[INTERVIEW] Société post-pétrole : Redessiner les fondations du vivre-ensemble

Publié le sam 26/03/2022 - 11:00

Propos recueillis par Magali Chouvion

Lorsque toute une société s'est bâtie sur l'or noir, sa fin provoque immanquablement un bouleversement des rapports sociaux. Julien Vidal, auteur et conférencier, Arthur Keller, ingénieur et systémicien, et Rob Hopkins, initiateur du mouvement des Villes en transition, réfléchissent à une nouvelle société bâtie autour du vivre ensemble, sur les ruines du monde d'avant. Vaste défi pour notre humanité, désormais au pied du mur.

Avec l’effondrement annoncé du pétrole, c’est toute la société qu’il nous faut rebâtir. Dans ce contexte, comment imaginer un avenir commun et partagé ?

R. Hopkins : Pour que les choses se passent bien demain, nous devons prendre le temps d’imaginer un monde post-pétrole dès aujourd’hui. Si on ne fait pas cet effort, il ne pourra en résulter que des issues terrifiantes. Car les tendances actuelles nous laissent entrapercevoir des conflits et des divisions. Ainsi, aux États-Unis, les républicains trumpistes n’envisagent pas du tout un monde post-pétrole qui mettrait l’accent sur le vivre ensemble. C’est à nous d’anticiper le futur que nous voulons. Avec le pétrole bon marché, on a mis en place un système économique dans lequel il est logique de faire pousser des pommes en Angleterre, de les envoyer en Afrique du sud pour les nettoyer puis de les revendre en Angleterre. Et les absurdités dans ce genre sont nombreuses. Devenons des concepteurs sociaux qui prennent en compte ce que nous impose la nature.

J. Vidal : Je dirais même que le changement est en marche. Nous sommes en train de remplacer le monopole du capitalisme/libéralisme par une permaculture des solutions. Nous pouvons bâtir une société plus déstructurée et proche du vivant car interdépendante et beaucoup moins monolithique, qui nous permettrait de nous adapter au chaos climatique. Cette co-construction passe par le ralentissement et le ré-ancrage au niveau territorial. Nous avons cette opportunité. Et c’est très enthousiasmant malgré tous les soubresauts qu’annonce ce changement de mode de vie. L’objet de mon podcast 2030 glorieuses, c’est faire en sorte que ce récit advienne le plus vite possible.

A. Keller : Divers changements sont en cours. Certains sont enthousiasmants en effet, d’autres nettement moins. Il me semble que les sociétés occidentales sont aujourd’hui clivées entre deux évolutions principales ancrées dans deux grandes familles d’imaginaires de l’avenir : les imaginaires continuistes et ceux du recroquevillement communautaire. Les premiers consistent à s’accrocher au système, au modèle, aux modes de vie actuels, quoi qu’il en coûte, et entretiennent la mythologie selon laquelle un prolongement linéaire serait possible moyennant quelques aménagements. Les tenants des visions du monde qui entrent dans cette catégorie s’exposent à de sérieuses désillusions. En effet, les tentatives de perpétuation du système actuel vont rapidement se heurter à la fin inéluctable du pétrole bon marché abondant, en plus du mur des limites planétaires. Les seconds imaginaires, ceux du repli d’un « nous » contre des « eux », nous préparent un monde haineux, inique, barbare, où tout le monde sera perdant. À nous, dès aujourd’hui, d’inspirer l’essor d’une troisième famille d’imaginaires dans laquelle une descente énergétique et matérielle digne est possible si on la planifie et la pilote au lieu d’attendre de la subir. Et si l’on accorde une place prépondérante à la régénération écologique et à l’amélioration qualitative des modes de vie. L’émergence et la diffusion de telles perspectives peuvent faire la différence lors des points de bascule à venir : quand les gens se retrouveront désemparés parce que la branche sur laquelle ils sont assis sera en train de céder, leur réaction changera du tout au tout s’ils ont l’option de se rattraper à une branche nouvelle, un rameau ne portant pas les bourgeons de la dystopie néofasciste (celle-ci étant tapie en embuscade derrière les refrains identitaires-autoritaires-sécuritaires captieux qui rythment les consternants débats pré-présidentielle que l’actualité nous inflige).

Beaucoup, des artistes notamment, insistent sur l’importance du story telling dans cette construction. Qu’en pensez-vous ?

