[GRAND ENTRETIEN] Arthur Keller : « Nous allons vivre une grande descente énergétique et matérielle »

Publié le mar 23/11/2021 - 15:00

Propos recueillis par Magali Chouvion

Conférencier, co-auteur de Collapsus et L’effondrement de l’empire humain, deux livres aux noms évocateurs parus en 2020, Arthur Keller nous invite à entrer en résistance contre le système et à construire ensemble un autre rapport au monde et au vivant, pour nous préparer à la grande descente énergétique et matérielle à venir.

Vous travaillez sur l’état du monde naturel et des sociétés. Comment va-t-il, ce monde ?

Le monde ne va pas bien. La plupart d’entre vous l’ont remarqué, même si d’aucuns pensent qu’il y a toujours eu des crises, qu’à certains égards, ce n’est pas si catastrophique et qu’on va s’en sortir. Mais ça, c’est une vue de l’esprit ! Certes, le monde s’est amélioré et s’améliore encore sur quelques points. Mais il existe des dynamiques lourdes qui sont en train de se développer et sont extrêmement délicates pour envisager l’avenir. Que l’on considère le dérèglement climatique, l’érosion de la biodiversité, les états des eaux ou des sols, le monde est en train de se déliter du fait de l’impact de l’humanité. On prélève des ressources, on les transforme pour les utiliser et on rejette des déchets. L’être humain transforme la nature en déchets !

Mais au-delà des chiffres, il y a une autre dimension essentielle à prendre en compte : tout cela se fait dans la douleur. Mon alerte ne concerne pas uniquement une description abstraite, mais une situation sensible qui justifie de s’en occuper.

Concrètement, comment envisagez-vous l’avenir ?

L’avenir n’est pas écrit. Le futur sera ce que l’on va en faire. Chacun de nous peut se projeter et avoir une vision prospective. Nous créons ainsi une multitude de visions du futur, avec une déclinaison culturelle radicalement différente selon nos lieux de vie. Mais malgré ces divergences, des choses absolument inéluctables vont se produire. Nous allons tous et toutes vivre une grande descente énergétique et matérielle, constellée de disruptions écologiques et sociétales. C’est-à-dire que dans les prochaines années et décennies, nous aurons de moins en moins d’énergie et de matière. Et des pénuries. En parallèle, principalement en raison du dérèglement climatique et de l’effondrement de la biodiversité, quelques disruptions (1) écologiques vont se produire. Des écosystèmes vont moins bien fonctionner. Tout cela va créer des implications négatives sur nos sociétés. Ce contexte général va s’appliquer partout, mais à différentes vitesses et à différents niveaux selon les lieux.

Le constat est difficile et pourrait mener, selon vous, au délitement de pans entiers de notre société : biodiversité, énergie entre autres. Est-ce forcément une mauvaise nouvelle ? Ne peut-on pas plutôt y voir quelque chose de positif dans cette nécessaire réinvention ?

Bien sûr ! Même si nous avons tout de même plus de mauvaises nouvelles que de bonnes... Mais dans ces dynamiques de délitement, des projets de résilience font sens. Ils pourraient nous permettre – et le font déjà à certains endroits – de nous sevrer de notre addiction à l’information, à l’accélération de la vie, à la consommation, à cette espèce de course en avant qui nous fait perdre le sens. Nous sortirions alors de cette course folle, ingagnable, de ces aliénations collectives et individuelles et de ces accoutumances, de ces dissonances cognitives qui font réaliser à de plus en plus des gens que leurs actions sont plus du côté du problème que de la solution... Sortir de ce tourbillon nous donne une chance d’être heureux. Car, aujourd’hui, il est difficile d’être heureux quand on se pose des questions.

Si on apprend à anticiper (le délitement de la société et son impact sur la planète, NDLR), si les humains préparent des systèmes résilients capables d’assurer leurs besoins alimentaires et énergétiques, alors tout va bien se passer. Si ce n’est pas le cas, si on ne se prépare pas, alors nous allons vivre le chaos.

La renaissance des sociétés peut donc être source de création positive… Néanmoins comprenez-vous l’angoisse, voire le refus, que peuvent ressentir beaucoup d’entre nous à l’idée de changer notre mode de vie ?

