[THEMA] LE DÉBAT : Faut-il repenser les frontières entre espèces ?

Publié le mer 10/05/2023 - 12:00

Propos recueillis par Quentin Zinzius

Apparu dans les années 70 en Angleterre, le terme antispéciste – et son opposé le spécisme - est un courant de pensée philosophique et moral selon lequel l’espèce d’appartenance d’un animal ne doit pas fonder la manière de le considérer ou de le traiter. Concrètement, il vise à mettre un terme à la souffrance animale d’origine anthropique, la plaçant au même niveau que celle issue du racisme ou du sexisme. Jérôme Ségal, historien et sociologue spécialisé dans l’antispécisme, et Ariane Nicolas, philosophe dénonçant « L’imposture antispéciste », nous donnent leurs points de vue.

Jérôme Segal, maître de conférences à Sorbonne Université, travaille sur l’histoire et la sociologie de la cause animale et le mouvement philosophique de l’antispécisme.

« L’antispécisme s’oppose au spécisme comme l'antiracisme au racisme. Racisme, sexisme et spécisme supposent que l'appartenance d'un individu, respectivement à une supposée race, à un sexe ou à une espèce, justifie des différences de considération morale. Le spécisme légitime donc la domination, l'exploitation, l'oppression ou même le droit de mort sur des espèces non-humaines. En un an et demi, nous tuons plus d’animaux à travers le monde qu’il n’y a jamais eu d’humains sur Terre [soit environ 130 milliards] ! Nous ne pouvons donc pas prétendre, à l’heure actuelle, que les besoins et que les vies des animaux sentients (capables de développer une personnalité et bien sûr d'éprouver joie et douleur) soient respectés.

L’antispécisme vise donc à mettre en application de nouveaux cadres législatifs pour la société, qui permettraient de prendre en considération les intérêts de ces individus non-humains, doués de sensibilité et d’individualité – chaque animal ayant sa personnalité, son caractère. En France, certains de ces cadres sont déjà en train d’évoluer : interdiction des animaux sauvages dans les cirques, du broyage des poussins, de la corrida… en passant par l’incitation à l’alimentation végétale. Ces améliorations sont un premier pas pour la construction d’une société respectueuse de tous les êtres sentients, mais elles sont encore loin de la revendication principale : mettre fin à toute forme d’exploitation animale.

Il ne s’agit pas d’établir une égalité juridique entre humains et non-humains. De plus, la finalité morale n’est pas la seule à animer l’antispécisme. L’écologie y tient également une place prédominante. Et au vu de l’état actuel du réchauffement climatique, de l’érosion du Vivant et des ressources naturelles, nous pouvons considérer que, si d’ici 50 à 100 ans, la consommation de produits animaux n’a pas considérablement baissé pour des raisons éthiques et politiques, elle aura baissé par nécessité ! L’antispécisme reste donc un choix, jusqu’à ce que la réalité écologique nous rattrape. »

Ariane Nicolas est journaliste, cheffe de rubrique à Philosophie Magazine, autrice de « L’imposture antispéciste ».

« Souvent associée au véganisme, l’antispécisme est une idéologie distincte. En effet, le véganisme est avant tout un mode de vie qui appartient aux personnes qui le pratiquent et qui est compatible avec d’autres modes de vie. L’antispécisme correspond quant à lui à la politisation de ce mode de vie pour le porter en tant que projet de société, ce qui le rend incompatible avec tous les autres modes de vie. Cette société, dans laquelle l’animal serait l’égal moral de l'humain, ferait ainsi interdire toute activité en lien avec une « domination de l’Homme sur l’animal ». Il ne serait de fait plus possible d'entretenir une relation de collaboration avec eux.

La question de la souffrance tient une place centrale dans le discours antispéciste : puisque « ce qui fait mal est mal », tous les êtres capables de ressentir la douleur devraient avoir droit à la justice. Cependant cette vision est contestable, car elle met sur un même plan l’état d’un être (perception de la douleur), une question morale (la douleur est-elle nécessairement mauvaise ?) et une question politique (devons-nous interdire ce qui est douloureux ?). A cela je répondrais que si la souffrance n’est pas nécessaire à la vie, elle n’est pour autant pas l’inverse du bonheur : animaux comme humains, nous pouvons être heureux malgré des phases de vie douloureuses.

Les pratiques cruelles, abusives et inessentielles, sont évidemment à proscrire. Et l’évolution du droit en ce sens est éminemment positif. Mais ce droit ne s’oppose pas au droit de tuer, d’exploiter et de manger les animaux. Car, si les animaux ont droit à la justice, ils ne sont malgré tout pas en capacité de la comprendre ou de l’appliquer. Ils ne peuvent donc pas faire pleinement société avec nous Humains. Et nous avons donc une responsabilité envers eux. En ce sens, nous exercerons toujours une forme non pas de domination, mais de tutelle et d'autorité sur eux, notamment à l'égard des animaux domestiques. »

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