JV : Le constat je le partage : de manière empirique on vit tous à travers des histoires. Cette idée de l’imaginaire est fondamental. Et par le passé des personnes ont pu imposer leurs idées parce qu’elles voyaient au-delà de leur situation présente. Je pense notamment à toutes celles qui ont vu au-delà de l’esclavagisme ou du vote exclusivement masculin. Et pour ma part, je me suis rendu compte qu’il y avait aussi des histoires auxquelles je ne voulais plus croire : la réussite personnelle dépend de la taille d’une maison ou d’une voiture par exemple.

Ce qui nous fera changer, ce n’est pas la lecture froide d’un rapport d’experts. Depuis les années 70 et le rapport Meadows1, on essaie d’adapter le modèle actuel. Avant c’était par envie, maintenant c’est par paresse, par peur, par défaut. Je me demande à quel point critiquer le système n’est pas continuer à le légitimer. Le critiquer n’est plus suffisant, il faut le rendre obsolète.

Le futur, ce n’est pas la vie sans pétrole, c’est la vie avec du temps, avec du faire ensemble... le pétrole n’est pas une finalité mais un moyen.

RH : Effectivement, on ne peut pas bâtir quelque chose si on ne l’imagine pas au préalable. Notre société et notre culture sont pleines de récits d’effondrement et de dystopie. Mais peu d’histoires font la part belle à des issues heureuses. J’aime à ce propos citer Sun Ra, un jazzman noir américain absolument fabuleux : « On a tenté le possible et on a échoué. Maintenant, je voudrais tenter l’impossible. » Lui s’est servi de sa musique pour illustrer son récit sur les afro américains, que ce soit dans leur passé comme dans leur avenir. Et dans le mouvement Black live matter, une pancarte disait : « je suis allé voir dans l’avenir, et on a gagné. » Là encore, la projection induit une possibilité désirable.

AK : Une chose est certaine, on n’embarque les gens dans une dynamique de changement que s’ils se remettent en question et décident de s’impliquer. Or, cela ne peut se produire que s’ils visualisent un itinéraire bis. Par contre, il ne suffit pas de décrire un plan B stimulant : les gens ont besoin de plus qu’une figuration abstraite, désincarnée, du changement. Ils doivent pouvoir se projeter eux-mêmes dans le changement. S’ils s’imaginent eux-mêmes pouvant accomplir demain des choses motivantes qu’ils n’ont pas la possibilité d’accomplir aujourd’hui, alors la bascule peut s'opérer. Dans cette optique de projection mentale, une mise en récits inspirante est indispensable… mais ne fera pas tout : des femmes et des hommes doivent ouvrir concrètement la voie, montrer qu’il est possible d’organiser des modes de vie post-pétrole émancipateurs car libérés de la course aliénante au toujours-plus. Des pionniers à qui d’autres voudront bientôt ressembler. En outre, les récits ne doivent pas selon moi être anxiogènes, mais ne doivent pas non plus viser la seule désirabilité. Mes travaux m’ont amené à penser que si la peur seule pétrifie, le désir seul ne bouge pas davantage les foules, ou pas comme il faudrait, et surtout n’éclot qu’en ceux qui sont déjà convaincus ou pré-convaincus. On tourne vite en rond dans un entre-soi. Il me semble qu’une des clefs de la mise en mouvement massive réside dans une articulation habile des deux : une mise en scène contrastée de l’épouvantable ET de l’enthousiasmant pour sublimer ce dernier en une potentialité mobilisatrice.

Quels sont, selon vous, les grands enjeux de ce futur désirable ?

RH : Ce qu’il nous faut, c’est réfléchir de manière plus holistique à cet avenir désirable. Par exemple, s’il advient une crise de la santé mentale, il faut nous attaquer à tous les problèmes en lien avec le sujet : la biodiversité, du transport, de l’alimentation... et en discuter ensemble.

D’autres sujets, pris séparément, sont aussi essentiels. La démocratie, telle qu’elle existe aujourd’hui, ne permet pas d’imaginer un avenir désirable. La prise de décision doit se faire d’avantage sur le terrain et près du peuple. Nous avons aussi su créer un système économique qui génère de l’isolement, nous devrions savoir créer un système économique qui produit de l’interdépendance et de la solidarité.

