[GRAND ENTRETIEN] Charles et Perrine Hervé-Gruyer : « Proposons des systèmes agraires solidaires »

Publié le ven 14/05/2021 - 09:54

© Ferme du Bec Helloin

Propos recueillis par Julien Dezécot

Entretien avec Perrine et Charles Hervé-Gruyer, co-fondateurs de la Ferme du Bec Hellouin, référence française en permaculture basée dans l’Eure, en Normandie. Ils sont notamment les co-auteurs du livre Vivre avec la terre, édité chez Actes Sud.

Comment en êtes vous arrivé à cofonder en 2004 la ferme normande du Bec Hellouin ?

Perrine :

Avant de devenir maraîchère, j’exerçais comme juriste internationale en Asie, je voyageais entre Tokyo, Hong Kong et Shanghai, dans une start-up des télécoms. Une aventure exaltante, faite d’ouverture aux autres, en tant que citoyenne du monde. Puis j’ai eu envie de changer de vie.

Mon rêve tournait autour de l’autosuffisance alimentaire pour notre famille, avec l’idée de se nourrir sainement. Je ne voulais plus m’approvisionner dans un supermarché. Charles m'a également partagé son rêve de devenir maraîcher. Au départ, ce n’était pas le mien, je résumais cette activité à vendeuse de légumes. Je lui ai dit : « Commence et on verra… »

J’avais peur de m'ennuyer : semer, désherber, récolter ne m’attirait pas… Puis j'ai découvert la magie de travailler avec la nature. Contrairement à ce que j’imaginais, ceci n'a rien de répétitif. On a finalement commencé en agriculture bio dès 2006. Le cheval a remplacé le tracteur, puisqu’on voulait vivre sans pétrole ! Peu à peu, nous avons acquis une vision écosystémique de notre environnement, grâce à la permaculture.

Charles :

J'ai eu la chance de découvrir la navigation très tôt. À 21 ans, j’ai acheté mon premier bateau et me suis formé au métier d’éducateur ! Puis, j’ai navigué en voilier (Fleur de Lampaul), en participant à des expéditions éducatives à travers le monde entier, avec des enfants en difficulté. On partait à la rencontre des peuples racines, pour comprendre comment ils habitent aussi bien leur environnement. Cette expérience de 15 années éblouissantes avec les Papous, Amérindiens, Aborigènes, aux côtés de jeunes enfants, m'a bouleversé.  J’y ai vu un rapport intime, sensoriel et spirituel avec la nature. On était des nomades des mers, j'admirais leur ancrage dans un territoire. En 2001, j'ai vendu mon bateau, j'avais mes filles, j'avais envie de passer à autre chose. J’ai voulu devenir paysan car la ferme est aussi un espace de liberté où tu peux choisir ta propre aventure. Avec Perrine, on a décidé d'y créer notre histoire.

On avait l’intention forte de vivre avec la nature. On était citadins, zéro bagage agricole, nous n’avions même jamais visité une ferme… Bref, des néophytes complets ! Mais cette intention nous guidait comme une boussole. Cette intention a transformé le paysage et nous a donné un cap.

Mais du rêve à la réalité, il n’y a pas toujours qu’un pas…

Perrine

Notre rêve a vite été rattrapé par la réalité économique. C’était très enthousiasmant de planter des arbres et de perfectionner nos connaissances mais il a fallu gagner notre vie. On a cru que passer de jardin familial au métier de maraîcher serait simple… Or cela n’a rien à voir. Devenir maraîcher demande beaucoup d’organisation et nécessite aussi une connaissance et technicité incroyables, mettant en jeu le sens de l'analyse de manière constante. Le maraîcher vit avec son milieu, évolue avec lui… Il nous a fallu nous former pour y arriver. En parallèle, nous avons ouvert la ferme au public pour partager notre expérience et organiser des formations, deux activités qui ont permis de tenir le cap économique.

