[THEMA] Kill Bull et Marguerite

Publié le lun 22/05/2023 - 10:00

Pour notre dernier numéro thématique, Marguerite a enfilé son habit de lumières…

Quand le CIO a désigné Paris pour accueillir les Jeux Olympiques de 2024, j’étais folle de joie. Je pensais que la corrida deviendrait enfin un sport olympique. Bien que Paris ait manqué (de peu, je crois) cette occasion rêvée, je ne désespère pas. Un jour peut-être…

La corrida, j’adore. Dans ma cuisine, j’ai un calendrier. Pas avec des chatons, des chevaux ou des paysages, non : le calendrier des corridas, avec des images de combats ; les dates des corridas sont en gras. J’essaye d’aller en voir le plus possible, ce sont des spectacles que je ne manque pour rien au monde. Je vais à Arles, Vauvert, Beaucaire, Tarascon, Bayonne, Béziers, Dax, Istres, Nîmes, Céret, Captieux, La Brède. J’ai l’embarras du choix, nous sommes gâtés en France : une quarantaine de villes organisent des corridas. Je les connais toutes, tous mes RTT y passent : oui, je suis une aficionada.

Petite, je voulais être une torera, comme Concepción Cintrón Verrill, également connue sous le nom de Conchita Cintrón, ou La Diosa de Oro... la Déesse d'Or. Bien sûr, j’ai d’autres idoles : Joselito el Gallo, Juan Belmonte ou Domingo Ortega. J’ai des affiches d’eux dans mon salon. Ils sont beaux, courageux. A l’école, j’ai fait espagnol première langue. Mais le hasard de la vie a fait que je suis prof d’anglais.

Parfois je rêve que je me prépare pour une corrida. Je mets mon traje de luces, mon habit de lumières.  J’enfile les taleguillas, les collants moulants, la chaquetilla, la veste courte, attachée seulement à l'épaule pour permettre le mouvement libre et sans entrave de mes bras, la camisa, ma chemise blanche brodée, les zapatillas, mes ballerines que j’ai décorées moi-même avec des nœuds roses.  Et, bien sûr, je mets le capote de paseo, mon manteau de soie magenta, bleu et jaune aux broderies luxueuses et flamboyantes.

C’est de la tauromachie que vient l’expression anglaise dressed to kill, habillé pour tuer, prêt pour le combat, le summum de l’élégance. C’est ironique, parce que les Anglais ne connaissent pas la corrida, les pauvres.

J’entre dans l'arène à cheval, à la manière portugaise. Mon cheval est un petit Burguete noir. Il a un port de tête fier, une crinière et une queue très épaisses et fluides et des pieds dont les fanons sont particulièrement fournis.

Je fais quatre fois le tour de l’arène sous les applaudissements, tandis que les quatre groupes d'assistants - les novilleros, les banderilleros, les rejoneadores et les picadors - font leur entrée. Lorsqu'ils sont tous dans l’arène, je descends de ma monture et m'incline devant la foule. Le plus jeune des novilleros emmène mon cheval.

J’ôte le capote de paseo et le lance à un autre novillero, qui court hors de l'arène et revient quelques instants plus tard avec ma muleta violette, la longue cape que l’on montre au taureau pour l’inciter à charger. D’un pas lent et assuré, je me dirige vers la porte du toril, par laquelle le taureau doit entrer. A chacun de mes pas, la foule devient moins bruyante. Je fais le signe de croix et, dans le silence qui règne désormais, je m'agenouille devant la porte, comme si je me recueillais. Tout le monde retient son souffle. Dans cette position, je m'apprête à ouvrir le combat par un geste tauromachique réputé des plus dangereux et connu sous le nom de porta gayola.

Le taureau qui a été minutieusement sélectionné pour me combattre s'appelle Ernest. Son nom lui a été donné par la femme de l'éleveur, prof d'anglais à l'université de Nîmes, une amie à moi. Dans les cercles académiques, elle est connue pour être une spécialiste de l’œuvre d’Hemingway.

Je regarde le novillero qui se tient à la porte et lui fais un petit signe de tête. Le portail s’ouvre. Six cents kilos de colère, d’impatience, de peur se précipitent sur moi. J’agite la muleta. Celle-ci vole au-dessus de la tête d’Ernest et le rend encore plus furieux qu'il ne l'avait été d'être retenu prisonnier. Je me mets alors debout et le rejoins. Il se tient immobile au centre de l'arène.