JV : Pour répondre à la question des enjeux, nous devons aussi développer les indicateurs qui nous permettrons de mesurer ces 2030 glorieuses. Ce qui fait le sel de nos vies est très difficile à mesurer. Le PNB est souvent cité mais il n’est qu’un exemple. Quid du lien intergénérationnel ? De la capacité des entreprises à assurer d’autres croissances que l’économie ? De la régénération du vivant ? De nos apports aux éco-systèmes ?... même les mots nous manquent. De matière idéologique, on se retrouve obligé de mesurer notre seule réduction de CO2, alors qu’on pourrait prendre en compte la croissance sur d’autres indicateurs qui ont plus de valeur. Et c’est en analysant l’évolution de ces indicateurs que nous pourrons mesurer notre réussite.

AK : Il est nécessaire de jouer sur plusieurs tableaux simultanément : s’adresser à la pensée cartésienne et organisatrice, avec la mise en place d’indicateurs enfin pertinents et une méthode rigoureuse d’évaluation des évolutions… mais également faire vibrer le plan émotionnel, en mobilisant des registres affectifs variés. Le futur proposé, ainsi rendu désirable et presque palpable, doit permettre de répondre à de nombreuses questions, mais surtout de poser des questions fondamentales : de quoi avons-nous véritablement besoin ? Que voulons-nous conserver, que voulons-nous cesser, à quoi sommes-nous prêts à renoncer, que souhaitons-nous créer de nouveau ? Comment orchestrer la synergie entre acteurs du changement aux philosophies, postures et radicalités différentes ? Comment s’assurer de la cohérence systémique de la transformation, afin que la gestion d’un problème à un endroit ne nuise pas ailleurs ?

Comment vivrons-nous ensemble, selon vous, dans ce monde post-pétrole ? Comment s’organisera la société (rapports des forces en présence? fin de la lutte des classes ? )

AK : Je me garderai bien de m’exprimer au futur simple de l’indicatif. J’ignore de quoi demain sera fait, je sais juste qu’il existe encore une marge de manœuvre pour influencer ne serait-ce qu’un peu le cours des choses – même si, attention, l’avenir ne se pétrit pas à notre gré comme un pâton : on n’a prise que sur certaines choses. Parmi ces dernières, les gens peuvent développer, un peu partout à l’échelle territoriale, une capacité d’auto-organisation collective en cas de plantage du système – ce qu’on peut nommer la résilience globale des territoires ; il est possible d’instaurer des gouvernances coopératives des Communs et d’inciter tout le monde à participer à des chantiers de revitalisation écologique et/ou socioculturelle. Mon interrogation persistante au cœur de tout ça : l’homme est-il capable de s’empêcher de faire quelque chose qui est à sa portée, au nom d’un idéal qui le dépasse ? Peut-il concevoir le monde autrement que comme un terrain de domination ? Avec les délitements en cours (surenchère des hubris, pathologies civilisationnelles, perte de repères et de valeurs…) ça reste à démontrer. Voilà pourquoi c’est précisément, je crois, ce que nous proposons ici : la mise en œuvre d’une démonstration. Afin de redonner de l’oxygène, d’insuffler un espoir puissant car basé cette fois sur une appréhension lucide des possibles.

JV : Quand je pense vivre-ensemble, je pense d’abord à la démocratie. Et celle-ci ne peut fonctionner que si la solidarité est respectée. Et donc la redistribution économique. Aujourd’hui, notre modèle repose sur l’inégalité systémique et économique. La justice économique doit advenir pour que les personnes dans l’illégalité ne le soient plus. Recréons une base saine. Car tant que 10 millions de Français seront dans une situation économique qui ne garantit pas leurs besoins primaires, l’autre sera toujours vu comme un opposant et non pas comme un allié.

J’insiste aussi sur l’importance de la prévention. Que ce soit dans le domaine de l’économie, mais aussi de la santé et de l’éducation.

RH : D’abord, il faut reconnaître qu’aujourd’hui les forces du capitalisme néolibéral sont très présentes et puissantes et ne sont pas conçues pour partager ce dont nous avons besoin. Dans un monde post-pétrole, les ENR sont en cela un espoir : elles permettraient aux communautés une plus grande capacité de gestion et de partage de l’énergie que cela est possible avec les énergies fossiles. En Allemagne ou au Danemark, la majorité des projets d’ENR sont citoyens. Dans le domaine de l’alimentation, on voit aussi un bouleversement dans la façon dont sont organisées les choses en France. Sodexo n’a plus l’apanage des contrats une fois qu’ils sont révolus dans de plus en plus de communes. Des terrains municipaux qui sont mis à profit d’une production maraîchère locale. Le potentiel existe mais ces modèles devraient être amplifiés à plus grande échelle.

