[INFORMATIQUE] Logiciels libres : remettre de l’éthique dans le cloud

Publié le ven 15/01/2021 - 14:00

Photos Pixabay
Par Sandrine Lana

S’affranchir des grands groupes, utiliser des logiciels libres et devenir propriétaires de son propre centre de données, c’est l’objet d’une révolution numérique opérée par des collectivités et des particuliers, soucieux de remettre de l’éthique dans le cloud, et privilégier le local. Le circuit-court de l’informatique est en marche.

Dans toute la France, des collectivités utilisent des logiciels libres ou sont propriétaires de leur centre de données. Objectif : créer un écosystème numérique plus local, souverain et moins coûteux.
En matière d’alimentation, consommer local, favoriser les circuits courts, moins dépendre des grands groupes, ces principes ont le vent en poupe. Dans la même optique, les citoyens font des choix de plus en plus responsables et éthiques en matière d’habillement ou d’ameublement : on recycle, on donne, on partage. En matière informatique, ce mouvement de résilience n’est pas encore majoritaire mais il existe bel et bien.

Circuit court

Partout en France, des informaticien(ne)s de collectivités territoriales (mairies, départements, communautés de communes) développent des moyens de s'affranchir des géants du numérique. Depuis les années 2000, ils sont à l’origine de réseaux d’échanges, de centres de données (ou data center) publics et de logiciels informatiques gérés localement.
Au bord du Rhône ardéchois, le syndicat mixte Numérian gère ainsi un data center public qui héberge les données et certains logiciels de petites collectivités de Drôme et d’Ardèche. « Il y a vingt ans, ce data center apportait l’informatique là où les infrastructures existantes ne permettaient pas de développer d’activités économiques, en milieu rural. Maintenant, nous développons des logiciels libres ou propriétaires pour les collectivités », explique Ludovic Bayle, directeur de Numérian.

Libres vs. propriétaires

Deux mondes numériques cohabitent et se mélangent parfois. D’un côté, des sociétés développent des logiciels dits « propriétaires », dont elles gardent la propriété et revendent des droits d’utilisation (licences). C’est le cas de Windows, Microsoft ou Adobe. D’autres monétisent les données personnelles de leurs clients en échange d’une utilisation gratuite, comme Google ou Amazon. Ces dernières sont notamment propriétaires de data centers où sont stockées des milliards de données et de logiciels sur des baies de serveurs sécurisés. C’est une partie du « cloud ».
Face à ce modèle, des développeurs éditent des produits « libres » ou open source. « Cela signifie qu’on ne fait pas d’argent sur l’usage du logiciel. Une fois développé, il est accessible », explique François Elie, co-fondateur de l’association Adullact, qui soutient les collectivités territoriales dans le développement de logiciels libres (voir interview). Le code de ces produits est disponible et modifiable par les développeurs. C’est le cas d’Open Office (bureautique), OpenStreetMap (géolocalisation) ou encore Mozilla (navigation web)… Linux est pour sa part le système d’exploitation qui peut faire tourner nos ordinateurs en open source.
En Ardèche, le data-center de Numérian est composé de soixante serveurs physiques dont cinquante-neuf tournent sous Linux. « Cela nécessite plus de compétences en interne que quand on utilise Windows [des techniciens Windows peuvent intervenir en cas de besoin, NDLR], mais en restant à taille humaine, notre data center a moins de chance d’être attaqué et on est fiers de ce travail pour la collectivité», complète Ludovic Bayle.
ndirectement, le partage des infrastructures et des logiciels réduit l’empreinte carbone globale du numérique grâce à la mutualisation des serveurs, des espaces à refroidir et de la consommation électrique. Numérian propose entre autres à l’Association des maires ruraux de France de gérer le site internet de villages grâce à des logiciels créés et hébergés sur place ou à des outils existants en open source, comme OpenStreetMapi.


Souci d’indépendance

En 2012, devant la pratique qui se répand des logiciels libres dans l’administration, l’État français publie une circulaire de recommandations pour un « bon usage du libre »ii . Jean-Marc Ayrault, alors Premier ministre, estime que cela pourrait créer des échanges et « l'émulation nécessaire à la créativité », en permettant des économies en toute « dépendance vis-à-vis des acteurs externes ». Selon la circulaire, la préférence de certains logiciels libres a permis de réduire par dix plusieurs postes informatiques dans certains ministères. En 2016, la loi sur la « République numérique » encourage également leurs usages mais des décrets d’application sont encore attendus.

