[THEMA] Des agriculteurs à l’appel

Publié le mer 04/01/2023 - 11:00

Par Estelle Pereira

D’ici dix ans, un agriculteur sur trois sera en âge de partir à la retraite. Pour renforcer sa résilience, la France a besoin d’un renouvellement de générations. Améliorer les conditions de travail et faciliter l’accès à la formation sont autant de leviers pour stopper l’industrialisation des fermes et la disparition des savoir-faire paysans.

Toutes les semaines, Thierry Gozzerino traverse le périphérique marseillais pour livrer ses paniers de légumes bio à 400 familles. Pour devenir membre du réseau des Paniers Marseillais, il a transformé son exploitation familiale de douze hectares. En plus d’une conversion à l’agriculture biologique, il a complètement revu son modèle de distribution. « Avant, j'étais en monoculture de salades vertes. Je dépendais du marché de gros et je savais que je pouvais vendre ma production à perte selon la tendance du marché. J’avais la boule au ventre en permanence », se remémore-t-il. Dorénavant, il produit une cinquantaine de légumes en bio et ne vend plus qu’en circuit court. Pour répondre à la demande de ses « consom’acteurs », Thierry a dû recruter cinq personnes à temps plein.

Thierry Gozzerino est parvenu à s’extraire du modèle de ferme industrielle dans lequel ont été enfermées les exploitations françaises. Au cours du XXe siècle, se spécialiser pour produire plus, rationaliser la production comme dans les usines, était la norme. La terre devait produire plus, à un coût moindre, entraînant ainsi un recours accru aux pesticides, aux intrants chimiques, menant à la monoculture, l’intensification de l’élevage, la diminution du nombre d’agriculteurs mais aussi de l’offre alimentaire locale. “La course à la compétitivité a mis en concurrence le paysan français avec les producteurs de l’autre bout de la planète. Les moins productifs ont arrêté et les autres se sont agrandis pour produire une nourriture toujours plus standardisée et le moins cher possible”, résume l’ingénieur d’AgroParisTech Marc Dufumier.

Une agriculture beaucoup plus variée

En quinze ans, le réseau des Paniers Marseillais, affilié au mouvement des associations pour le maintien d'une agriculture paysanne (Amap) a réussi, à sa petite échelle, à contrer le phénomène : une cinquantaine de producteurs et productrices parviennent désormais à nourrir 5 000 personnes. « L’avenir de l’agriculture est dans l’humain », affirme Thierry Gozzerino. Parmi les maraîchers partenaires, il y a celles et ceux dont l’installation a été motivée par ce modèle faisant sens. D’autres, faisant déjà partie du monde agricole, ont vu dans la diversification de leur production un moyen de gagner en indépendance.

Avec le dérèglement climatique et ses effets, comme la migration de nouvelles espèces d’insectes pouvant provoquer des maladies sur certaines cultures, les producteurs ont tout intérêt à se diversifier : « Le céréalier qui devient meunier et boulanger. Ou encore le maraîcher qui se lance dans l’arboriculture, cite Marc Dufumier. Posséder diverses cultures, c’est avoir un revenu plus résilient. Nous avons besoin d’une agriculture intensive en emplois et beaucoup plus variée. C’est la meilleure des assurances. » L’enseignant-chercheur à AgroParisTech donne aussi en exemple d’anciens élèves qui ont fait le choix de reprendre une exploitation laitière et d’en diminuer la production lait en montant un atelier de transformation de fromage, beurre et crème. « Quand je compare leur profil à celui qui a repris une ferme avec trois robots de traite, le couple qui s’est installé avec l’objectif d’une plus petite production vendue localement semble mieux s’en sortir. À quoi sert de produire toujours plus d'hectolitres avec un prix du lait si bas ? », interroge-t-il.

Des emplois non délocalisables

Pour contrer l’hémorragie qui touche le secteur de la production alimentaire, il est urgent de repenser le métier d’agriculteur. En 2019, 400 000 personnes exerçaient la profession d’exploitant agricole en France, contre 1,6 million en 1982. En seulement dix ans, ce sont 100 000 fermes qui ont disparu (1). Quant aux fermes restantes, leur surface moyenne est passée de 24 à 69 hectares entre 1988 et 2020, soit une augmentation de 183%. Cet agrandissement a été largement encouragé par la Politique agricole commune (PAC) européenne qui subventionne les agriculteurs en fonction de la surface cultivée sans tenir compte du nombre d’actifs sur une ferme (lire encadré).