Quelle gestion imaginez-vous pour les éléments vitaux ? (eau, air, énergie, nourriture, santé, éducation...) - accès à chacun à ces éléments vitaux ?

RH : D’abord nous devons reconnaître l’importance des besoins universels ou biens communs. Nous rendre compte que s’agissant de ces éléments vitaux, ils devraient passer du privé au public et si possible directement dans les communautés. C’est que que font certaines villes en passant leur eau en régie municipale. S’agissant de la santé, il nous faudrait un système public de santé comme l’était le NHS ( le National Health Service est le système de la santé publique du Royaume-Uni. Mis en place par le gouvernement travailliste de Clement Attlee en 1948, il répond à trois principes : répondre aux besoins de chacun, être entièrement gratuit et être basé sur les besoins médicaux et non sur la capacité du patient à payer, NDLR) avant qu’il ne soit démantelé. La santé pour tous, ce devrait être un droit universel. Enfin, le système éducatif devrait être revu de fond en comble afin apporter aux jeunes ce dont ils ont besoin pour affronter le changement climatique. Ils souffrent aujourd’hui d’éco-anxiété et personne de leur répond ! En réalité, il faudrait revoir tous les pans de la société sous le prisme de l’urgence climatique.

AK : La question est trop vaste, aussi je prends le parti de vous renvoyer au programme2 dont j’ai été l’architecte en 2017 : il contient de nombreuses réponses possibles, et des questions aussi. Concernant l’accès aux ressources et services vitaux, il faut d’abord assurer qu’ils seront produits malgré un contexte qui sera de plus en plus tumultueux : voir par exemple le rapport Vers la résilience alimentaire des Greniers d’abondance, le récent mémento de The Shift Project ou les formations à la résilience territoriale que Stéphane Linou et moi donnons aux élus. Une fois ces ressources et services produits, il faut faire en sorte que tout le monde y ait accès pour assurer à chacun un socle vital décent : accès gratuit garanti aux premiers litres d’eau potable, kilowattheures d’électricité, mégaoctets d’information, aux transports en commun, aux denrées de base3.

JV : Pour l’économiste Gaël Giraud, « les communs sont à la fois ce qu’il y a de plus ancien dans l’humanité mais aussi de plus neuf à inventer pour le XXIe siècle ». Autrement dit, il va falloir revenir à des communs qui soient beaucoup plus larges qu’actuellement. Avec des voitures mises en commun par exemple. Ce qui importe, c’est ce que produit le bien et pas le bien en lui même. Car le produit est aussi justificateur de classe. Mais pour cela il va falloir justifier de ce qui nécessite une gestion commune. Et éventuellement le proposer gratuitement.

Vous citez de nombreux exemples d’actions mais celles-ci restent minoritaires. Pensez-vous que nous attendrons bientôt le « point de bascule » ?

RH : J’étais à Glasgow pour la Cop26. Et dans les conférences que je faisais à l’époque, je parlais des 5 étapes du deuil décrites par la psychiatre Elisabeth Kübler-Ross : le déni, la colère, la négociation, la dépression et l’acceptation. Or les grandes compagnies comme Total, Sodexo et autres, en sont encore au stade de la négociation. Elles vous disent par exemple : « des voitures électriques très bien, mais avec des aéroports et de la viande à chaque repas. » Ça ne tient pas ! Nous devons absolument parvenir à ce stade d’acceptation dans lequel on réalise que le changement climatique est tel qu’on doit tout changer à nos vies. La clé réside dans le fait de susciter l’enthousiasme pour ce monde que l’on veut reconstruire. Et on va y arriver par nos efforts.

AK : D’après moi, le point de bascule arrive en effet… mais pas celui qu’on croit. Les actions restent minoritaires pour l’instant, c’est pourquoi le premier enjeu vital réside dans l’extension de la minorité transitionnante : dupliquer, décliner, décupler. Mais je ne crois pas un seul instant qu’une masse critique puisse être atteinte qui soit suffisante, dans les sociétés actuelles, pour entraîner un point de bascule général. Par contre, je crois qu’étant donné que nous échouons collectivement à nous remettre en question, des points de bascule vont advenir, oui, mais qu’ils vont être subis. Dans cette perspective, le second enjeu vital est d’avoir atteint, d’ici là, la masse critique qui suffira à ce moment-là pour inciter un maximum de personnes à basculer du côté de la résilience et de la dignité collectives plutôt que de celui de la brutalité permanente : c’est ma théorie du rameau déjà évoquée.

