[DOSSIER - Leur monde d'après] Le monde d’après : une place pour la justice sociale ?

Publié le dim 12/07/2020 - 13:00

Distribution alimentaire au Mac Do de Sainte-Marthe, Marseille, le 27 avril (crédit Clara Martot)

Par Clara Martot

Sur la base des mesures prises par le gouvernement depuis la fin du confinement, peut-on rester optimiste sur la société de demain ? Hausse du chômage, récession la plus grave observée depuis un siècle, fragilité des entreprises, télétravail cauchemardesque… Les défis du monde d’après sont lourds de sens et interrogent les rapports humains.

Le 29 avril, le ministre de l’Économie Bruno Le Maire enjoint sur LCI « un maximum de Français à reprendre le travail ». Deux semaines avant la fin du confinement, un retour à la normale était déjà évoqué. Ou plutôt, une plongée dans le « monde d’après » : celui où le gouvernement prévoit une chute de 8% du PIB, où le Défenseur des droits dénonce une hausse des inégalités et où la crise économique et sociale explose tous les indicateurs habituels. Le 28 mai, Pôle Emploi annonce la plus forte hausse du chômage jamais enregistrée depuis le début des statistiques en 1996 : 843 000 demandeurs d’emploi supplémentaires pour le seul mois d’avril. Pour ceux qui travaillent, le ton a également changé. Et les propositions pour faire face à la crise sont de circonstances. Début mai, l’Institut Montaigne, groupe de réflexion libéral, proposait par exemple d’allonger la durée moyenne du travail ou de supprimer le jour férié de l’Ascension. De quoi remonter le moral aux travailleurs déjà éprouvés !

Car pour de nombreux salariés, ces pistes sont déjà devenues des réalités quotidiennes. En effet, l’enquête publiée le 4 mai par le syndicat Ugit-CGT prouve que le télétravail mis en œuvre dans l’urgence début mars a enclenché de nombreux abus. Selon l’étude, 82% des personnes interrogées estiment que les horaires durant lesquels elles doivent être joignables ne sont pas clairement définis. Aussi, un tiers des 34 000 salariés sondés disent ressentir une surcharge de travail. La crise a convaincu de nombreuses entreprises de pérenniser le télétravail et les téléconférences. Sauront-elles prendre ce mal-être en compte ?

Quant au chômage partiel (25% des salariés), il ne saurait masquer la vague de licenciements qui s’annonce, plusieurs centaines de milliers d’emplois selon le ministre de l’Economie Bruno Lemaire. À moins qu’à l’instar de Ryanair, les entreprises ne s’emparent d'une disposition datant de 2017 franchement pas favorable aux salariés : les accords de performance collective (APC), qui permettent de réduire les salaires et d’augmenter le temps de travail au nom de l’emploi… Selon Henri Sterdyniak qui a co-écrit en 2010 le Manifeste d'économistes atterrés, « on risque de subir une forte hausse du chômage à la rentrée et la situation risque d’être très déprimée, en France et dans le monde. »Même son de cloche dans le dernier rapport de l’OCDE paru le 10 juin qui prévoit entre 7,3 et 10 % de baisse de croissance dans la zone euro suivant les scenarios.

 

Capitalisme et minima sociaux

Selon l’économiste,  « les allocations chômage et les minima sociaux sont une chance pour l’économie, et devraient être revus à la hausse en ces temps de crise. Mais je ne suis pas surpris que le gouvernement ne fasse pas ce choix. » Concernant la CAF par exemple, seule une aide ponctuelle a été versée aux familles les plus modestes. Distribuée le 15 mai, celle-ci a pu atteindre le plafond de 550 euros pour les familles vivant du RSA et avec au moins quatre enfants… Selon la cheffe économiste de l’OCDE Laurence Boone : « Une augmentation de la dette publique est inévitable, mais les dépenses financées par l’emprunt devraient être soigneusement ciblées sur l’aide aux plus vulnérables (les jeunes et les moins qualifiés qui subiront le plus la crise selon l’OCDE, NDLR) et sur les investissements nécessaires pour assurer la transition vers une économie plus résiliente et plus durable ». Ajoutant que : « Les gouvernements doivent saisir cette occasion pour inventer une économie plus juste, en affinant la concurrence et la réglementation, et en modernisant la fiscalité, les dépenses publiques et la protection sociale. La prospérité naît du dialogue et de la coopération, et cela est vrai au plan national comme au niveau mondial. » Dans ce rapport, l’OCDE rappelle qu’ « Il y a deux visions du monde. Une qui demande à aller vers une société plus sobre et solidaire. Et une, libérale, celle de notre gouvernement, qui estime que les inégalités sont nécessaires », résume un peu rapidement Henri Sterdyniak.

