[DOSSIER] Climat : l'élevage intensif sur la sellette

Publié le dim 16/05/2021 - 12:00

Par Alexandre Gabert

Outre un impact délétère sur la santé, la surconsommation de viande nuit à la biodiversité et au climat. Pour des scientifiques et des associations, il devient urgent de changer nos modes de production et d'alimentation, de favoriser le stockage du carbone afin de limiter les effets du changement climatique. Et si l'avenir de la planète passait par nos assiettes ?

Moins de viande dans les cantines : c’est l’objectif de la mairie de Lyon qui envisage deux à quatre repas végétariens par semaine en 2022. Ce n’est pas une première : d’après le journal Reporterre, l’Association végétarienne de France dénombre plus de 200 villes qui offrent déjà une option végétarienne dans leurs cantines (1). Début février, le Réseau Action Climat abondait dans ce sens en publiant ses recommandations « Moins et Mieux, un élevage et une consommation de produits animaux respectueux de la planète ». Ces appels à réduire notre production et notre consommation de produits animaux sont-ils le fruit d’une « idéologie » qui tente de s’emparer de nos assiettes ?

Loin s’en faut. Le constat ne fait pas de doutes parmi les scientifiques : les gaz à effet de serre issus des produits animaux prennent une place conséquente dans notre empreinte carbone. D’après l’étude "Le revers de notre assiette" de l’entreprise associative toulousaine Solagro parue en 2019, les émissions liées aux produits animaux s’élèvent à 1,7 tonne équivalent CO2 par personne et par an en France, pour une alimentation carnée. Cela représente 89 % de l’empreinte carbone de l’alimentation et 15 % de l’empreinte totale individuelle, soit une part comparable aux émissions liées au transport en voiture. Surtout, pour atteindre l’objectif de neutralité carbone en 2050, qui permettrait de limiter la hausse de température globale à 2°C, il faudra diviser les émissions globales par 5, d’après le cabinet de conseil Carbone 4. Cela signifie que l’empreinte individuelle doit être ramenée à environ 2 tonnes équivalent CO2 par an, c’est-à-dire le niveau actuel des émissions de l’agriculture seule. L’agriculture ne pourra donc pas échapper à une réduction drastique de ses émissions.

Pour s’attaquer à ces gaz à effet de serre, il est nécessaire de bien comprendre leur origine et leur répartition. En y regardant de plus près, les émissions en équivalent CO2 de l’agriculture sont composées de seulement 14 % de vrai CO2. En réalité, l’agriculture émet deux autres gaz à effet de serre à part égales, le méthane et le protoxyde d’azote, dont les quantités sont ensuite converties en équivalent CO2. Le méthane provient de la digestion des ruminants. Il est libéré par les rots des animaux. Le protoxyde d’azote, aussi appelé gaz hilarant, provient de la combinaison de l’azote contenu dans l’engrais ou les effluents à l’oxygène de l’air. Ces gaz ont un pouvoir réchauffant bien plus élevé que le CO2 et pèsent le plus lourd dans le bilan de l’élevage. À ces émissions, s'ajoutent d'autres émissions directes et indirectes : tracteurs, chauffage des bâtiments, engrais, alimentation des animaux, équipements…

De facto, les produits issus de l’élevage affectent plus le climat que les cultures végétales. Une étude de 2018 parue dans la très sérieuse revue Sciencea synthétisé les données de plus de 38 000 fermes dans le monde. Résultat : la production de 100 grammes de protéines de viande bovine ou ovine émet en moyenne 20 à 25 kg de CO2 : c’est quatre fois plus que pour le porc, six fois plus que pour le poulet, et 38 fois plus que pour les lentilles (2). L’étude montre aussi de grandes disparités : les productions bovines les moins émettrices arrivent à 4 kg de CO2 pour 100 grammes de protéines. Il existe donc une marge d’amélioration significative au sein des systèmes d'élevage. Or pour le moment, un quart des protéines produites dans le monde sont responsables à elles seules de 70 % des émissions dues à la production de protéines : le système alimentaire n’est pas efficace d’un point de vue climatique !

Des consommateurs et consommatrices ayant conscience de l’impact de l’élevage sur le climat se tournent vers une alimentation locale ou biologique. Mais le bénéfice est faible : manger local réduit les émissions de façon marginale, puisque le transport ne pèse pas si lourd dans le bilan. Idem pour la consommation bio : le rapport de Solagro révèle que les consommateurs de produits bio ont une empreinte carbone alimentaire inférieure de 40 % à une alimentation conventionnelle, mais uniquement parce qu’ils mangent en moyenne moins de produits animaux.

Peut-on réconcilier steak et climat ?

