[DOSSIER] Apprendre à changer le monde

Publié le lun 24/01/2022 - 10:32
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Par Quentin Zinzius

Si, pendant longtemps, les notions de développement durable et de transition n’apparaissaient que brièvement au cours de leur scolarité, elle tend aujourd’hui à prendre une place plus importante dans la formation des jeunes. Malheureusement de façon encore contrastée selon les niveaux et les établissements.

 « Sans catastrophisme mais avec lucidité, la prise de conscience des questions environnementales, économiques, socioculturelles doit aider les élèves à mieux percevoir l’interdépendance des sociétés humaines avec l’ensemble du système planétaire ». C’est en tout cas ce qu’annonçait une circulaire (1), parue à la rentrée 2004, prônant la généralisation de « l’éducation au développement durable » à tous les niveaux d’enseignement. Pourtant, dix-sept ans plus tard, ces promesses ont toujours du mal à se concrétiser. Preuve en est : selon la dernière consultation nationale étudiante réalisée par Le Réseau Étudiant pour une Société Écologique et Solidaire (Reses) en 2020 (2), près de 69 % des étudiantes et étudiants n’entendent toujours pas parler des enjeux environnementaux au cours de leur formation. Le rapport estime même que la question n’est abordée que de manière « marginale ». Mais ne faisons surtout pas de catastrophisme...

Heureusement, le constat est loin d’être le même à tous les niveaux de l’éducation. Le primaire a connu des réformes introduisant notamment la notion de liberté pédagogique. Cette liberté permet aujourd’hui au corps professoral de « sensibiliser les enfants à des notions simples de la transition, sur la base du socle commun », explique Antoine Maldonado, enseignant pour des classes de CM1-CM2 à Pau (Pyrénées-Atlantiques). Autre amélioration, l’essor des projets pédagogiques permettant aux enfants de toucher la transition du doigt, au sens propre. « Il s’agit de projets axés autour de la nature, avec par exemple la préparation d’un jardin en permaculture ou le recyclage et le tri des déchets », poursuit-il. Des premiers pas qui portent leurs fruits, puisque selon un sondage réalisé par l’institut GECE (3), 22 % des enfants seraient aujourd’hui mieux renseignés que leurs parents sur les problématiques écologiques. « Nous avons cette responsabilité vis-à-vis de nos élèves de leur donner les clés pour comprendre les enjeux de demain », complète Antoine Maldonado.

Éducation hors-sol

Mais pour être efficace, cet enseignement ne peut se résumer à de la théorie, en particulier chez les enfants. « Beaucoup d’élèves, surtout en milieu urbain, sont complètement hors-sol, détachés de la nature », témoigne l’enseignant. Pour lui, aucun doute, la place de la nature dans les établissements est un enjeu fondamental pour enseigner la transition : « il faut reconnecter les enfants au vivant. Sans ça, toute l’éducation que nous leur donnons n’aura aucun sens. » Une vision partagée par les élèves eux-mêmes, comme Bastien Villain, aujourd’hui étudiant à Sciences Po Rennes en master In Situ (Stratégies Innovantes des Territoires Urbains). « Au collège et au lycée, le thème de la transition n’est abordé qu’au travers du prisme des sciences, regrette-t-il. Les profs nous parlent de développement durable et de transition, mais on ne sait pas comment la mettre en place. Il n’y a rien de concret. »

Face à ce constat, Sophie Anley, enseignante de SVT au collège Ferdinand Buisson, à Juvisy-sur-Orge (Essonne), a pris les choses en main : « J’ai mis en place dans mon établissement une série de défis à réaliser, pour toutes les classes de sixième. Ça va du tri des déchets à la cantine, à des journées de cours sans lumière pour économiser l’énergie, raconte l’enseignante. Le tout, évalué par les élèves eux-mêmes, via les éco-délégué·es (lire encadré) ». L’avantage de ce concours : la transition dépasse le cadre de sa seule matière et trouve une application concrète dans la vie de ces jeunes gens. Qui plus est, leurs efforts sont récompensés : à la fin de l’année, la classe avec les meilleurs résultats remporte une sortie pédagogique, toujours en lien avec la transition.

Mais ces efforts louables sont peu de choses au regard du retard des universités. Selon le dernier rapport (4) du collectif Pour un réveil écologique publié en février 2021, la grande majorité des cursus évite complètement la question de la transition : seule une université sur les sept questionnées propose au moins un cours obligatoire lié aux enjeux climatiques. « Il y a un réel décalage entre les besoins et les moyens mis en place par les universités, rapporte Carla Monzali, étudiante membre de ce collectif. Mis à part les quelques cursus dédiés, aucun module ne présente les différents aspects de la transition à l’ensemble des filières. » Un manque qui a poussé les étudiantes et les étudiants à réagir, notamment en 2018 lors des premières marches pour le climat et par la publication du Manifeste étudiant pour un réveil écologique signé par plus de 30 000 personnes. « Ça a permis de nombreuses avancées, commente Pia Benguigui, étudiante à Science Po Paris et présidente du Reses, les enjeux de la transition écologique et sociale sont devenus prioritaires pour beaucoup d’établissements ».