J’observe lentement l’ensemble du corps de mon rival, puis j’examine ses jambes antérieures et postérieures et je plonge mes yeux dans les siens. J’agite la muleta pour la deuxième fois. Le combat peut vraiment commencer.

Pendant le combat, je me laisse approcher par les cornes du taureau comme personne n’avait jamais osé le faire. Un combat mémorable, ma réputation sera étincelante, grandiose. Mon nom restera gravé dans la grande histoire de la tauromachie.

Lorsque mon rival et moi sommes au paroxysme de l'exaltation et de l'épuisement, arrive le moment de l'Encuentro, lorsque le taureau et moi devons courir l'un vers l'autre pour l’altercation finale et la mise à mort.

Je fixe Ernest droit dans les yeux. Mon épée brille au soleil. J’enlève la montera brodée que je portais sur la tête et la lance à la foule. Une petite fille au deuxième rang derrière la barrera l'attrape et la serre contre sa poitrine. Bizarrement, elle a mes traits. Interloquée, je la fixe. Peut-être un peu trop longtemps, car je tourne le dos au taureau.

Je me retourne. Non, il n’a pas bougé.

Je fixe à nouveau mon rival et me passe la main derrière la tête. D’un coup sec, je retire la coleta qui tenait la moña, le chignon que mes sœurs m’ont fait avec grand soin dans les heures qui ont précédé le combat. Je secoue la tête et mes cheveux tombent, longs et fiers, comme la crinière de mon cheval.

Le public est concentré. L'air de l’arène devient lourd de silence. On n’entend que le desafio, le bruit que fait le taureau quand il râcle le sol de son pied et se prépare à charger.

Je transpire profusément, j’ai terriblement chaud, je crie, je gesticule. Ernest ouvre la porte de ma chambre. Le mardi, c’est lui qui est de garde dans l’équipe des infirmiers. Il me redresse et me donne à boire. Il me donne un cachet, me rassure, me rappelle que ça m’arrive fréquemment mais que ce n’est pas grave, ça va passer. Il me met sous les yeux le courriel que j’ai envoyé à Aymeric Caron quand il a soumis sa proposition de loi pour interdire la corrida. Lisez, lisez, me dit-il. Regardez qui vous êtes.

Monsieur le Député, permettez-moi quelques conseils qui, je l’espère, vous assureront une répartie efficace, voire cinglante, face à vos détracteurs bornés qui ne pensent qu’à leur électorat d’aficionados. A celles et ceux qui vous parlent de tradition : une tradition est un héritage du passé. Le terme « tradition » se situe dans le même champ lexical que « coutume » et « habitude ». Sont traditionnels un mythe, une croyance, un rite ou une pratique. Une tradition vient du passé et n’a donc pas été marquée par l’évolution de l’être humain ou de la société. Donnez des exemples de traditions : l'excision est une tradition, tout comme le "repassage des seins" qui vise à freiner le développement de la poitrine des jeunes filles et retarder leur passage à l'adolescence, surtout leur première grossesse, par un "massage" réalisé avec des objets chauffés tels qu'une pierre ou une spatule.

Si l’on vous parle d’identité culturelle ou de culture, dites que le mot culture est polysémique. Le dictionnaire Larousse en donne six définitions. Définition 4 : Développement de l'humanité de l'homme par le savoir. Voici une citation qui vous sera utile : « Une culture ne meurt que de sa propre faiblesse » (André Malraux, La Tentation de l'Occident). L’humanité ne désigne pas simplement l’espèce humaine. Toujours selon le Larousse, il s’agit, dans la deuxième acception, d’une disposition à la compréhension, à la compassion. Synonymes d’humanité : altruisme, clémence, miséricorde, sensibilité. Antonymes : Bestialité, sauvagerie.

Rappelez que nous sommes au 21ème siècle, en pleine urgence climatique et qu’il faut revoir notre rapport au vivant. A l'époque de la préhistoire, l'homme était réellement menacé par les bêtes. Les tuer constituait non seulement une façon de se nourrir mais un acte de courage. Aujourd'hui, la corrida est non seulement anachronique, cruelle et barbare, mais elle est aussi terriblement lâche.

Monsieur le Député, nous le savons, la France s'honorerait d'interdire la corrida, comme elle s’est honorée d’abolir la peine de mort. Le combat des nobles idées progressistes ne cessera jamais. L’histoire vous donnera raison. Entendez-vous le desafio des anti-corrida ? Nous restons toujours prêts à charger.

Marguerite

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