L’élevage dérègle indéniablement le climat. Certaines associations animalistes proposent de le supprimer, alors que l’industrie s’oppose en défendant le statu quo. Peut-on trouver, dans ce secteur aux multiples enjeux, une troisième voie vers une production bas carbone ? Fin février, le Haut Conseil pour le Climat (HCC) rappelait que la France était « en retard » sur ses objectifs de transition bas-carbone (3). Pour atténuer le changement climatique, il faudra aller plus vite : « la décennie en cours est cruciale pour réaliser les changements structurels qui sont compatibles avec les objectifs climatiques », souligne le HCC. Ces objectifs sont définis par la stratégie nationale bas-carbone (SNBC) qui précise que, pour atteindre la neutralité carbone en 2050, les émissions de l’agriculture doivent baisser de moitié. Puisque l’élevage prend une large part de ces émissions, le transformer est une priorité. Pourtant, la question de la transition de l'élevage intensif vers des systèmes agroécologiques ne se pose pas dans le projet de loi Climat et résilience, comme le préconisait la Convention citoyenne pour le climat. Mais n'est-ce pas vers ce modèle qu'il faut aller ?

Les élevages agroécologiques existent déjà, et certains de longue date : la ferme de Madon dans le Morbihan en est un exemple. Cela fait plusieurs générations que les vaches laitières y ont l’originalité d’avoir des cornes. Comme elles sont peu nombreuses et paissent sur de larges prairies, inutile de les écorner, à la différence d’élevages plus intensifs. La ferme de Nathalie et Gaëtan Bodiguel s’inspire des méthodes d’André Pochon, pionnier de l’agriculture durable et fondateur du Centre d’étude pour un développement agricole plus autonome (Cedapa). Les vaches ne mangent quasiment que de l’herbe : « nous n’avons pas d’intrants, assure l’éleveuse. Il nous est arrivé d’acheter des céréales mais en petites quantités ». L’avantage pour le climat est que l’alimentation des bêtes requiert peu d’énergie. Les prairies, dont le sol est travaillé le moins possible, gardent leur stock de carbone. Pas d’émissions non plus en excès de protoxyde d’azote puisque la ferme n’importe pas d’engrais. La mécanisation est réduite à un seul tracteur qui a plus de 20 ans. Le Cedapa a montré, à travers des exemples d’accompagnement, que se tourner vers ce modèle peut se faire rapidement. C’est le cas de l’élevage d’Emmanuel Nourry, dans les Côtes-d’Armor. En l’espace de trois ans, il est passé de plus d’une tonne de concentrés de maïs par vache laitière par an à seulement 100 kilos !

Néanmoins, il reste le méthane : « C’est inévitable si on veut des ruminants, affirme Félix Lallemand, co-fondateur de l’association Les Greniers d’Abondance qui promeut la résilience alimentaire. On peut le réduire un peu,mais cela implique de baisser la ration d’herbe au profit d’aliments plus concentrés, qui ont souvent d’autres externalités négatives : déforestation, pollutions, etc. »Pour ce docteur en écologie, le levier climatique incontournable est la réduction des cheptels.

Cette vision ne fait pas l’unanimité parmi les acteurs de l’élevage. À contrario, l’Institut de l’élevage, organisme qui conseille les éleveurs, souhaite plutôt optimiser la production actuelle : « on peut baisser les émissions tout en gardant la production, explique Josselin Andurand, chargé de projet à l’Institut de l’élevage. Par exemple, en évitant d’avoir des vaches improductives. Il ne s’agit pas de donner des céréales à la vache pour qu’elle soit en poids de vêler à 2 ans. Par contre, on a un objectif d’un veau par an pour une vache en âge de vêler. »Sur les fermes tests du projet LifeBeef Carbon, les vaches sont nourries majoritairement à l’herbe, avec des céréales locales, et les tourteaux de soja sont remplacés par des tourteaux de colza produits dans l’Hexagone. « L’apport d’acides gras par le colza permet de réduire les émissions de méthane », explique Josselin Andurand. Au total, ces mesures d’optimisation permettent sur les fermes pilotes de réduire l’empreinte carbone de 20 % en 10 ans.

Un tiers de protéines animales pour deux tiers de protéines végétales

Mais pour atteindre la neutralité carbone, il faudra aller au-delà. Optimiser simplement la production actuelle n’est pas une solution. D’après le scénario Afterres 2050élaboré par Solagro, qui s’aligne sur les objectifs de la SNBC, des changements structurels plus profonds sont nécessaires : il s’agit de réduire à la fois la production et la consommation de produits animaux. Dans ce scénario, les parts de protéines végétales et animales dans nos assiettes sont inversées : on passe à un tiers de protéines animales et deux tiers de protéines végétales. Cette stratégie, qui met plus de vert dans les repas sans pour autant supprimer l’élevage, est partagée par de nombreux acteurs comme le Réseau action climat, la convention citoyenne pour le climat, le GIEC et d’autres.