 

« Un jeune diplômé en publicité ne fait plus un métier d’avenir. »

Le monde d’après pourrait-il alors prendre la forme d’un nouveau paradigme radical mais réaliste ? Pour Nadia Bouallak, coordinatrice montreuilloise du Mouvement Français pour un Revenu de Base (MFRB), la solution est toute trouvée : « on n’a jamais été autant sollicité. Les gens réalisent qu’avec l’instauration d’un revenu universel sans conditions à tous, nous pourrions enfin prévenir la pauvreté et non pas simplement essayer de la réduire à certains endroits. » (lire à ce sujet notre dossier sur le revenu de base dans Sans transition ! N°23) Henri Sterdyniak défend, quant à lui, une autre mutation. « Il faut analyser chaque secteur d’activité et son utilité. Aujourd’hui, un jeune diplômé en publicité ne fait plus un métier d’avenir. D’autres métiers se sont avérés essentiels. Il faut proposer des reconversions en masse au profit des métiers fondamentaux : ceux qui nous nourrissent, nous soignent et nous offrent un toit. »

 

Médaille pour les soignants

Métiers essentiels ou fondamentaux, ces expressions ont été popularisées par la pandémie. Le gouvernement a ainsi pensé leur rendre hommage en annonçant la distribution d’une « médaille de l’engagement » pour les soignants. Le 14 mai, il décide aussi de verser une prime au personnel des hôpitaux de 500 à 1500 euros. Dans le secteur de la grande distribution, des primes similaires sont versées par Casino, Carrefour et d’autres groupes. Formidable sur le cours terme ! Mais pas de quoi offrir une sécurité durable. Surtout que la crise a essentiellement mobilisé les femmes : elles sont 90% en Ehpad, 90% chez les caissiers et 71% chez les enseignants.

Pour Véronique Suissa, docteure en psychologie, « la revalorisation de ces métiers doit passer par une hausse des salaires et une reconnaissance des responsabilités. » Selon cette spécialiste de la théorie du care (« soin » en anglais), cette reconnaissance ne doit pas être limitée à l’hôpital. « Le care, c’est manifester de l’attention à soi et à autrui. Cette vision s’étend à toute la société. Avec la crise, tout le monde a réalisé que les métiers essentiels ne se limitent pas à la problématique de soigner. » Dans cette mesure, quelle place la société de demain réservera-t-elle aux métiers de l’industrie et de l’agriculture ? Car pour Véronique Suissa, « le mal-être des travailleurs du soin est symptomatique d’un problème plus grand et d’une société en quête de sens. »

Une perte de sens vécue autant collectivement qu’individuellement : selon une étude publiée par Yougov le 13 mai, depuis la crise du coronavirus, 55% des Français réfléchissent à l’utilité même de leur travail… Comment bâtir le Monde d’après sur ces doutes ?

 

Plus d’infos :

Étude de l’Ugit-CGT sur le télétravail : )www.ugict.cgt.fr (rapport-enquete-trepid)

Tribune, Le Monde du 18/04/20 : Il faut « revaloriser les emplois et carrières à prédominance féminine » : www.lemonde.fr

Perspectives économiques de l’OCDE : www.oecd.org/perspectives-economiques/juin-2020

Garantissez l'indépendance rédactionnelle et financière de Sans transition !