[ EN LUTTE ] À Marseille, les salariés de Carrefour ne s’en laissent pas conter

Publié le mer 08/01/2020 - 13:00

Par Clara Martot

Dans les quartiers Nord de Marseille, les salariés du Carrefour le Merlan sont vent debout contre un projet de restructuration de l’hypermarché. Les syndicats se mobilisent et attaquent la direction en justice pour fraude. En cause ? L’annonce de licenciements alors que l’enseigne touche des millions d’euros d’aide publique.

Dans le 14e arrondissement de Marseille, les mauvais chiffres du Carrefour le Merlan ont poussé la direction à supprimer des postes. Premier employeur privé de France, Carrefour touche pourtant des millions d’euros d’aides publiques… Des salariés se sont alors décidés à poursuivre le groupe pour fraude.

Comme tous les mercredis, l’immense parking du Merlan est plein. L’hypermarché Carrefour, perché sur le toit de la rocade L2 fraîchement achevée, est un repère central des quartiers Nord marseillais. Une clientèle aisée fait la route depuis les villages périphériques. D’autres familles, logées dans les cités voisines, viennent à pied. Et après parfois 20 ou 30 minutes d’attente aux caisses, tous ressortent de l’enseigne les chariots remplis à ras bord. Pourtant, selon ses dirigeants, le magasin va mal : 8 millions d’euros de pertes l’année dernière.

Cet été, la décision a donc été prise de passer le magasin en mode discount. Le projet est modestement baptisé « Essentiel ». D’ici à 2022, l’offre de produits aura significativement diminué et une petite centaine d’emplois seront supprimés. Sauf que cette fois-ci, une poignée de salariés s’est résolue à combattre l’employeur en convoquant les grands moyens. « On a l’habitude de lutter en interne », explique Yohann Nezri, employé ici depuis ses 18 ans et élu CGT. « Mais face à ce projet, on a voulu saisir la justice car notre cas concerne tous les Français ! »

Où sont passés les millions ?

Explications. En 2013, François Hollande instaure une aide financière pour encourager les entreprises à investir et embaucher : le CICE (Crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi). Mais la mesure est rapidement critiquée de tous les côtés, accusée d’être un « cadeau » sans contrepartie aux patrons. Plus l’entreprise compte de salariés, plus elle touche d’argent public. Ainsi, le groupe Carrefour qui est le premier employeur privé de France, a tout bonnement bénéficié de 755 millions d’euros en six ans, dont 428 millions pour les seuls hypermarchés. En 2019, le CICE a été supprimé, mais remplacé par un allègement des cotisations sociales.

Avant cet automne, Yohann et ses collègues de la CGT ne connaissaient pas les montants perçus par leur employeur. « On voyait partout des départs non remplacés et on pressentait bien que Carrefour utilisait le CICE pour tout autre chose que l’emploi », explique le jeune homme. Élu au CSE (comité social et économique), il a demandé à la direction le détail des sommes plusieurs fois, sans succès. En octobre, le syndicat s’est alors décidé à engager une action juridique sans précédent : poursuivre la filiale Hypermarchés de Carrefour pour détournement intentionnel et frauduleux du CICE.

Un sous-traitant, 15 emplois en moins

Pour la première fois alors et sous la contrainte du tribunal, Carrefour révèle les sommes touchées par le groupe. De quoi conforter la CGT dans sa démarche : les estimations réalisées par le syndicat correspondent bien à la réalité. En attendant le jugement, les plaignants obtiennent en référé la suspension du projet « Essentiel ». Mises à part les suppressions de postes qui courent jusqu’à 2022, Carrefour espérait achever son plan d’ici Noël.

Cette première petite victoire juridique est une respiration bienvenue pour les salariés, inquiets par toutes les facettes du projet. En plus de la réduction de l’offre de produits, le plan « Essentiel » prévoit la mise en place de 14 caisses automatiques et la sous-traitance du rayon charcuterie-fromagerie. Cette externalisation pousse 15 salariés à changer d’employeur, ou à se replier sur d’autres postes de l’enseigne qui ne correspondent ni à leurs projets, ni à leurs expériences.

La respiration est de courte durée. Le 21 novembre dernier, le tribunal de grande instance de Marseille déboute la CGT. Il permet à Carrefour de réaliser son projet au nom de la « liberté d’entreprendre ». Le syndicat s’est empressé de faire appel mais la démarche prendra plusieurs mois. De quoi permettre à Carrefour d’achever son projet pour le Merlan. Et les résultats ne se sont pas fait attendre : « les 15 salariés du rayon charcuterie-fromage ont été redéployés ailleurs et un sous-traitant a pris la relève » se désole Christophe Giorsetti.

Crédit Clara Martot

L’homme porte un tablier. Il travaille au rayon boucherie de l’enseigne et estime que le nouveau sous-traitant lui fait de la concurrence déloyale : « en externalisant un rayon traiteur qui propose des produits très proches des nôtres, Carrefour prouve qu’il n’a pas de considération pour notre savoir-faire. » Christophe est boucher depuis ses 16 ans. Arrivé à Carrefour en 2015, l’homme est aussi adhérent CGT. « Tous les syndiqués vous le diront : c’est la réalité de l’entreprise qui pousse à l’engagement, lâche Yohann. On arrive ici ignorants et parfois aussi très jeunes. Par la suite, on découvre les pratiques des employeurs. Et on se dit qu’on doit se battre pour que les choses changent. »

Plan pour l’emploi contre automatisation

Depuis l’étroit local du syndicat situé au-dessus de l’hypermarché, il avoue avoir été déçu, mais pas surpris outre mesure par le jugement : « on savait que c’était une possibilité, car c’est très difficile de s’attaquer légalement au CICE ». À ses côtés, Franck Meynier croit à la décision en appel : « la classe politique a offert le CICE aux patrons, il faut que la justice montre qu’elle ne peut pas laisser faire. »

Gestionnaire au rayon biscuits, Franck voit bien les premiers effets du plan « Essentiel » : des produits disparaissent et d’autres sont montés sur des grosses palettes en bois, comme le veut l’esthétique discount. En janvier, les 14 caisses automatiques feront leur entrée au Merlan. Selon Fiona Gallet qui est assistante de caisse, « ce n’est qu’un début. Partout, la tendance est à l’automatisation. La conséquence, c’est qu’on va renoncer au CDI et accentuer le chômage. » Le cas du Merlan n’est pas isolé puisque d’ici à 2022, le projet « Essentiel » sera déployé dans d’autres hypermarchés Carrefour. Pour inverser la tendance, la CGT demande au tribunal de contraindre le groupe à créer un plan pour l’emploi.

Des dirigeants discrets

Le principal intéressé s’est montré très discret durant toute la procédure. Lors du procès, l’avocat de Carrefour Nicolas Drujon d’Astros a simplement présenté le projet « Essentiel » comme un « plan de sauvetage » pour contrer les « graves difficultés financières » du Merlan. Comme souvent dans les affaires impliquant de grands groupes, ce même avocat n’a pas été autorisé à faire de commentaires en marge de l’audience. Du côté de la communication de Carrefour, on soutient simplement que le projet « améliorera la qualité de service ».

Et dans les allées du centre commercial, les agents de sécurité veillent à ce que personne ne prenne d’images du magasin. Quelques semaines plus tôt, la direction n’avait pas apprécié que le combat de la CGT remonte jusqu’au journal télévisé national.

Plus d’infos :  Page Facebook de la CGT Le Merlan : www.facebook.com/CGTCarrefourMarseilleLeMerlan/

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