Je comprends cette angoisse et je n’y suis pas immunisé moi-même. L’être humain n’aime pas le changement. Nous sommes des êtres de rituels et d’habitudes, de culture... Or la situation demande de changer vers une contraction des possibles et non une expansion. Jusqu’ici, on pensait que le plus apportait le mieux. Mais, pour la première fois, la planète Terre est saturée de l’humain et de son activité. Cependant, ce n’est pas parce que je parviens à convaincre les gens sur le plan intellectuel que les émotions vont suivre. Pour avoir moins peur de la fin des sociétés existantes, il est préférable de pouvoir se projeter dans des futurs désirables, de visualiser l’avenir de manière concrète grâce à des images de ce que serait ce futur, mais aussi comme des héros et des héroïnes de cette alternative. Lorsque l’on fait ça, on est capable de dépasser cette appréhension.

Notre angoisse ne vient-elle pas aussi, comme le pense Rob Hopkins, d’une incapacité collective à imaginer l’avenir ? Ou y a-t-il d’autres biais cognitifs et obstacles à la conscientisation de la crise écologique et sociale en cours ?

Je suis à la fois d’accord et pas d’accord avec Rob Hopkins. Ce qu’il dit est fondamental. Mais de là à dire que l’imagination est LA clé de voûte du changement... Selon moi, il s’agit d’une des clés. Je travaille sur une approche systémique de la résilience collective : la résilience comme remède à l’effondrement, mais aussi face au spleen et à l’angoisse que l’on peut ressentir face à ce qui arrive.

Dans la fabrique de cette résilience, j’ai noté quatre dimensions. D’abord, effectivement, un nécessaire travail sur nos imaginaires : des récits, des travaux et des chantiers, pour réimaginer le monde dans la tête et dans les mains. Ensuite, l’importance du faire ensemble. Car si on part dans des individualismes, on crée les conditions du conflit. Puis changer le système tel qu’il existe, partout où on peut le changer, jusqu’à entrer en résistance contre les pans du système les plus destructifs. Enfin, créer concrètement la résilience : ne pas faire évoluer le système existant, mais en fabriquer un autre qui fonctionne sur d’autres bases, en parallèle du premier.

Force est de constater que tout le monde n’avance pas en même temps, ni par le même chemin. Alors que certaines personnes choisissent la voie collective pour agir, d’autres essaient d’abord de se sauver elles-mêmes - en proie à ce qu’elles imaginent une incompréhension généralisée. Les survivalistes ou les mini-collectivités qui se montent avec une objectif d’autonomie, par exemple, sont-ils la solution ? La somme des individualités fera-t-elle le collectif face au risque d’effondrement ?

Aujourd’hui, toute l’économie dominante est basée sur le concept que la somme des égoïsmes va faire l’intérêt général. Mais c’est faux ! Selon moi, l’individualisme quel qu’il soit (moi et les miens, moi et mes potes, ma famille...) ne fonctionne pas contre l’effondrement. Que l’on soit dans la mouvance survivaliste, juste un égoïste, que l’on soit riche sur une île personnelle résiliente ou que l’on soit même – et c’est la moins pire des formes d’individualismes – un « transitionneur » avec sa petite ferme en permaculture, tout ceci ne fera jamais collectif ! Les personnes qui se préparent ont raison de le faire et ne sont pas ridicules. Mais la fixation, le tropisme (2) qui peut en résulter, est dangereux.

Certes, les individualités sont nécessaires pour faire du collectif, mais les individualismes, c’est autre chose ! Ce qui fait un collectif, ce sont ses règles d’interaction, son organisation et sa culture, ses valeurs et leur hiérarchie, comment se comporter vis-à-vis de la mort, du non-humain...

Vous insistez sur le fait que seule une pensée systémique nous permettra d’entrevoir une solution aux nombreuses crises que nous traversons. Comment se fabrique cette pensée faite de liens entre tout ?

Effectivement, je ne pense pas que les réponses technologiques existent dans notre situation. Les technologies peuvent avoir leur rôle à jouer, mais les réponses devront être systémiques, c’est-à-dire culturelles : une nouvelle façon d’être au monde, un nouveau rapport entre soi et les autres, entre soi et l’avenir, avec le reste du monde vivant...

