[ENTRETIEN] Laurent Gaudé : « L’écriture m’intéresse quand elle est en vibration avec le monde d’aujourd’hui »

Publié le ven 09/07/2021 - 13:20
© Jean-Luc Bertini

Propos recueillis par Elodie Crézé

Auteur de plusieurs pièces de théâtre, romans et nouvelles, récompensé plusieurs fois1, Laurent Gaudé nous livre sa réflexion sur les raisons de son engagement, tant en faveur d'une culture pour tous et toutes, plus que jamais essentielle en ces temps de crise, qu'au sujet des réfugiés, thème littéraire mais aussi plus viscéral.

Votre dernier livre, Paris mille vies, est une déambulation dans un Paris nocturne, la ville où vous vivez. C'est un livre assez intime pour vous ?

C'est en effet la première fois que j'invoque de manière aussi explicite des éléments autobiographiques, alors que d'ordinaire, même si je parle toujours un peu de moi dans mes livres, c'est à travers le paravent d'un univers a priori assez éloigné.

 

Ce Paris nocturne n'évoque-t-il pas en un sens ce Paris confiné, qui laisse la place libre aux fantômes ?

C'est un curieux hasard, j'avais commencé à l'écrire bien avant tout cela. J'avais envie que le temps du récit soit celui où cette ville est étrange et vide. La réalité est venue me rattraper en chemin. Mais dans le processus de travail, dans les lectures finales du manuscrit, peut-être que oui, cet écho singulier s'est fait plus présent.

 

Actuellement les cinémas, théâtres et musées sont fermés, les festivals annulés, considérés comme "non essentiels". Que révèle de notre société ce traitement réservé à la culture ?

Les problématiques sont différentes selon les pratiques culturelles. En tout cas, je fais la distinction entre les lieux qui accueillent un large public comme les musées, les théâtres, etc, et les lieux de commerce comme les librairies. Je me suis fendu d'un texte de colère2 au moment de leur fermeture car je ne voyais pas, d'un point de vue sanitaire ou autre, la différence qu'il pouvait y avoir avec un caviste ou un supermarché ! Et le discours était humiliant, avec ce mot "non essentiel". S'entendre dire cela, quand on a décidé de consacrer nos vies à la littérature, à la culture, c'est très heurtant. J'ai toujours travaillé avec l'idée que l'une des missions de la culture est d'être justement aussi essentielle pour tous que l'eau ou l'électricité, pour reprendre les mots d'Antoine Vitez, ou d'autres. Ce mot-là pouvait s'entendre comme une remise en cause de tout ce que nous nous y mettons depuis tant d'années, c'est-à-dire essayer de rendre l'art le plus accessible à tous. Le théâtre populaire, c'est quelque chose quand même !

Ceci étant dit, je trouve tout cela plus compliqué avec les théâtres - j'en suis pourtant moi-même impacté. Mais je pense que les mesures seraient mieux passées si on avait senti un gouvernement à l'écoute et dans le souci d'être avec les artistes.

 

Cette crise vous inspire-t-elle ? Pourra-t-elle bientôt servir de matériau à votre travail ?

J'ai senti dès le premier confinement que je n'avais pas envie de raconter ce que je vivais. C'est un endroit de l'écriture qui est celui du quotidien, de l'introspection, autant de choses qui me sont étrangères. En revanche, je suis persuadé que cette expérience me servira car elle est hallucinante, faite à la fois d'espaces clos, de réduction de la vie, d'attente, de sentiment de condamnation à quelque chose, de limitation dans l'espace... Tous ces sentiments, ce vécu, peuvent resurgir de manière indirecte dans l'écriture.

 

Le confinement a-t-il été fécond pour votre créativité, ou cette privation de liberté l'a-t-elle au contraire bridée ?
J'ai éprouvé beaucoup de difficultés à lire et à travailler ! J’ai compris à quel point mon écriture se nourrissait de ma capacité à me promener. Elle est très liée au voyage, pas forcément lointain, qu'il s'agisse seulement de prendre le train pour me rendre en province ou encore à Bruxelles... Coupé de cela, il m'est difficile de trouver l'inspiration.

 

En « temps normal », vous allez dans les écoles, les lycées, les prisons échanger sur l'écriture et initier à ce processus. Qu'est-ce qui vous pousse à vous engager ainsi ?

Même si c'est par le roman que j'ai été connu, je viens du théâtre, en particulier du théâtre public. Aller au contact du public est une manière de dire que l'art ne doit pas être contenu dans une tour d'ivoire. La littérature peut très vite tomber dans un travers qui fait parfois d'elle un marqueur social, avec la condescendance affichée à l'égard de celui qui ne connaît pas tel ou tel auteur... J'attache beaucoup d'importance à ce que mes livres ne soient pas difficiles. Je n'ai jamais fait « exprès » d'être simple, mais je suis toujours très heureux quand un lycéen me dit qu'il a lu La mort du roi Tsongor et qu'il a aimé !

 

Vous êtes aussi engagé à travers vos œuvres sur la question migratoire...

En effet, j'aborde souvent ce sujet dans mon travail, pas seulement dans Eldorado mais aussi de manière parfois moins centrale, à travers un personnage seul ou dans une pièce de théâtre. C'est un sujet d'actualité, géopolitique, et il me semble naturel en tant que citoyen de me demander quel point de vue j'ai là-dessus. L'écrivain se pose la même question. Mais il y a une chose plus mystérieuse : j'ignore au fond pourquoi cela me bouleverse tant d'être face à des hommes et des femmes qui éprouvent l'expérience de l'exil. Cela ne fait pas partie de mon histoire familiale ni personnelle, mais il y a quelque chose dans le déclassement, le fait de quitter sa terre, de partir loin dans un pays inconnu, souvent sans argent, que je trouve bouleversant. Pas seulement en tant que citoyen en colère... C'est quelque chose de plus émotif qui m'anime.