JV : Nous sommes en pleine période présidentielle. Normalement, on devrait discuter de ce qui est central pour nos vies pour le futur : comment assurer nos conditions de base sans être trop affectés par le changement climatique et l’effondrement de la biodiversité. On devrait écrire ensemble ce sur quoi travailler pour nous rendre heureux. Et malheureusement ce qu’on active, c’est la peur de ne plus gagner sa vie, d’être en mauvaise santé... Le simple prisme économique doit absolument être dépassé mais ce point est délicat. Car il est nécessaire pour garantir les conditions de base de la vie, mais insuffisant au passage de l’humanité parmi le reste du vivant.

Et notre lien avec la nature ? Avec le vivant ? Comment pensez-vous qu’il va évoluer ?

JV : J’invite toutes les personnes qui le peuvent à réfléchir à ce qui les rend vraiment heureux. Qu’est-ce qui les rend profondément vivants ? Lorsque l’on est au service d’une cause qui nous dépasse, lorsque par notre action la planète est dans un meilleur état que quand on l’a trouvée, ou quand on on trouve que la terre est belle. L’humanité est suffisamment imprévisible pour nous surprendre. Dans le mauvais mais aussi dans le bon sens. Je lui fais confiance pour se montrer à la hauteur des enjeux à condition qu’on lui en donne la possibilité. Il nous faut faire advenir ces 2030 glorieuses.

RH : Pour ma part, ce dont je rêve, c’est d’un monde post-pétrole dans lequel l’humanité prendrait conscience de son besoin d’humilité. Car l’être humain fait partie de la nature mais n’est pas l’espèce dominante. Nous avons besoin de réesauvagement, notamment dans les villes, ce dont de plus en plus de personnes sont conscientes.

J’espère aussi que dans ce monde post pétrole, l’être humain ralentira. Et le premier confinement a pu nous montrer à quel point il est important de s’arrêter et de regarder le monde autour de soi. Plus on ralentit, plus on regarde le monde autour de nous, plus on se rend compte de l’importance de le chérir. Et plus notre compassion envers l’autre augmente aussi. À partir de cet émerveillement de la nature, on pourra forger nos systèmes alimentaires, de construction, énergétique... et on revient à la notion de récit. Je voudrais que ce ralentissement nous permette de nous poser les bonnes questions qui commencent par Et si.

AK : Je m’interdis de spéculer quant au potentiel de bienveillance de l’humanité. Beaucoup va dépendre du contexte et du cadre, de si nous parvenons à les faire évoluer en amont de la bascule. Je n’ai pas la moindre idée de si notre lien au reste du vivant s’altérera. Mais ce dont j’ai la conviction profonde, c’est qu’à l’heure où, pour la toute première fois, l’humanité a saturé la Terre de ses activités et en détériore irrémissiblement l’habitabilité, nous sommes collectivement voués à l’hécatombe partout où nous persisterons dans notre volonté primitive de domination. L’heure est venue d’un réveil culturel voire anthropologique : face aux adversités communes, sagesse du recentrage autour de ce qui compte vraiment, bon sens de la mesure, décence de la solidarité entre collectivités humaines mais aussi avec nos compagnons de biosphère, respect pour ce qui est autre, « humanité » avec les vulnérables. Il existe en anglais une nuance sémantique dont hélas la langue française, Rob le sait peut-être, est dépourvue : les anglophones font la distinction entre les adjectifs human (« qui appartient à l’espèce humaine ») et humane (« qui est sensible à la pitié, secourable, bienfaisant »). L’humanité saura-t-elle devenir humaine dans ce dernier sens ? Fera-t-elle preuve de l’élan d’âme décisif pour relever ce défi sur elle-même ?

Note de bas de page :

1Les Limites à la croissance (dans un monde fini) (The Limits to Growth) — connu sous le nom de « Rapport Meadows », du nom de ses principaux auteurs, les écologues Donella Meadows et Dennis Meadows — est un rapport appuyé par le Club de Rome et publié le 1er octobre 1972 qui est une des références des débats et critiques qui portent sur les liens entre conséquences écologiques de la croissance économique, limitation des ressources et évolution démographique.

2Arthur Keller a été référent du programme de l’équipe de Charlotte Marchandise lors des élections présidentielles de 2017.

3voir notamment la proposition de dotation inconditionnelle d’autonomie et le projet de sécurité sociale de l’alimentation

Garantissez l'indépendance rédactionnelle et financière de Sans transition !