[THEMA] ANIMAUX : Quelle place laisser au sauvage ?

Publié le lun 15/05/2023 - 10:00

Par Quentin Zinzius

Trop longtemps soumises aux pressions anthropiques, la nature et la faune sauvage qu’elle abrite ont peu à peu disparu de nos quotidiens. Aujourd’hui restreinte à de rares aires protégées – et pourchassée quand elle en sort – la nature manque à l’être humain, qui cherche par tous les moyens à la reconstruire, à réensauvager le monde.

Malgré une opinion publique largement acquise à sa cause (1), en France, le sauvage n’est pas sorti d’affaire. Des oiseaux aux insectes en passant par les reptiles et amphibiens, toutes les espèces subissent de plein fouet le réchauffement climatique et la disparition des habitats : en moyenne, 20 % d’entre elles sont menacées de disparition, selon les chiffres de l’Union internationale pour la conservation de la nature (2). Dernier exemple en date, une étude (3) sur les populations de lynx françaises prévoit « une disparition d’ici une trentaine d’années sans introduction de nouveaux individus », en raison d’une importante consanguinité. L’espèce avait pourtant profité d’un programme de réintroduction dans les années 1970 et 1980, mais rien n’y a fait. « Nous nous focalisons trop sur les espèces emblématiques et menacées en France, analyse Paul Arnould, biogéographe et spécialiste des forêts, aux dépens des espaces dont elles ont besoin. »

Espaces insuffisants

Car avant qu’un grand retour ne s’opère, encore faut-il des espaces écologiquement viables pour accueillir tout ce petit monde. Et avec moins de 20 % des écosystèmes forestiers « dans un état de conservation favorable » sur la période 2013-2018, selon le dernier indicateur de l’Observatoire national de la biodiversité, la partie n’est pas gagnée. Pourtant, ce n’est pas la place qui manque. « Avec près de 30 % de couvert forestier en France, estime Paul Arnoud, il y a un large potentiel ». Reste donc à l’exploiter correctement… Ou plutôt, à ne pas l’exploiter du tout. « Les milieux protégés représentent environ 20% du territoire, constatent de leur côté Gilbert Cochet et Béatrice Kremer-Cochet, naturalistes spécialistes du réensauvagement, mais moins de 1 % si on ne compte que les zones en libre évolution ». Le reste est donc soumis à toute sorte d’activités humaines : chasse, exploitations forestières, pâturages… Une protection bien trop faible pour permettre un retour en force d’écosystèmes complets ou la préservation d’espèces menacées.

Surfréquentation

Car la faune sauvage n’a pas seulement besoin d’espaces pour s’épanouir : elle a aussi besoin de tranquillité. Seulement voilà, depuis les confinements, « l’accès à la nature » est devenu une priorité pour la population (4), faisant des forêts « les monuments les plus fréquentés de France », ironise Paul Arnould. Une fréquentation qui ne fait évidemment pas bon ménage avec les besoins des animaux. En témoigne le Grand Tétras qui pourrait bientôt disparaître du massif vosgien à cause des nombreux dérangements dont il est victime. Aujourd’hui, il resterait moins d’une dizaine de ces grands coqs de bruyère sur l’ensemble du massif. Mais pour le groupe local Tétras Vosges, qui assure son suivi depuis une cinquantaine d’années, il est pour le moment hors de question de soutenir les populations par des lâchés d’oiseaux comme le propose un projet un renforcement piloté par l’État (5). « Nous avons affirmé, et nous continuons de dire, qu’une réintroduction serait inutile et inefficace dans la mesure où nous ne sommes pas parvenus à enrailler le déclin de l’espèce », expliquait en novembre 2022 Michel Munier, célèbre naturaliste vosgiens, lors du festival international de photographie animalière de Montier-en-Der (Haute-Marne). Pour le groupe local, avant d’entamer un tel programme de réintroduction, il est surtout urgent de sanctuariser les zones où subsistent ces rares individus afin d’éviter tout dérangement et assurer leur survie.

Sauver le sauvage

Pour permettre à la faune de reconquérir de nouveaux espaces préservés, associations et collectifs citoyens mettent leurs cœurs à l’ouvrage. Ainsi, la désormais célèbre Association pour la protection des animaux sauvages (ASPAS) a acheté et sanctuarisé plusieurs terrains, d’une superficie totale de 1 224 hectares, afin de « les rendre à la nature », sans chasse, ni coupe de bois. L’accès y reste autorisé à un public désireux de découvrir les réserves et leurs habitants, à condition de rester sur les sentiers et de respecter leur tranquillité. Une initiative qui en a vu fleurir d’autre comme Wild Bretagne sur le point d’acquérir 18 000 m² de forêts à Plouëc-du-Trieux (Côtes-d'Armor).  Objectif : « fournir un refuge aux animaux sauvages et faire des forêts un bien commun, où l’humain doit se faire discret pour observer les autres manières d’être vivant », présente l’association sur son site. « Notre seul rôle dans ce réensauvagement, indique Gibert Cochet, c’est de lever les obstacles au sauvage pour qu’à terme nous n’ayons plus besoin d’intervenir. » Ne pas entraver les cours d’eau, supprimer les clôtures, laisser des arbres âgés en forêt... « Les milieux naturels n’ont pas besoin de nous pour fonctionner correctement », insistent à l’unisson les spécialistes. Pour le naturaliste Pierre Rigaux, « établir des réserves qui protègent véritablement les animaux est un bon début. Mais il faut aussi et surtout protéger les espaces ordinaires, l’environnement du quotidien, pour que la faune sauvage puisse y passer ou y vivre sans encombre. »

Réensauvager l’ordinaire

Car – et c’est tant mieux pour nous ! – la faune sauvage ne se cantonne pas aux rares bastions protégés des activités humaines. « Les grands ongulés sauvages sont revenus et ont colonisé bon nombre d’espaces », décrivent les Kremer-Cochet. « Bien qu’ils restent très craintifs en France, car malgré tout nous sommes des adeptes de la pétoire ! », ajoute Paul Arnould. Et maintenant c’est au tour des grands prédateurs, maillon indispensable pour des écosystèmes complets, de faire leur grand retour. Selon l’OFB, leur présence couvrirait environ 8,2 % du territoire. Pas de quoi crier au loup, mais les conflits sont déjà là. Autant que créer des réserves, réaménager les espaces anthropisés est donc une priorité « pour que la faune sauvage puisse non pas y vivre, mais au moins s’y déplacer librement et sans risque ou conflit avec nos activités, complète Béatrice Kremer-Cochet. De là, nous pourrons reprendre une posture de simples observateurs ». « La nature a toujours tendance à déborder, et c’est de cela dont nous devons profiter : les bienfaits qu’elle procure seule, sans notre aide », promet Gilbert Cochet.

Plus d’infos : rewildingfrance.org

À lire :

L’Europe réensauvagée. Vers un nouveau monde, Gilbert Cochet et Béatrice Kremer-Cochet, Actes Sud, 2020.

La nature a-t-elle encore une place dans les milieux géographiques ?, sous la direction de Paul Arnould et Éric Glon, Ed. de la Sorbonne, 2005.

 

 

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