Pascal Brice : « Il faut dissocier politique de l’asile et politique migratoire »

Publié le ven 22/03/2019 - 10:01

Des migrants en Hongrie durant la crise migratoire de 2015. © Gémes Sándor/SzomSzed

Recueilli par Nicolas Troadec

Pascal Brice a été pendant 6 ans le directeur de l’Office français de protection des réfugiés et des apatrides (Ofpra). Il a écrit un livre, Sur le fil de l’asile, édité chez Fayard, où il livre un témoignage de son expérience pour, dit-il « contribuer à la réflexion à travers le caractère exemplaire, inspirant, du réel et de l’action ». Il est également membre du comité d'accompagnement du projet Migrations en questions, qui vise à apporter des "réponses objectives" au questions liées aux migrations. A ce titre, le 23, 24 et 25 avril, auront lieu les Rencontres de Migrations en questions, desquelles Sans transition ! est partenaire, à Vaison-la-Romaine (84), Lunel-Viel (34) et Marseille (13).

 

Pourquoi avoir eu envie de raconter vos 6 années de mandat dans un livre ? Etait-ce un besoin, après une expérience particulièrement marquante ?

C’est à la fois parce que c’était marquant, mais aussi parce que j’ai été frappé, pendant ces six années, par ce que j’ai très vite ressenti comme un abîme, en ce qui concerne l’accueil des réfugiés, entre la réalité sociale du pays, qui est plus complexe et plus riche que ce que laissent penser les discours politiques, souvent simplistes. J’ai voulu livrer un témoignage et non un prêt-à-porter politique. C’est un récit. Parce que je crois beaucoup à l’idée que ce qui compte, dans l’action administrative et politique, c’est le réel. C’est donc d’abord le récit des multiples mobilisations (de fonctionnaires, de travailleurs sociaux, de bénévoles associatifs...), les portraits des demandeurs d’asile et des réfugiés, de ceux qui travaillent à leur accueil. Et aussi de ce qui traverse le tissu social, des doutes et des interrogations dans un moment de crise sociale et identitaire.

L’accueil des demandeurs d’asile est une question, je crois, vitale pour notre propre humanité : que serait une société qui n’accueillerait plus les persécutés ? Je crois que le débat public est simpliste, j’en suis même sûr. Et nous sommes dans des temps où il y a une déconnexion croissante entre le réel et le politique. Je souhaite que ce livre puisse contribuer à la réflexion à travers le caractère exemplaire, inspirant, du réel et de l’action.

Vous souhaitez aussi continuer de pourfendre l’idée de « submersion migratoire » ?

Oui bien sûr, ça fait partie de cette volonté de donner à voir le réel, face aux fantasmes : l’idée qu’on serait submergé ne correspond pas à la réalité. J’ai aussi voulu montrer que l’accueil des réfugiés n’est pas non plus un long fleuve tranquille. Et qu’on avance quand on fait cet accueil dans le strict respect du droit, de manière ordonnée, en faisant en sorte qu’il y ait la place pour tous les acteurs.

Avec du recul, comment analysez-vous le fait que vous n’avez pas été reconduit à la tête de l’Ofpra ? Etait-ce une tentative du ministère de l’Intérieur de reprendre la main sur cet office ?

Je crois que j’ai touché aux limites, au bout de 6 ans, de ce que je pouvais faire à la tête de l’Ofpra, dans le système tel qu’il est organisé. Ce dernier a plusieurs caractéristiques. D’abord, la politique de l’asile est confiée aux mêmes autorités qui gèrent la politique migratoire, c’est-à-dire le ministère de l’Intérieur. Or, la politique migratoire est restrictive depuis plusieurs décennies et elle est toujours prioritaire. L’asile ne vient qu’en second rang des priorités. Elle devient même une variable d’ajustement lors des phases de tensions migratoires réelles ou supposées. En outre, ce ministère a une tendance naturelle à être dans des politiques de dissuasion : il ne faut pas que les conditions d’accueil soient trop bonnes, sinon ça fait un « appel d’air », à leurs yeux. Dernier élément : l’impensée de la politique migratoire. Il faut impérativement dissocier l’asile de la politique migratoire. J’ai voulu porter la politique de l’asile avec l’indépendance absolue de l’Ofpra, telle que la loi la prévoit. Mais, en l’absence de réelle politique migratoire, l’asile est sous pression. Au bout de 6 ans, j’ai sans doute atteint les limites, dans ce contexte. Il était donc logique que je passe la main. Il faudra changer ce système, dissocier la conduite de la politique de l’asile et de la politique migratoire, s’ouvrir à tous les acteurs, sur les territoires. Et dans l’attente, préserver l’acquis de l’indépendance de l’Ofpra.