Or, selon Terre de Liens, l’association qui défend l’installation de nouveaux paysans, l’agriculture « est un secteur à fort potentiel de création d’emploi, non délocalisable et de qualité lorsque les pratiques agricoles valorisent tant l’humain que la terre ». Des paysans plus nombreux permettent le maintien « d’une diversité de pratiques agricoles et de productions, à l’inverse de la tendance à l’homogénéisation actuelle ».

En perdant sa “classe agricole”, la France a accru sa dépendance aux marchés alimentaires mondiaux et aux énergies fossiles, comme en témoignent les effets récents de la guerre en Ukraine sur les coûts de production des denrées agricoles qui ont augmenté de 25,3% en un an (2).

Des aides à l’installation trop timides

Regagner en autonomie nécessiterait aussi, selon The Shift Project (un centre de réflexion qui se donne pour objectif de réduire la dépendance de l’économie aux énergies fossiles), une augmentation de 76% du nombre d’actifs agricoles d’ici 2050 « pour répondre à l’accroissement du volume de travail associé aux nouvelles pratiques agricoles (…). Un potentiel de création nette de plus de 400 000 emplois. » (3)

Par « nouvelle pratiques », le groupe d’experts entend la généralisation de l’agroécologie, soit des techniques agricoles qui concilient production alimentaire avec restauration de la biodiversité, mais aussi diminution de la consommation de viande et généralisation des circuits courts.

Dans les collines verdoyantes de la côte basque, Raphaël Valéro a dû adapter son projet d’installation pour pouvoir prétendre à la Dotation jeune agriculteur (DJA), qui constitue l’aide principale de l’Union européenne pour les nouveaux arrivants. « On est obligé de se conformer aux méthodes de production conventionnelles, relève-t-il. Dans mon cas, un verger de pommes bio en monoculture et de fraises sous serres. J’aurais bien aimé me lancer dans la permaculture mais je n’aurais jamais eu le profil pour obtenir une aide de l'Europe. J’ai beaucoup d’amis qui sont dans l’agriculture très alternative et au fur et à mesure, on se rend compte que c’est très difficile d’en vivre. Surtout quand on débute. ». En étant en zone montagne, hors cadre familial, le néo-paysan a pu bénéficier d’une aide de 40 000 euros, quasiment le prix de son investissement dans son verger.

Des formations insuffisantes

Pour changer de modèle agricole, encore faut-il avoir une offre de formation en adéquation avec les enjeux de relocalisation et de diversification de l'agriculture. La Cour des comptes, dans un rapport sur le soutien à l’agriculture biologique de juin 2022 (4), relève une évolution positive, avec 130 formations à orientation biologique contre 40 en 2010. La Cour note cependant que le soutien à ces formations est trop timide pour faire face aux enjeux de protection de la biodiversité. Ainsi le réseau Formabio, dont le programme d’accompagnement est reconnu par l’Etat pour former à la diminution des pesticides, ne dispose que de moyens limités : « deux animateurs nationaux à temps plein, en décalage avec les enjeux de l’agriculture bio qui représente désormais 30 % des installations. »

Faute de pouvoir obtenir un soutien public et des formations adéquates, certains « néo » s’installent en coopérative (lire pages suivantes) ou passent par des coopératives agricoles, comme des caves ou des ateliers de transformation, leur permettant d’être salariés et de mutualiser leurs outils de production. Par exemple la ferme urbaine de la Condamine, à Montpellier, où quatre maraîchers travaillent sur cinq hectares en étant rattachés à la coopérative Terracoopa qui leur garantit un salaire et le paiement de cotisations sociales. Ces exemples sont prometteurs mais trop lents à se généraliser, estime Nicolas Girod, porte-parole national de la Confédération paysanne. « On se rend compte que cette production ne nourrit qu’une partie privilégiée de la population et que, sans volonté politique, notamment sur l’orientation de la PAC, il sera impossible de changer d’échelle. C’est l’ensemble de la filière qu’il faut repenser et sortir d’un modèle dont la valeur produite ne revient jamais à l’agriculteur », plaide-t-il, rappelant qu’aujourd’hui en France, 50 % des fruits sont importés alors que c’était beaucoup moins il y a quelques années. « Les producteurs, qui ne sont pas suffisamment rémunérés, arrêtent au bout d’un moment. S’il n’y a pas de volonté politique ou économique de les rémunérer, l’hémorragie se poursuivra », alerte-t-il.

  1. Source : Insee

  2. https://bit.ly/3EaRIQp

  3. Source : « Tome II - La résilience des territoires : pour tenir le cap de la transition écologique », The Shift Project, 2021 : https://bit.ly/3NBezHV

  4. Le soutien à l’agriculture biologique, Cour des comptes, juin 2022 https://bit.ly/3DF9dXd

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