En face, l’industrie de l’élevage oppose des arguments fallacieux. Par exemple, réduire la production de produits animaux ferait disparaître des prairies : « l’élevage permet de maintenir les prairies, affirme Josselin Andurand. Si les prairies permanentes sont transformées en grande culture, alors il y aura un déstockage massif de carbone du sol. » Mais cette conversion des prairies est peu vraisemblable. « Dans Afterres 2050, on réduit l’élevage sans retourner les prairies, assure Christian Couturier, directeur de Solagro.  En tendance, les prairies abandonnées sont reforestées lorsque l’élevage de ruminants se réduit, car cela libère des surfaces. »Autre argument : impossible de réduire l’élevage car la fertilisation des cultures en a trop besoin. Mais c’est une idée reçue : « on entend souvent que, sans les animaux, il faudrait utiliser plus d’engrais de synthèse,remarque Madeleine Charru, ingénieure chez Solagro. En réalité, les animaux ne fabriquent pas d’azote ni de matière organique. Ils ne font que transformer ce qu’ils consomment. »

Tous les éleveurs et éleveuses ne cherchent pourtant pas à maintenir un niveau de production néfaste : « Nous sommes concerné·es par le changement climatique, assure Nathalie Bodiguel. Je trouve bonne l’initiative de réduire la viande dans les cantines. Je préfère qu’on mange moins de viande, mais de meilleure qualité. » Sur le plan économique, l’agroécologie est aussi un pari réussi : « notre petite production nous a permis de ne pas nous endetter, souligne l’éleveuse.Nous avons très peu de frais. Avec deux marchés de vente directe par semaine, nous arrivons à dégager deux salaires et à prendre des vacances. » De son côté, Emmanuel Nourry raconte au Cedapa avoir « évolué vers un système en accord avec ses valeurs » et réussi à « mieux concilier la vie professionnelle et la vie de famille ». Alors, si diminuer en quantité pour gagner en qualité est bénéfique au climat, à l’environnement et à la santé des éleveurs et éleveuses, et de leurs animaux… qu’attendons-nous ?

Plus d’infos :

 

Comment réduire le méthane des ruminants ?

Le méthane émit par les vaches et les moutons est un sous-produit de la digestion microbienne dans leur panse. Avec la montée de la problématique climatique, la recherche scientifique tente de réduire la méthanogenèse à la source. Plusieurs additifs semblent faire leur preuve. Une molécule de synthèse, appelée 3-NOP, serait particulièrement efficace et sans danger pour les animaux. Elle attend une autorisation européenne pour être commercialisée. D’autres additifs à base d’ail sont aussi en cours d’expérimentation. Au mieux, la réduction attendue est de 30 %, si l’additif est administré tout au long de la vie de l’animal.

Comme souvent, ces technologies dites vertes vont avec leur lot de greenwashing. Aux États-Unis, Burger King, qui expérimente un additif à base de citronnelle, s’est fait épinglé par des scientifiques pour avoir largement exagéré les promesses de réduction de méthane, à travers une publicité qui met en scène des enfants déguisés en cow-boys.

Le bilan carbone de la viande de synthèse

La viande de laboratoire en est encore aux balbutiements. Certes, le burger de synthèse existe, mais son coût dépasse les 200 000€, et le passage à grande échelle n’est pas pour demain. Par ailleurs, cette viande dépend encore beaucoup de produits animaux, comme le sérum de veau fœtal. Si elle se démocratise, peut-elle être la voie vers une alimentation bas-carbone ? Pas si sûr, selon une étude de l’Université d’Oxford parue en 2019 (4). D’après les scientifiques, la viande de synthèse émet plus de CO2 que la viande d’élevage, mais moins de méthane, dans notre monde alimenté aux énergies fossiles. Problème : le CO2 s’accumule pour des milliers d’années dans l’atmosphère, à la différence du méthane qui a une durée de vie de 12 ans. Donc, sans énergie décarbonée, la viande d’élevage reste encore le mieux, concluent les auteurs.

Notes :

1 Laury-Anne Cholez. Menus sans viande à Lyon : les contre-vérités des politiques. Reporterre 24/02/2021.

2 Néanmoins, rappelle le chercheur Romain Espinoza (lire interview), en France, la consommation (et la production) de viande bovine reste un « épiphénomène » par rapport à celle de viande de porc et de volaille. Remplacer sa consommation de viande bovine par plus de viande blanche, par exemple, ne présenterait pas de bénéfice sur la réduction de l'élevage intensif...

3 Rachida Boughriet. Haut conseil pour le climat : le projet de loi climat « doit renforcer la stratégie de décarbonation ».Actu-environnement,23 février 2021.

4 Lynch and Pierrehumbert, Climate Impacts of Cultured Meat and Beef Cattle, Front. Sustain. Food Syst., 19 February 2019

 

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