Le règlement Dublin* doit-il évoluer ? Où en sont les travaux à ce sujet ?

Je ne suis pas très rassuré : nous sommes dans une situation étrange. A peu près tous le monde a pu comprendre que le règlement Dublin a des effets dévastateurs. On le voit en Italie, mais aussi en France, avec des demandeurs d’asile en attente, pour rien, pendant des mois. On sait que ça ne marche pas. Et, au niveau européen, les négociations conduites par les ministères de l’Intérieur (au sein du Conseil de l’Union européenne, ndlr) restent très axées sur ce règlement-là. Or, je montre dans le livre que nous avons contribué à mettre en œuvre des systèmes alternatifs : protéger les personnes dans les pays de transit pour les réinstaller en Europe ; instruire la demande d’asile à l’arrivée dans les ports européens, comme on l’a fait avec l’Aquarius... Il devrait s’y ajouter une agence européenne de l’asile, indépendante comme l’Ofpra. Mais tant qu’on est dans Dublin, on est dans des stratégies avec un manque de solidarité avec les pays d’arrivée, on provoque du désordre au détriment de tout le monde. Il y a urgence à évoluer au niveau européen, mais là on a un conservatisme très fort.

Êtes-vous familier des conditions d’accueil en Provence et comment les améliorer ?

Je connais la situation, j’ai pu en parler avec Cédric Herrou notamment ou avec les responsables de Forum réfugiés. Il y a une particularité à cette région, qui n’est pas celle qui accueille le plus durablement les demandeurs d’asile en France. C’est plutôt une région de passage. Mais comme partout, il faut pouvoir organiser cet accueil. Il faut que quiconque souhaite demander l’asile puisse le faire et puisse être hébergé dans de bonnes conditions, intégrer ceux qui sont reconnus réfugiés et que ceux qui n’ont pas le droit au séjour soient reconduits.

Une fois qu’un demandeur d’asile a obtenu le statut de réfugié, les conditions d’accueil s’améliorent-elles ?

C’est l’un des grands enjeux. Je pense qu’on a beaucoup progressé sur la phase Ofpra en termes de protection et les délais d’instruction se sont réduits à 3 mois. Mais des difficultés demeurent, dont l’accès à la procédure, lié à Dublin et aux délais dans les préfectures. Et puis il y a tout le problème de l’intégration des personnes reconnues réfugiés : on s’est depuis longtemps basé sur l’idée que l’intégration se faisait toute seule. Mais on a de vraies difficultés, et la nécessité d’avoir une intervention des politiques et des citoyens. C’est là que l’état devrait intervenir, en termes de logement, d’apprentissage linguistique, de formation professionnelle, de partage des valeurs républicaines.

Attendez-vous quelque chose des élections européennes sur la question des politiques migratoires ?

Ce que j’aimerais, c’est que ces élections nous évitent l’énième répétition des approches simplistes : le déni des difficultés, ou l’hystérie sur la peur de la submersion, voire à l’inverse, l’idée qu’il faut accueillir la terre entière, dans le désordre. Ces discours-là ne correspondent pas à la réalité et desservent la capacité de l’Europe à mettre en place des politiques migratoires et respecter le droit d’asile. Des solutions existent, nous les avons pratiquées. C’est notamment pour cela que j’ai écrit ce livre.

On parle de centaine de millions de réfugiés climatiques dans les décennies à venir, est-ce que les gouvernements des pays riches en ont pris pleinement conscience et s’y préparent-ils ?

Je pense qu’il faut faire attention aux annonces prophétiques : elles sont rarement confirmées. Ce qui me paraît vrai, c’est qu’il y a le réchauffement climatique et des déplacements à venir. Il est très probable que cela ait déjà lieu. Le risque est que cela s’amplifie, et donc il faut qu’on s’y prépare au niveau international et européen, y compris sur le plan de l’évolution du droit. Il faut donc engager une réflexion sur notre capacité à accueillir des déplacés sur une politique distincte du droit d’asile – ne touchons surtout pas dans le contexte international actuel à la Convention de Genève. Construire du droit international , européen et national pour répondre à ce défi, comme d’ailleurs de la migration économique légale, fait partie des enjeux d’avenir.

*Selon ce règlement européen, en pratique, le pays d'entrée dans l'Union européenne est responsable de l'instruction de la demande d’asile et rendra la décision finale. Voir aussi la vidéo explicative de Migrations en questions.


Plus d'infos :

www.migrationsenquestions.fr

Voir la vidéo de Pascal Brice sur le site de Migrations en questions, qui donne les chiffres de l'asile en France.

 

Garantissez l'indépendance rédactionnelle et financière de Sans transition !