Pour l’instant, les collectivités attendent les recommandations en matière de « cloud externe » pour l’hébergement de leurs données peu sensibles. Cela s’inscrit dans la « Stratégie Cloud » de l’État définie en 2018 : ce dernier sélectionnera prochainement, après appel d’offres, les futurs fournisseurs de solutions cloud, répondant aux besoins de l’ensemble de la sphère publique (ministères, établissements publics, collectivités territoriales) avec des niveaux de sécurité différents. Ceux-ci ne seront potentiellement pas français ou européens, ce qui pourrait poser problème à cause du « Cloud Act américain ».

« Cette loi permet au gouvernement américain d’avoir accès à toutes les données numériques hébergées par des entreprises américaines, que celles-ci soient installées aux États-Unis ou ailleurs », explique Emmanuel Vivé, de l’association Déclic, un réseau d’échanges et de partage de solutions numériques pour les collectivités locales.

En cas de crise internationale, les données de millions de citoyens français stockées pourraient donc devenir vulnérables. Car la France héberge de nombreux data centers dont les propriétaires sont des entreprises américaines. « Aujourd’hui, on sait qu’on ne maîtrise pas le lieu d’hébergement des données électorales et d’état civil, enchérit-il. Il faudrait une labellisation des hébergeurs de données publiques et des critères contraignants en matière de protection et de sécurité ».

73 000 postes en libre

Nos données seraient en danger mais les logiciels qui les font tourner également. « Si j’étais en charge de la défense nationale, je me dépêcherais de passer tous les postes de travail des agents sous Linux», explique François Elie, président d’Adullact, association qui développe des logiciels libres pour les collectivités locales. « Je le ferais pour des raisons de souveraineté car nos systèmes sont susceptibles de ne pas redémarrer en cas de conflit car ils sont fabriqués à l’étranger (États-Unis, Chine). On s'intéresse aux problèmes de sécurité de nos données alors que nos outils sont extrêmement dépendants de raisons [géopolitiques, NDLR] qui nous échappent totalement », poursuit-il.

La gendarmerie nationale est l’exemple emblématique du passage au logiciel libre dans l’administration française. Début 2000, 73 000 postes informatiques sur 80 000 ont migré progressivement de Windows à Linux. L’argument économique a permis d’aller vers plus d’indépendance et de souveraineté. « Il a fallu une contrainte budgétaire pour se poser la question du libre. Rester dans un monde « propriétaire » conduit à une perte de souveraineté. », explique Stéphane Dumond, chef du bureau du service des technologies et de l’information de la sécurité intérieure qui gère les systèmes informatiques de la police et de la gendarmerie1.

Face à cette mouvance, les grandes entreprises du numérique se sont évidemment adaptées à la concurrence naissante du libre. « Elles se sont remises à niveau en baissant le prix de certaines licences et en donnant l’accès aux codes de certaines applications », explique François Raynaud, en charge du développement des logiciels libres à la ville d’Arles (voir encadré).

Peu mieux faire

Depuis 2012, l’État aurait pu donner un coup de pouce à la souveraineté numérique avec la circulaire Ayrault. Cependant, les actes ne suivent pas, selon Pierre Baudracco, président de Blue Mind qui propose un service de messagerie open source et président de l’association So Libre pour la promotion des entreprises de logiciels libres. « En France, on a fait de gros pas en arrière. Il y a clairement un désengagement de l’État qui fait de beaux discours mais privilégie toujours des solutions de grandes entreprises américaines, comme Microsoft alors qu’il faut nous aider à développer nos entreprises», regrette Pierre Baudracco, pointant du doigt le choix récent de Business France, entité publique de promotion de l'économie française à l’étranger, du logiciel Teams de Microsoft pour équiper ses bureaux à l’étranger alors que des solutions françaises existent.

Malgré ce manque de volonté politique, des agents se mobilisent et la société civile s’engage à leurs côtés. Dans le « Pacte pour la transition », porté par une cinquantaine d’associations pour une transition locale, celles-ci enjoignent les futurs candidats aux élections municipales de « donner la priorité au logiciel libre dans le service public pour une informatique au service de l'intérêt généraliii. » L’espoir serait de voir les candidats s’emparer de cette mesure forte pour leur prochain mandat. Une révolution tranquille est en cours.

 

Plus d’infos : https://adullact.org/

https://www.numerian.fr/

https://asso-declic.fr/

https://www.bluemind.net/

https://www.solibre.fr/

1Extrait de l’émission « Libre à vous »sur la radio Cause Commune. Disponible en podcast : https://cause-commune.fm/podcast/libre-a-vous-34/

iApplication permettant la géolocalisation

iiIl s’agit de la directive Ayrault du 19 septembre 2012

 

Garantissez l'indépendance rédactionnelle et financière de Sans transition !