C'est aussi un thème littéraire d'une très grande beauté ! On se rend compte que lorsque l'on parle de migrants, on parle également du rapport à l'appartenance, à la mémoire, la question de la transmission, de l'épreuve, du voyage... On peut facilement verser dans un roman initiatique car le personnage apprend des choses sur lui et les autres ; on parle parfois d'une conquête, de la liberté, de ce que l'on fait de sa vie... autant de questions très vastes qui ont quelque chose à voir avec la dignité humaine. Décider de partir pour construire quelque chose, c'est magnifique.

 

Vous écrivez de nombreuses pièces de théâtre, en plus de vos romans. Le théâtre permet-il de mieux porter certains thèmes ?

Il y a une charge supplémentaire au théâtre qui est apportée par le corps de l'acteur, ce qui paraît évident, mais qui rend les mots qu'on a pu écrire – tout simplement parce qu'ils sont incarnés – plus énergiques, plus frontaux pour ceux qui les reçoivent. Pour cela, le théâtre est très puissant quand il embrasse le politique. Pas forcément pour faire une pièce militante, mais s'emparer d'un sujet de société se révèle très efficace car la forme elle-même porte cette charge-là. Dans le vis-à-vis entre le public et les comédiens, il y a quelque chose de l'adresse : ils nous parlent, ils nous « jettent » ces mots-là à la figure si c'est violent. On reçoit non seulement le sens des mots mais aussi l'énergie de ce face-à-face. La grande force du théâtre est que le spectateur ne décide pas de l'humeur qui va lui être proposée. Ce n'est pas lui qui donne le ton – ni l'auteur ! Le spectateur va être bombardé d'humeurs qui ne sont pas forcément les siennes. Il y a là une vraie richesse du théâtre.

 

Pensez-vous qu'il y ait une nécessité, pour un auteur d'aujourd'hui, à aborder certains thèmes dans l'écriture ?

Il n'y a jamais aucune obligation dans l'écriture, il faut que cela ait une résonance avec soi. Personnellement, j'ai éprouvé cette nécessité en 2005 lorsque j'ai écrit Eldorado, et juste après je me suis dit que je n'en avais pas fini avec ce thème-là (celui de l'immigration - NDLR). J'en ai fait un texte d'opéra, des poèmes... Je ne peux plus m'en débarrasser ! C'est une envie. L'écriture m’intéresse quand elle est en vibration avec le monde d'aujourd'hui, avec les problèmes de son temps.

 

Et quel est votre avis, en tant que citoyen, sur la situation actuelle vécue par les réfugiés ?

Il y a une double peine avec cette pandémie : d'abord elle nous frappe et nous entrave au quotidien. Ensuite, on ne parle plus que de cela depuis un an ! Dans les actualités médiatiques d'une part, mais aussi dans nos propres vies. Le sujet principal de conversation est la Covid ou les vaccins. Et cela écrase notre curiosité, gèle notre capacité d'empathie pour d'autres choses. Concernant l'immigration, je pense que le thème souffre de la situation. Or il y a encore des camps de réfugiés... On va retrouver tout cela à l'identique dès qu'on rouvrira les yeux sur le monde. Il ne faut pas être Cassandre pour dire qu'en un an, la situation n'a pu faire qu'empirer.

 

L'écologie est-elle aussi un thème qui vous inspire ?

Je n'ai pas encore trouvé comment l'inclure dans mon travail, mais cela viendra, car le citoyen que je suis est de plus en plus tourmenté par ces questions. Quoique... La pièce sur laquelle je travaille actuellement, une création prévue à l'automne pour le théâtre national de Bruxelles, a pour sujet la nuit. Plus précisément comment nos sociétés occidentales et contemporaines menacent son existence à travers les réductions du temps de sommeil, ou encore la luminosité dans la ville. C'est un sujet à la fois onirique, voire romantique, mais également un sujet politique, puisque c'est bien le système capitaliste qui par sa surproductivité attaque la nuit. Enfin, c'est aussi en un sens un sujet écologique.

Mais d'une manière plus large, je n'ai pas écrit sur la folie de domestication de la nature par l'Homme, bien que la vibration entre le monde des humains et celui de la nature reste très présent. Souvent sous la forme d'une catastrophe naturelle, comme dans Ouragan (sur Katrina), ou sur le tremblement de terre de Port-au-Prince (Danser les ombres). Tous ces cataclysmes viennent rappeler au monde des hommes que la nature existe, qu'elle n'est pas tout à fait à notre échelle, et que lorsqu'elle prend la parole, cela peut être démesuré, tragique. Ce n'est pas vraiment de l'écologie, mais un questionnement sur la manière dont la nature se rappelle parfois à notre bon sens.

 

 

1.Prix Goncourt des lycéens et prix des Libraires pour la Mort du Roi Tsongor (en 2002 et 2003), prix Goncourt pour Le soleil des Scorta (2004).

2.Librairies : ne perdons pas l'essentiel, Laurent Gaudé, tribune parue dans Libération, novembre 2020.

A lire : Paris, milles vies, Laurent Gaudé, Actes Sud, 2020.

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