.

Le digestat, fertilisant controversé

Au cœur des controverses : la nature et l’épandage du digestat, le déchet ultime du processus. Considéré comme un fertilisant efficace, à même de remplacer les engrais chimiques d’un côté, il est vu au contraire comme une source de problèmes aux yeux de celles et ceux qui s’y opposent.

Pour le spécialiste des sols Claude Bourguignon, qui a rejoint le collectif scientifique affilié au CNVM, c'est une catastrophe : « le digestat ne contient plus de carbone. En l'épandant, on perd la matière organique du sol. On ne nourrit que les plantes, pas le sol : on ne fera jamais d'humus avec ça. Le digestat n'apporte pas d'amendement sur nos sols qui sont aujourd'hui en grande partie ruinés. C'est pire que des lisiers déjà trop riches en azote et trop pauvres en carbone ! »

L'azote minéral contenu dans le digestat, qui fait effectivement office d'engrais, doit aussi être apporté aux plantes au moment précis où celles-ci en ont le plus besoin, faute de quoi il peut être rapidement lessivé par les pluies. L'opposition doute que ces précautions d'usage soient respectées, vu l'ampleur des plans d'épandage.

D'autant qu’il y a un autre risque, dénoncé par Claude Bourguignon : « la méthanisation se fait en anaérobie, sans oxygène. Cela secrète des acides et des germes très dangereux ! Leur épandage peut tuer les organismes du sol. » Ce phénomène, ajouté à la nature de certains déchets méthanisés (boues d'épuration, produits chimiques), suscite des inquiétudes et fait planer des risques de pollution de l'eau, voire sur la santé. L'épandage de digestat brut liquide est particulièrement craint sur les territoires karstiques, dont les sols calcaires sont très perméables – c'est le cas du Lot ou du Doubs, dans lequel une charte d'épandage spécifique a été mise en place.

Des spécialistes préconisent comme solution une phase supplémentaire de compostage, destinée à améliorer les composantes du digestat brut non assimilées par le sol.

Une méthanisation raisonnée

Ces avis sont contestés par celles et ceux qui font la promotion de la méthanisation, pour qui le digestat reste une solution d'avenir pour les élevages. « Il a beaucoup de vertus, avec des précautions d'usage et s'il est épandu au bon moment, poursuit Jérémie Priarollo en dénonçant des « critiques ésotériques » et en arguant de retours concrets depuis vingt ans. La méthanisation supprime 90 % des pathogènes et le digestat est un produit complet. Quand le procédé est bien maîtrisé, c'est mieux qu'un tas de fumier à l'air libre. » Le technicien pointe toutefois les inconvénients à limiter : « les fuites de méthane sont une vraie question et des débouchés sont à trouver pour le CO2 émis qui part dans l'atmosphère. »

Quant à l'intensification des cultures et des transports, les pro-méthanisation « à la ferme » se défendent de tels impacts. « La cohabitation entre modèles industriels et agricoles ont en effet le tort de ratisser des ressources sur de vastes territoires, et la filière agricole en paie les pots cassés, reconnaît Solagro. Amener des milliers de tonnes de déchets sur un territoire où il n'y a rien, ça n'a effectivement pas de sens. Mais là où sont déjà des élevages, la méthanisation apporte du mieux. Il faut que les projets soient bien ancrés localement, au centre des exploitations pour rationner les transports. »

L'idée d'une méthanisation « raisonnée », à l'échelle d'une ou plusieurs fermes, semble être la voie d'un consensus, même si cela reste sujet à diverses interprétations. « La méthanisation reste acceptable à petite échelle, si l'on ne prend pas toute la matière organique, concède Claude Bourguignon. C'est quand c'est gros que les choses déraillent ! »

Une micro-méthanisation est expérimentée par l'Ardear (3) Occitanie, proche de la Confédération paysanne, auprès de quelques élevages. Ceux-ci testent leur propre modèle, destiné à être diffusé en open source. Leurs motivations ? « Mieux gérer leurs effluents d'élevage et être acteur de la transition énergétique », explique Louise De Battista, animatrice méthanisation paysanne. « L'idée est aussi de mettre en œuvre ce procédé à moindre coût, les méthaniseurs semi-industriels exigeant des sommes inaccessibles pour beaucoup de fermes (bien que fortement subventionnées), poursuit la coordonnatrice du projet. D'autre part, ces digesteurs ne seraient pas forcément alimentés en continu, et l'épandage du digestat serait limité. » Le procédé devrait être validé cet automne, pour une première installation pilote en Ariège. « Il y a nécessité à trouver un nouveau modèle entre acceptation sociale et efficacité », conclut l'Ardear.

Le champ de l'expérimentation reste ouvert en la matière et, comme pour d'autres énergies renouvelables, c'est de la démesure que proviennent les dérives.

 

Notes de bas de page :

(1) Association ayant pour objectif le développement d'une politique énergétique fondée sur la sobriété, l'efficacité énergétique et les énergies renouvelables.

(2) La production française d'électricité en 2019 était de 537,7 TWh (source EDF).

(3) Association régionale pour le développement de l'emploi agricole et rural.

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