[ENTRETIEN] Jean Rouaud et Nathalie Skowronek : sur l’engagement, « on s’oblige »

Publié le ven 09/07/2021 - 12:53
© Magali Chouvion

Propos recueillis par Magali Chouvion

Nathalie Skowronek et Jean Rouaud, dont les livres sont publiés chez Grasset, ont quitté Bruxelles et Paris pour s’installer au cœur de la campagne drômoise. La petite-fille juive de rescapés des camps et l’ancien livreur de journaux se retrouvent évidemment autour de l’écriture, mais aussi sur les questions écologiques et la souffrance animale.

Nathalie Skowronek, Jean Rouaud, vous organisez cet été les Rencontres de Puyméras, qui permettront de réunir autour de l’écologie artistes, penseurs et penseuses ainsi que personnes de terrain. D’où vous vient cet engagement ?

Nathalie : Je suis issue d’une famille juive polonaise qui travaillait dans le prêt-à-porter en Belgique. J’ai donc vécu de l’intérieur le bouleversement de ce milieu dans les années 90. Auparavant, les petites boutiques, dont celles de ma famille, travaillaient de manière artisanale, un peu au jour le jour, en achetant leurs vêtements au Sentier. Puis les grandes enseignes sont arrivées et les petits magasins ont fermé les uns après les autres. Le prêt-à-porter est devenu du prêt-à-jeter. Et la catastrophe de Dacca est survenue en 2013 1, donnant à voir au monde les conditions de travail déplorable des couturières de la fast fashion Sur les images TV diffusées à ce moment-là, j’ai reconnu, jonchant le sol, les vêtements que j’avais vendus dans les boutiques familiales. Ça a été un électrochoc. C’est ce que je raconte dans mon livre Un monde sur mesure. Depuis, j’ai fait un « pas de côté » pour être en accord avec mes convictions.

Jean : Pour ma part, je viens d’une génération qui a vécu la naissance de l’écologie politique (Jean Rouaud est né en 1952, NDLR). Dans les années 70, je me suis abonné au Sauvage et la lecture de ce journal m’offrait une ouverture au monde qui en finissait enfin avec l’euro-centrisme. Car nous devions absolument, à cette époque, revisiter d’autres cultures, d’autres visions du monde. Jusqu’ici la poésie se limitait pour nous à Hugo, Ronsard ou Voltaire. Et tout d’un coup, on s’ouvrait au monde. On découvrait Kenneth White et ses marches dans la nature. La géopoétique, dont White disait lui-même que le but était « de renouveler chez l’être humain la perception du monde, de densifier sa présence au monde», m’a beaucoup inspiré.

 

Comment se traduit votre engagement dans vos romans ?

Jean : J’appartiens à une génération d’écrivains qui a été échaudée par l’engagement de ses prédécesseurs. Sartre ou Badiou se sont appliqué, par leur engagement, à déconstruire notre langue. Aussi, à l’instar de mes contemporains, j’ai souhaité d’abord renouer avec ma langue : écrire dans un français impeccable. Toute cette énergie qui passait auparavant dans l’engagement politique, on l’a retourné dans l’engagement littéraire.

 

Pour autant Jean, dans votre dernier livre L’avenir des simples, vous rédigez un pamphlet contre ceux que vous appelez les « multi-monstres », à savoir les multinationales de l’agro-chimie, les Gafa, les oligarques financiers… On ne peut pas dire que vous ne vous engagiez pas dans l’écologie !

Jean : Une fois que les bases de la littérature ont été rétablies, j’ai souhaité exprimer dans mes livres ma sensibilité à l’écologie. Mais comment faire pour que cette parole soit audible ? Dans L’avenir des simples, j’explique qu’il est très difficile d’exercer une pression sur ces grands groupes internationaux qui dirigent le monde (Bayer, Monsanto, Sanofi...). Même les Etats n’en sont plus capables, se limitant au rôle de policier. Notre seul moyen d’action est aujourd’hui le boycott des produits d’origine carnée.

 

C’est ce que vous expliquez dans votre livre ?