Comment avez-vous dépassé les difficultés pour y arriver ?

Charles

Au départ, notre sol était impropre au maraîchage car très peu profond… Ces fonds de vallée n'avaient jamais été cultivés. On sentait les outils qui raclaient les cailloux. En 2006, il n’ y avait que 0,4 % de bio ici, pas de marché local dédié ! Grâce à internet, nous avons rapidement pu avoir accès à de très nombreuses connaissances et aux publications scientifiques. Nous avons désormais plus de 1000 livres dédiés à la nature, l’agriculture et la permaculture, que nous pratiquons depuis 2008. À l’époque il n’y avait qu’une seule ferme qui la pratiquait, dans le sud de la France. On avançait sur une presque page blanche. On a découvert la micro-agriculture bio intensive (grâce à Elliot Coleman et John Jeavons). Ces pionniers y avaient déjà travaillé depuis 40 ans. Leurs travaux nous ont notamment renvoyés aux jardiniers maraîchers parisiens du 19e s.

Perrine

Parallèlement, on s’est connecté au monde de la recherche. Très vite, de nombreux agronomes sont venus à la ferme pour observer nos résultats. On est devenu un objet de curiosité puisque nous avons essayé d'explorer une voie de synthèse dans tous ces travaux, en essayant de nous projeter dans une logique de rentabilité.
Autour de 2009, les pionniers de la bio sont également venus à notre rencontre : Philippe Desbrosses, Pierre Rabhi, Claude Aubert ou encore Marc Dufumier. Ils ne nous riaient pas au nez. 

En 2010, François Léger d’Agroparis tech nous a demandé : en vivez-vous ? C’était difficile de lui répondre car nous ne comptions pas nos heures. Et on ne vivait pas que des légumes. On croyait à cette époque que plus on allait grossir mieux on vivrait… Peu à peu nous avons compris que c’était l'inverse ! Car en micro-agriculture, mieux on œuvre sur une petite surface, mieux on vit.

Jusqu’en 2011, où vous avez réalisé l’étude la plus approfondie jamais réalisée en maraîchage bio en France. 40 mois d’observation et d’analyse, accompagnés d’ingénieurs d’AgroParis Tech. Quels ont été les résultats ?

Perrine et Charles

Les résultats sont tombés en 2014. On a commercialisé 54 000 euros de légumes sur 1000 m2, contre 30000 euros de légumes à l’ ha en moyenne, avec un tracteur. Désormais, après une dizaine d’études, on s'est encore amélioré. Nous travaillons depuis 5 ans à créer une véritable forêt jardin, combinée au micro-maraîchage. Cet écosystème est également très productif !

Depuis le début de l’aventure Bec Hellouin, vous avez formé plus de 5000 personnes à la permaculture, un véritable essaimage en France et en Europe… comment faîtes vous vivre cette dynamique?

Perrine 

Dès 2009, les demandes de formation venaient des particuliers, qui voulaient faire comme nous dans leur jardin. Peu a peu, on est monté en puissance avec des agriculteurs installés et porteurs de projet. 80 % des personnes qui participaient à nos formations venaient pour créer un projet agricole, alors qu’ils représentaient seulement 20 % au départ. Ces gens avaient déjà le foncier, l'envie, la motivation, les fonds, ce qui n’est pas rien pour démarrer… Mais il leur manquait les compétences techniques ! Nous les avons formés et avons écrit avec Charles Vivre avec la terre, pour partager notre savoir théorique et technique avec eux.
Nous gardons contact avec tous ces ambassadeurs de la permaculture sur les territoires. J'assure également une mission d'essaimage au sein de l'institut de la formation bec hellouin que nous avons créé. J'aime accompagner ces projets. Nous pressentons que le mouvement est en train de se développer rapidement.

Quels liens avez-vous avec l’enseignement agricole, qui s’empare peu à peu de la permaculture dans les lycées et autres écoles d’ingénieurs ?