Grandes écoles : de bons et de mauvais élèves

C’est à la suite de ces fortes mobilisations que les grandes écoles se sont, elles aussi, mises au « vert ». La dernière en date est HEC, l’école des hautes études commerciales de Paris, qui intègre les enjeux climatiques dans un cours obligatoire à la rentrée 2021. Cette démarche suit celles engagées en 2019 par l’école Polytechnique sur l’ensemble de ses établissements et en 2020 par l’Essec (école supérieure des sciences économiques et commerciales). Des engagements à examiner de près pour éviter qu’ils se limitent à de l’affichage : « certaines écoles n’hésitent pas à vendre la RSE comme un argument marketing, explique la présidente du Reses. Elles mettent un cours de 2h sur l’environnement dans un coin pour se démarquer des autres écoles… mais au final, cela n’a pas grande valeur ».

Pour le campus caennais de Sciences Po Rennes, ces engagements sont au contraire une marque de fabrique puisqu’il s’est saisi des différentes problématiques de la transition dès 2012. Au programme des cursus de l’établissement : droit de l’environnement, innovations territoriales, crises systémiques, philosophie environnementale… avec des méthodes pédagogiques inspirées des pays nordiques. « Ce campus est un véritable laboratoire, affirme Nicolas Escach, son directeur. On n’y apprend pas seulement les bases de la transition, mais aussi comment la mettre en place, le tout en lien profond avec le territoire. » Cet établissement fait aujourd’hui figure de modèle parmi les grandes écoles, mais reste encore un cas isolé : 138 élèves seulement étudient sur ce campus « à taille humaine », comme aime à le décrire son directeur. Il espère voir le concept s’étendre à d’autres établissements même si, souligne-t-il, « chaque territoire a ses besoins spécifiques en matière de transition ».

Apprendre à enseigner la transition

Pour bien former les élèves, encore faut-il que le personnel enseignant soit lui-même formé. Et cela ne semble pas être tout à fait le cas. « L’Éducation nationale est très en retard sur la formation du personnel pédagogique à ce sujet », regrette Antoine Maldonado. « Aujourd’hui, très peu de profs et d’enseignants sont formés à parler concrètement des enjeux de la transition, confirme Bastien Villain. C’est un vrai manque. » Un manque que les établissements tentent de combler : selon le rapport du collectif Pour un réveil écologique, 35 % des établissements sensibilisent en interne leur personnel à la transition, en se basant sur « le bagage intellectuel initial » d’un ou d’une prof de l’établissement. « Aujourd’hui, si un enseignant veut aborder les sujets de la transition avec ses élèves, il doit se baser sur ses connaissances personnelles », déplore Antoine Maldonado. Pour pallier ce défaut de formation, l’enseignant des Pyrénées-Atlantiques a co-créé en 2018 le réseau Profs en Transition. Construit autour d’un groupe Facebook et d’un site internet, il permet de partager des outils pédagogiques produits par des enseignants et enseignantes, des expériences de terrain et des méthodes pour aider ses membres à aborder les différents sujets de la transition avec leurs élèves. Et le concept plaît. Aujourd’hui, le réseau compte environ 30 000 membres en France mais aussi en Belgique, en Suisse, au Canada ou au Maroc…

L’éducation nordique comme modèle

Cette diversité internationale permet d’apprendre de ses voisins. Les pays nordiques ont développé des méthodes apparemment plus efficaces qui commencent à arriver en France : cours en extérieur, participation des élèves à l’élaboration et au suivi de projets en lien avec la transition, reconnexion à la nature… « Ce qui fonctionne chez les autres doit aussi fonctionner chez nous ! », affirme Antoine Maldonado. Rob Hopkins partage ce constat. « Les pays nordiques sont des pionniers en matière d’éducation. Leurs méthodes stimulent la créativité des jeunes qui leur est nécessaire pour imaginer la transition, explique l’initiateur du mouvement mondial des Villes en transition. Nous devons leur fournir les espaces et les lieux pour imaginer et créer les projets qui rendront leur vie meilleure. »

Vu l’enjeu, l’éducation à la transition ne peut se résumer à quelques ateliers pratiques et à la bonne volonté du corps enseignant tout au long de la vingtaine d’années que peut durer un cursus. La circulaire sur l’éducation de 2019 (5) en faisait d’ailleurs la promesse : « l’éducation au développement durable est une éducation transversale à tous les programmes ». Une promesse qu’étudiantes et étudiants espèrent voir rapidement tenue. « Ce que nous voulons, c’est non seulement comprendre les enjeux, mais aussi savoir comment agir, lance Carla Monzali, l’étudiante membre du collectif Pour un réveil écologique. Cela passe par une réforme qui embarquera véritablement tous les établissements et tous les programmes dans une dynamique forte » Un souhait qui pourrait enfin se réaliser, les ministères de la Transition écologique et de l’Éducation nationale ayant signé mi-mai une convention pour « une plus grande coordination et une transformation pédagogique déterminante ». Mais les mesures prises seront-elles à la hauteur de l’urgence climatique et sociale ?

Plus d'infos

 

Note :

(1) Circulaire de 2004 sur l’éducation au développement durable : www.education.gouv.fr/bo/2004/28/MENE0400752C.htm

(2) Consultation Nationale Étudiante 2020 : urlz.fr/gbBQ

(3) Sondage Gece pour FaireParterie : www.faireparterie.fr/etude-generation-climat

(4) Rapport l’Écologie au rattrapages : urlz.fr/gbBV

(5) Circulaire de 2019 sur l’éducation au développement durable : urlz.fr/gbCi

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