La pensée systémique, c’est comment on relie les choses en systèmes et comment les dynamiques croisées de différents processus font un tout cohérent qu’on peut comprendre et sur lequel on peut globalement agir. Concrètement, sur un territoire donné, la pensée systémique implique d’arrêter de traiter chacun des défis comme un problème isolé, mais plutôt de réfléchir au cheminement, aux effets en cascade de ce choc. Alors qu’aujourd’hui nos sociétés sont extrêmement vulnérables à certains égards, cette pensée devient indispensable. Il nous faut faire travailler ensemble des citoyen·nes, des élu·es, des associations, des intellectuel·les... même si la plupart de ces gens sont encore dans des bulles et ne s’écoutent pas, ne se comprennent pas et parfois même se tirent dans les pattes. Je fais peut-être un vœu pieu mais je me dois de le prononcer.

Pouvez-vous nous décrire un projet de résilience tel que vous l’imaginez ?

Il s’agirait d’une résilience collective à la juste échelle - quelques milliers de personnes, sur un même territoire, agissant dans la bienveillance et se préparant aussi aux situations de violence -, représenterait la situation la plus efficace et permettrait surtout un avenir digne pour chacun et chacune. Un projet de résilience territorial a pour objectif d’assurer les besoins vitaux de chaque personne : alimentation, énergie, social, entre autres. Les communs, qui assurent ces besoins essentiels, seraient donc protégés. Il ne s’agit pas de créer des bulles autarciques, mais simplement d’éviter de se retrouver dans une situation de famine si les camions de la grande distribution ne nous fournissent pas, pour telle ou telle raison.

Vous en convenez, de nombreuses initiatives de résilience existent sur les territoires. Cependant, montrer – comme nous le faisons régulièrement dans Sans transition ! - des « transitionneurs » très engagés qui travaillent dur en permaculture, sont passés au zéro-déchet ou ne se déplacent qu’en vélo… Est-ce vraiment le bon récit à adopter ?

Les descriptions d’initiatives sont nécessaires, mais insuffisantes. Elles peuvent effectivement avoir des effets pernicieux. Nous avons besoin de personnes qui fassent le travail et qui racontent leur histoire. C’est l’histoire de la transformation qui est intéressante à raconter et qui peut être inspirante.

Mais là où le principe devient délicat, c’est lorsque l’on parle toujours du même type de personnes, et lorsque les imaginaires proposés sont encore le fait de ce même type de personnes. Le récit tourne alors à l’entre-soi . Et finalement la société se clive, se fracture entre celles et ceux qui agissent tel que proposé, et celles et ceux qui font l’inverse. Et le clash se prépare. Pour éviter ce biais, multiplions les façons de faire les choses, les cultures avec lesquelles on les fait et les formes de récits qu’on utilise, pour que de plus en plus de personnes, dans des communautés différentes, se sentent concernées.

Dans la multiplication des actions, vous entendez initiative mais aussi résistance ?

Oui, car notre système ne va pas disparaître du jour au lendemain. La seule manière de le dépasser est d’entrer en résistance contre lui. On peut essayer de le changer de l’intérieur ou de l’extérieur, mais une forme de radicalisation devient nécessaire. Il ne s’agit pas d’extrémisme, mais d’une juste réponse, adaptée et proportionnée à l’enjeu. Car aujourd’hui, malheureusement, la situation demande de hausser d’un cran les modes de mobilisation. Arrêtons d’attendre un personnage providentiel. Il nous faut construire ensemble un autre rapport au monde et au vivant.

La grande descente énergétique et matérielle à venir, qui signifie une descente économique au sens premier du terme – et donc une diminution de pouvoir d’achat -, pourra devenir audible et acceptable seulement si les biens essentiels de chacun sont assurés. Et donc si les communs sont gérés, libérant ainsi la pression sur le pouvoir d’achat. Revoir notre anthropocentrisme, dans une logique de respect et de régénération du vivant, est une utopie qui justifie un combat.

 

Notes :

(1) C’est-à-dire ruptures, fractures.

(2) Du grec tropos (tournement), tendance d'un organisme (surtout d'une plante) à croître dans une direction donnée, par exemple vers la lumière.

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