Perrine

L'enseignement agricole s'est emparé du maraîchage bio et de la permaculture. Il y a 4 ans, nous avons été sollicités par le ministère de l'Agriculture pour travailler sur les programmes. La demande sociétale est forte : 80 % des étudiants en maraîchage biologique dans les formations agricoles aspirent à créer une micro-ferme permaculturelle ! Ce chiffre, qui nous vient de plusieurs sources fiables, nous donne de l'espoir !

Charles

Depuis le confinement, il y a plus d’un an, le nombre de sollicitations pour se former est tel qu'on n’arrive pas à y répondre. L’enseignement agricole n’a pas d’autre choix que de suivre cette demande croissante des jeunes souvent citadins, bien formés, en recherche de sens et d’exode rural.

Dans ce contexte sanitaire et face au risque d’effondrement pointé par de nombreux chercheurs, journalistes et politiques comme Pablo Servigne, Agnès Sinaï ou Yves cochet… comment réussissez-vous à garder de l’espoir ?

Perrine et Charles

Lorsque l’on consomme 3,5 planètes et que nous n’en avons qu'une, difficile à terme d’éviter l'effondrement… Concrètement, sur la ferme, on ressent de manière très forte depuis 2019 le changement climatique. De fait, nous sommes inquiets sur la capacité de l'humanité à se nourrir demain dans un tel contexte ! C’est pourquoi nous avons travaillé en accélérant sur la résilience depuis 2019. Autrement dit, la capacité de la ferme à nourrir la communauté locale, face au risque d'effondrement. Cette année, on a arrêté les formations et l’ouverture au public. Nous travaillons tous deux à temps plein à augmenter notre résilience via des programmes de recherche, comme celui de la forêt jardin ou du blé jardiné sur petites surfaces dans une logique de micro-climat.

On cherche à produire notre matière organique, nos semences, pour être le plus autonomes possibles… Notre vocation : rester des paysans avant tout, en œuvrant à l’amélioration continue des connaissances par la recherche, pour préparer cette résilience. Notre espoir se situe dans cette quête.

Si la Politique agricole commune (Pac) ré-orientait vraiment ses aides en faveur d’une agriculture durable de proximité via des micro-fermes, comment utiliseriez-vous ces fonds pour préparer l’avenir ?

Perrine

Je commencerais par montrer qu'une ferme peut être résiliente en eau et en énergie, c’est la base ! Ensuite les semences, puis le blé jardiné pour les protéines… J'aimerais qu'on modélise ce travail pour créer un cadre reproductible. Nous pourrions ensuite proposer des systèmes agraires solidaires : un écosystème de producteurs installés sur une même ferme en coopération pour nourrir de micro-territoires. Si chaque conseil régional investissait dans des fermes expérimentales de ce type, sans exclure les agriculteurs existants, cela faciliterait l’essaimage local, en formant des ambassadeurs. En 10 ans, je suis convaincue qu’on pourrait regagner notre souveraineté alimentaire à l’échelle européenne ! Et former des bataillons d’agriculteurs à ce grand défi alimentaire. Je pense que c’est aussi une question d’organisation, de mobilisation et de volonté partagée.

Charles

Je suis moins optimiste que Perrine mais ce que l’on vit dans la ferme est une formidable raison d’espérer. Car on peut bel et bien imaginer la forme de maraîchage la plus intensive qu'il soit, tout en respectant la nature. La seule limite, ce sont les besoins des végétaux. Les sols s'améliorent sous nos yeux : +10 % de séquestration de carbone par an, des oasis de biodiversité… En somme, restaurer peut se faire vite et bien.
Ce qui m'inquiète, c'est la transition d'un monde à l'autre avec le réchauffement : pénuries, réfugiés climatiques et autres problèmes associés… Nos sociétés risquent de ne pas être prêtes pour répondre à ce défi du siècle à venir.

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