Jean : Effectivement. Je suis vegan moi-même car c’est le seul moyen de lutter contre ce système responsable de la surexploitation des terres, de la pollution aux produits chimiques, de la déforestation, d’une partie du réchauffement climatique… sans parler de la souffrance animale. A ce titre, je soutiens pleinement les actions de l’association L214. Nous ne devons pas nous tromper d’ennemi. Ses militants ont mis le doigt sur un fait établi et caché des yeux de tous : ce que vous mangez repose sur une barbarie terrible.

Nathalie : Tout cet argumentaire, Jean l’écrit en tant que militant de la cause animale mais surtout en tant qu’écrivain. La littérature est essentielle car elle a le moyen de dire le monde, d’entrer dans les cœurs et de donner des images. Je crois à la littérature qui n’est pas uniquement à la recherche de la beauté, mais aussi de la transformation du monde.

 

Est-ce à dire que vous aussi, Nathalie, vous souhaitez « transformer le monde » à travers vos romans ?

Nathalie : Je suis pour ma part issue d’un milieu bien différent de celui de Jean. Ma grand-mère, dont j’étais très proche, a été déportée puis rescapée des camps de la Shoah. Elle a ensuite vécu toute sa vie dans la peur de voir les Allemands revenir la chercher. Cette peur de la mise en avant m’a été transmise et j’ai cherché, moi aussi, à ne pas me faire remarquer pendant bien longtemps. Mais aujourd’hui, j’accepte de m’engager et de m’exposer au monde. Pas sur tous les sujets évidement, mais sur des thèmes que je connais bien. Par exemple sur la quatrième génération issue de la Shoah. Ce n’est pas évident pour moi, mais je me dois de dire le monde.

 

Est-ce donc un devoir pour l’écrivain de s’engager ?

Jean : Mon savoir-faire est mon regard poétique. C’est lui qui me permet de décoder le monde. Je le mets ensuite au service de thèmes que je souhaite aborder. Comme celui de l’écologie par exemple.

Et puis j’ai aussi des rages. Que j’exprime à ma façon. Le beau est le beau. On a donné. Maintenant, comme le dis le chanteur Moby, « on doit faire quelque chose quand on a un nom ». Même un petit nom comme le mien. Sinon c’est de la lâcheté. Je viens d’un monde où certaines choses ne se font pas et d’autres doivent se faire. On s’oblige.

 

L’écologie se démocratise et devient un sujet qui traverse la société, notamment le monde artistique. Vous félicitez-vous de cette évolution ?

Nathalie et Jean : C’est sûr que l’écologie a le vent en poupe. Des collections spécialisées sortent les unes après les autres dans les maisons d’édition. Là où la question se complique, c’est lorsque le sujet devient trop consensuel ou jargonnant. Car le milieu littéraire est comme tous les milieux : trop prudent et trop pleutre. Il ne faut pas faire peur au lecteur, à l’éditeur, ne pas dire les choses trop crûment… Le risque est que l’écologie tourne à l’entre-soi dans un milieu intellectuel parisien qui se déconnecte de la réalité.

 

Comment alors faire se rencontrer les « écolos » de terrain, qui voient les choses évoluer, avec les artistes et intellectuels qui nous donnent à penser le monde ?

Nathalie : Tout l’enjeu est là. Nous devons faire des ponts. De notre côté, nous organisons les premières Rencontres de Puyméras, les 23, 24 et 25 juillet dans la Drôme, qui réuniront écrivains, penseurs, témoins et acteurs locaux autour des questions environnementales. Ce sera l’occasion de participer à des conférences et débats, mais aussi à des ateliers pratiques. Car Jean m’a appris une chose essentielle : on peut d’abord commencer à changer les choses par soi-même. Il s’agit d’un contrat moral, mais aussi d’un véritable levier d’action.

1) Le 24 avril 2013, l’immeuble-usine du Rana Plaza, à Dacca au Bangladesh, s’est effondré. 1 135 personnes, essentiellement des femmes travaillant dans la confection textile pour des marques internationales, ont perdu la vie.

 

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